» J’ai le cœur gros et je bloque sur sa copie. Je regarde son message. D’accord, tu n’as pas compris. Tu me l’écris ; pourquoi ? Tu appelles à l’aides ? Tu es désolé ? Tu réalises aujourd’hui que tu n’as pas suivi ? Que puis-je te répondre ? » Claire Lommé éclaire un cas particulier que les enseignants connaissent bien. Que faire face à l’élève qui n’a pas compris ?
Dérapage de fin d’année
Dimanche. Il fait beau, chaud, avec de l’orage dans l’air. Je corrige des copies. Jusqu’ici je suis plutôt satisfaite des acquis des élèves : la majorité a appris ses leçons et sait utiliser ses connaissances ; ils ont bien progressé sur les fractions, certaines notions sont enfin bien d’aplomb après une lutte des plus âpres. Et puis les élèves justifient vraiment, maintenant.
Je termine une copie de plus, j’entame la suivante. A côté du premier exercice, je lis un message écrit en gros : « J’ai pas compris », avec une grosse rature en dessous.
L’exercice demande de simplifier des fractions. La quasi-totalité des élèves a réussi celui-ci. Le deuxième exercice demande de trouver par quels nombres on peut simplifier des fractions données, en cochant des cases. L’élève dont je corrige la copie s’est trompé presque partout. Pas la peine d’aller jusqu’aux tables de 3 ou de 9 : déterminer si deux nombres sont divisibles par 3 ou par 5 lui pose problème.
« J’ai pas compris ». D’accord. Je regarde le reste de la copie, et je vois peu d’acquis, très peu. Cette évaluation a été donnée hors classe. La collègue qui a surveillé a bien veillé à utiliser la multitude de post-it dont j’avais émaillé le sujet en cas de question des élèves, pour éclairer une consigne, expliquer un mot ou donner un coup de pouce, mais je n’étais pas là. Je n’ai pas pu aider comme pour les évaluations en classe, pour débloquer, relancer, encourager, signaler, soutenir. Je fais beaucoup ça, en éval. Je note dans mon carnet la nature et l’ampleur de l’aide apportée, pour en tenir compte dans l’attribution des niveaux de compétences, mais au moins les élèves ne restent pas en panne ; j’essaie de leur donner le plus de chances possibles d’exprimer leur potentiel.
Cet élève est en difficulté, depuis des années selon son livret scolaire. Pourtant, j’avais réussi à le mettre en selle tout au long du premier semestre. Il dépassait 45% de compétences acquises, ce qui n’est pas suffisant, mais laissait des perspectives accessibles. A la fin du deuxième trimestre, il atteignait 40%. Aujourd’hui il en est à 25%, et ses dernières productions laissent entrevoir un effondrement. Il y a un virage, qui se joue là tout de suite.
Alors je fais quoi ?
D’abord, je me sens un peu découragée. Et puis je me dis : « en même temps c’est inévitable : depuis plusieurs semaines il est peu attentif et s’agite. Alors il n’apprend pas : pas d’écoute en classe, pas de boulot à la maison, voilà ».
