« Au moment où la politique sur l’école va peut-être prendre de nouvelles orientations, souhaitons que cette politique regarde l’école non par le haut, par ce qui fait l’excellence de l’École française, mais par le bas, par là où l’École est défaillante ». Présidente d’ATD Quart Monde, Marie Aleth Grard trace des pistes pour faire évoluer l’Ecole.
3 millions d’enfants pauvres à l’Ecole
Nous le constatons tous, notre société est divisée, fracturée ; la très grande majorité des enfants découvrent le monde à travers le prisme de leur milieu social. La mixité sociale est pratiquement inexistante. Pourtant à ATD Quart Monde nous voulons croire aux possibles pour que tous les enfants (de tous les milieux) puissent développer leur intelligence à égalité dans l’Ecole de notre pays. Alors comment faire ? Que faire ?
Éradiquer la grande pauvreté est un objectif essentiel pour construire une société en paix avec elle-même. C’est un combat à mener, dans lequel l’École est en première ligne.
Quel avenir dans le système scolaire pour les 3 millions d’enfants issus d’une famille qui vit sous le seuil de pauvreté ? Ils vivent l’école très durement, parce qu’humiliés, parce que privés de nombre de leurs droits, trop souvent avec le sentiment d’être exclus d’un savoir qui se veut commun à tous. Comment vont-ils pouvoir se bâtir un avenir de citoyens à part entière et de travailleurs ces 100 000 jeunes qui chaque année quittent l’école sans diplôme ? Ça ne peut plus durer, nous ne pouvons laisser chaque année ces milliers de jeunes sortir du système scolaire sans diplôme, sans inscription nulle part, sans avenir.
Au cours d’une Université populaire Quart Monde un homme disait : « On n’est pas fait pour aller dans des cases. On nous différencie comme dans des classeurs, et ça c’est aussi une façon de nous déshumaniser. Un humain ça ne va pas dans un classeur ».
L’école met-elle les enfants de familles en situation de pauvreté dans des cases ? Les études et statistiques répondent à cette question :
• Depuis quelques années le lien entre le milieu social et la réussite scolaire s’est renforcé en France, comme le montrent les enquêtes internationales.
• Les statistiques de la DEPP montrent clairement la prédominance massive des milieux défavorisés dans l’enseignement adapté (les SEGPA par exemple) et dans l’enseignement spécialisé (ULIS, ITEP…). Nombre de militants Quart Monde (adultes ayant l’expérience de la grande pauvreté et militant pour leur propre milieu au sein de ATD QM) sont passés par ces filières. Montrent-ils la moindre limite intellectuelle ? De toute évidence non !
• Combien d’enfants de milieux très défavorisés se retrouvent en lycée général et technologique ? Combien iront jusqu’aux études supérieures ? Cherchons bien…
Ce constat ne date pas d’aujourd’hui. Jusqu’à quand va-t-il falloir le faire ? Il s’agit de vies humaines gâchées, de richesses dont la société se prive. Il s’agit d’une profonde injustice.
Prendre soin des enseignants
Au moment où la politique sur l’école va peut-être prendre de nouvelles orientations, souhaitons que cette politique regarde l’école non par le haut, par ce qui fait l’excellence de l’École française, mais par le bas, par là où l’École est défaillante.
Disons-le tout de suite : pour que l’école prenne soin des plus exclus et leur permette d’accéder aux savoirs communs et à un vrai métier, il faut d’abord qu’elle prenne soin de ses enseignants. Voilà déjà longtemps que l’on sent monter chez les professeurs, du primaire comme du secondaire, un sentiment de déclassement, de non prise en compte de leurs savoirs professionnels, de lassitude face aux directives de tous ordres, souvent bien éloignées des réalités de la classe et de ce que sont les élèves. Il faut redonner à ce beau métier la considération qu’il mérite et valoriser les compétences professionnelles nécessaires pour l’exercer. Il ne suffit pas de posséder un savoir universitaire pour enseigner humainement, en respectant chaque élève. Les professeurs le savent bien et sont demandeurs d’une formation initiale et continue digne de ce nom, indispensable si on veut une évolution en profondeur de l’école.
Changer l’Ecole
Comment doit évoluer l’Ecole ? Les nombreux travaux menés par le Mouvement ATD Quart Monde sur le sujet de l’école l’ont toujours été en écoutant d’abord prioritairement ceux qui ont vécu douloureusement l’école ou dont les enfants subissent actuellement ce qu’eux-mêmes ont vécu. Voilà quelques points qui émergent dans ce qu’ils expriment le plus souvent :
• Ils croient tous en une École qui va permettre à leur enfant de se bâtir une vie meilleure que la leur, et ce malgré leur parcours personnel rempli d’échecs.
• Ils souhaitent des professeurs qui prennent du temps pour écouter les élèves. Quand viennent les difficultés, ils voudraient que, avant de décider d’une orientation, on prenne le temps d’entendre l’enfant et ses parents, qu’on cherche les origines de ces difficultés, qu’on valorise l’enfant, qu’on ne le mette pas trop vite dans une case.
• Ils souhaitent une école où ils se sentent accueillis en tant que parents, reconnus pleinement comme responsables de leur enfant. Ce sont bien eux les premiers éducateurs de leurs enfants. Ils veulent une école où l’avenir de leur enfant se décide avec eux, dans une relation de confiance.