Voilà ? Vraiment ? On s’arrête là et on passe à la copie suivante ? Je ne crois pas, non. Plus haut j’ai écrit « Pourtant, j’avais réussi à le mettre en selle tout au long du premier semestre ». Si l’avoir remis en selle est mon œuvre, pourquoi son échec ne me serait-il pas imputable ? Cet élève est doté d’une intelligence parfaitement normale selon mes observations, et même particulièrement vive. Ça se bouscule façon petit pois sauteur. D’ailleurs, comme pour beaucoup de mes élèves, mes tabourets oscillants, acquis pour aider les élèves qui souffrent de troubles de l’attention, l’aident vraiment. J’alterne avec les tables hautes, je lui donne des tâches adaptées avec moins d’écriture, je le sollicite dès qu’il faut bouger : fermer un store, distribuer des documents, sortir de la classe… J’ai essayé de dialoguer, de cadrer fermement, de me fâcher, je l’ai isolé juste devant moi pour lui permettre de se concentrer et que ses camarades le puissent aussi, mais non. Ça ne marche pas. Soit j’accepte de le laisser bricoler ses stylos toute l’heure et ressortir bleu comme un schtroumpf, ce dont je ne suis pas capable, soit je l’incite à suivre et c’est au mieux délicat, la plupart du temps tendu, parfois conflictuel. Parce que moi aussi, j’ai mes limites. De résistance, mais aussi et surtout d’acceptabilité. Une classe est un collectif, le prof le chef d’orchestre. Si le joueur de trompette s’amuse toutes les deux minutes à trompeter en roue libre, on n’entend plus rien et ce n’est pas harmonieux. C’est le désordre. Brrrr, on n’aime pas ça, nous les profs, le désordre. Parce qu’être en mesure de réfléchir demande des conditions assez précises.
Il n’empêche, j’ai le cœur gros et je bloque sur sa copie. Je regarde son message. D’accord, tu n’as pas compris. Tu me l’écris ; pourquoi ? Tu appelles à l’aides ? Tu es désolé ? Tu réalises aujourd’hui que tu n’as pas suivi ? Que puis-je te répondre ? Et il y a le gribouillis, au-dessous. Alors là, tu as bien gribouillé, mon garçon, mais ça ne va pas suffire. Qu’as-tu écrit ?
Je déchiffre, jusqu’à lire clairement : « alors qu’on mas expliquer ». Pfou.
Préparer le 4ème trimestre…
J’ai le cœur encore plus gros, maintenant. Un jeune de 12 ans qui écrit qu’il n’a pas compris alors qu’on lui a expliqué ne se sent pas bien, forcément. Il reconnaît que je suis revenue souvent sur le métier, en artisane entêtée. Il reconnaît que je ne l’ai pas abandonné. D’ailleurs il arrivait à simplifier des fractions, à en additionner et à en soustraire, au tableau, les jours où il voulait bien travailler. Jamais du premier coup, jamais sans mon soutien, mais il y avait un début. Un début ni soutenu par une attention suffisante ou continue, ni par le moindre travail à la maison. Alors on avance dans les notions, dans la complexité et l’enchâssement des tâches, et voilà ; devant l’évaluation, mon élève n’y arrive pas.
Bon c’est pas tout ça, mais je n’avance pas mes copies. Alors résumons. Je suis triste pour cet élève, ok. Je ne l’ai pas laissé tomber, il le sait, bien. Lui et moi sommes collectivement en échec pour le faire réussir en mathématiques. Ça, il faut que ça change et qu’au moins je stoppe la chute récente. J’ai essayé des tas de choses, ça n’a pas fonctionné. Que puis-je essayer d’autre ? Là, comme ça, je ne sais pas. Nous sommes au début du troisième trimestre, le conseil de classe n’a pas suggéré de plan particulier. D’autres collègues sont dans la même situation que moi avec lui, mais pas tous. Ce n’est pas la peine que je cherche la solution miracle : il n’y en a pas. Mais je peux encore faire mieux. Ne pas baisser les bras, déjà, continuer de tenir à mes règles de classe, à orchestrer comme je le pense judicieux et adapté, et continuer de réfléchir.
Mon objectif va être de préparer le terrain pour la quatrième. Trouver des gestes pédagogiques, des contenus, une ergonomie qui soit plus efficace, plus rapidement ; cette année j’ai mis du temps à l’aider avec mes tabourets, par exemple. Quand j’aurai trouvé des pistes, je les mettrai par écrit. Soit j’ai cet élève en quatrième et zou, soit je peux transférer ces pistes à mes collègues s’ils le souhaitent.
Allez, je lui écris simplement : « Tu es capable de comprendre, mais pas sans effort. Je veux toujours t’aider ! », je finis le paquet de copies et à l’attaque.
Claire Lommé