• Ils souhaitent que le temps de leur enfant soit respecté. « Je sais, disent-ils souvent, le professeur a un programme à faire. Mais, ajoutent-ils, est-ce une raison pour abandonner ceux qui ont le plus de mal ? ». Vivre dans la grande pauvreté impacte vraiment les enfants dès leur plus jeune âge, l’école est très souvent leur premier lieu de socialisation. Mais comme le dit Grégoire Borst (directeur du Lapsyde à la Sorbonne) « le vrai enjeu, l’enjeu absolu, c’est proposer un environnement spécifique aux enfants qui viennent de milieu défavorisé, en mettant le paquet sur des pédagogies adaptées à leur décalage d’acquisition de certaines compétences. Encore une fois j’y reviens, c’est juste un décalage, ce n’est pas une impossibilité à apprendre. La pauvreté, elle ne se combat pas avec des médicaments. Elle se combat avec des pédagogies. Et donc l’enjeu est : comment on va tenter les nouvelles pédagogies de demain ? »
• Ils regrettent pour eux de ne pas avoir eu plaisir à apprendre, de n’avoir parfois découvert ce plaisir que plus tard, dans des formations pour adultes (y compris dans l’apprentissage du lire-écrire). Ils voudraient que leurs enfants aillent à l’école avec plaisir. Ils savent mieux que quiconque qu’accéder aux savoirs peut être un chemin difficile, mais, sur ce chemin, ils veulent des professeurs qui guident et accompagnent. Ils refusent une école qui abandonne des enfants en chemin.
Les changements attendus dans l’école ne sont probablement pas d’abord une question de budget et de milliards d’Euros, même si la question des moyens n’est certainement pas à négliger. Nous ne voudrions pas laisser croire que les moyens importent peu. Mais tous les moyens du monde ne changeront rien sans une évolution profonde de la fonction enseignante. Il ne suffit pas de décréter l’école de la bienveillance. Il faut permettre aux professeurs d’être les acteurs au quotidien de cette bienveillance, en posant comme principe de base de leur métier que tout enfant peut apprendre et qu’ils doivent toujours chercher dans chaque élève la richesse humaine que lui-même a tant de mal à montrer. Il ne doit plus y avoir, dans aucune classe, un élève dont on n’attend plus rien.
Des évolutions pédagogiques
Cela suppose des évolutions pédagogiques profondes. Les pédagogies coopératives ne font pas tout, mais elles font beaucoup ! Plutôt que d’en parler depuis des dizaines d’années, qu’attendons-nous pour entamer une dissémination progressive et adaptée à chaque classe de ce que portent depuis longtemps des mouvements pédagogiques qui ont fait leurs preuves.
Cela suppose que les professeurs redeviennent pleinement responsables de l’avenir de leurs élèves sans être soumis à des directives globales qui ne peuvent s’adapter à tous les enfants.
Cela suppose de permettre aux professeurs de confronter leurs pratiques, de les analyser avec des professionnels compétents, de prendre du recul. Comment se fait-il que le métier d’enseignant soit l’un des rares métiers de relation pour lequel l’analyse de pratique n’existe pas ?
Cela suppose que les élèves, et en particulier ceux qui ont le plus de mal à comprendre l’école, sentent qu’ils ont devant eux des professeurs qui font équipe et se soucient, en équipe, du bien de chaque élève. Songeons par exemple à l’enfant de CM2 dont le passage en 6ème est difficile et qui passe d’un seul coup d’un maître ou d’une maîtresse à une dizaine de professeurs qui ont chacun leurs exigences.
Cela suppose qu’un professeur débutant se sente, dès le début de sa pratique, intégré à une équipe avec laquelle il pourra réfléchir, partager ses difficultés, se sentir en confiance.
Cela suppose que la fonction enseignante ne se limite pas à la présence en cours. Les temps de rencontre informels avec les élèves, en particulier ceux qui sont le plus en difficulté, sont essentiels. Beaucoup de professeurs le savent bien et le mettent en pratique. Peut-être faudrait-il qu’il en soit tenu compte dans ce qui fait officiellement le cœur du métier.
Depuis 2013 l’école inclusive est inscrite dans la loi. Voilà une belle perspective si on veut bien se souvenir que l’école inclusive ne se contente pas d’admettre dans ses rangs l’enfant à besoins éducatifs particuliers, mais qu’elle accepte de se donner les moyens et de se transformer pour que cet enfant grandisse et apprenne avec tous les autres. Comprendre l’enfant qui grandit dans une famille en situation de grande pauvreté, saisir la complexité des liens entre l’école et sa famille, découvrir les dimensions cachées de la pauvreté qui impactent la vie de cet enfant, voilà ce qu’il faut permettre aux professeurs pour qu’ils soient les acteurs d’une école véritablement inclusive. Ils éviteront ainsi à beaucoup d’enfants de familles défavorisées une orientation, parfois très précoce en fin de maternelle, dans des filières où ils n’ont à priori pas à être.
Oui l’école a devant elle de belles perspectives si l’on veut bien inverser les priorités : Prendre soin du plus faible. Certains diront peut-être que c’est le « nivellement par le bas ». Non ! C’est construire, à l’école, avec tous les enfants et tous les jeunes, une société plus juste.
Marie Aleth Grard