« Tu es un Africain en 1780. Tu vaques à tes occupations. Un groupe d’individus t’encercle. Tu ne comprends pas. Tu es razzié. Mis dans un entrepôt. Puis dans une cale de navire…». Tel est le point de départ d’un beau projet d’écriture mené par les 4èmes d’Ophélie Jomat au collège des Acacias au Havre. Peut-on amener les élèves eux-mêmes à se faire passeurs d’Histoire, jusqu’à transmettre celle, si peu racontée, de l’esclavage ? En partenariat avec le Labo des histoires, l’écrivaine d’origine haïtienne Gerda Cadostin, les professeur.es d’histoire et de musique, les élèves se sont nourris de leurs recherches autour du passé enfoui de leur ville pour écrire des fictions historiques à la 1ère personne. Le travail mené montre combien le patient travail de l’écriture permet de dépasser la culture scolaire du premier jet, combien l’écriture à la 1ère personne permet de travailler le sens de l’altérité, combien l’écriture créative permet de mieux se documenter sur le monde.
Pourquoi avoir choisi de mener un projet de cette ampleur autour de l’esclavage ?
Tout d’abord, l’esclavage est un sujet qui m’intéresse personnellement, depuis des années, auquel j’ai notamment été sensibilisée lors de la visite de la « Savane des esclaves » en Martinique et en visionnant le passionnant documentaire « Les Routes de l’esclavage ».
Ensuite, la ville dans laquelle j’habite et j’enseigne, Le Havre, a été un important port négrier entre le XVIIe et le XIXe siècles, fait qui a été longtemps occulté après le bombardement de la ville lors de la Seconde Guerre mondiale. Un processus mémoriel est en cours depuis une vingtaine d’années, notamment par des travaux de recherches d’universitaires comme Éric Saunier, mais ce fait historique reste principalement méconnu des Havrais et encore plus des collégiens.
Aussi, lorsque j’ai vu que le Labo des histoires, en partenariat avec le Département de Seine-Maritime et la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage, offrait un parcours d’écriture créative sur la thématique de la mémoire de l’esclavage, je m’en suis emparée. Le travail interdisciplinaire avec le collègue d’histoire s’imposait d’emblée en 4e pour la recontextualisation, et la proposition d’un financement d’ateliers d’écriture avec un auteur contemporain au sein de ma classe m’a d’emblée séduite. De la même façon, j’ai pu échanger et travailler avec une autre collègue de lettres, Mme Nasillski, qui a mené un travail similaire avec sa classe de 4e au collège de Sainte-Adresse.
Enfin mener ce travail en 2021-2022 me semblait trouver tout son sens, 20 ans après la loi Taubira qui a réussi à faire reconnaître la traite négrière et l’esclavage comme crimes contre l’humanité.
En français, vous avez étudié la nouvelle « Tamango » de Prosper Mérimée et lancé diverses lectures cursives : quelles œuvres avez-vous proposées ? Quels ont été les critères de choix pour vous et pour les élèves ?
En cours de français, j’ai en effet choisi d’étudier en Œuvre Intégrale la nouvelle de Prosper Mérimée intitulée « Tamango », tout d’abord car elle entrait dans l’objet d’étude de 4e du récit réaliste, de « la fiction pour interroger le réel », tout en questionnant la représentation et la réflexion de l’auteur sur l’esclavage au XIXe siècle. Après avoir étudié le contexte historique en cours d’histoire, les élèves ont ainsi pu affiner leurs connaissances au travers d’une fiction réaliste, analyser la transposition de la traite négrière au sein d’une fiction, s’interroger sur l’évolution du personnage de Tamango et réagir à la chute tragique et pathétique du récit.
En complément à cette séquence de français, j’ai proposé un large choix de lectures cursives autour du thème de l’esclavage (ou de la nouvelle du XIXe siècle). Le diaporama qui récapitule cette liste montre une grande variété : j’ai effectué mon choix à partir de bibliographies trouvées notamment dans les revues TDC et Histoire junior. Puisque je savais que les élèves devraient ensuite écrire un texte à la première personne, j’ai privilégié les récits écrits à cette personne, mais également des livres de littérature jeunesse qui pourraient leur sembler plus accessibles (j’ai plusieurs petits lecteurs dans ma classe) ou d’autres qui traitaient d’un esclavage plus contemporain. Par souci pratique, j’ai également travaillé avec la documentaliste de mon collège, Mme Carlier, pour proposer des livres disponibles en prêt au CDI ou à la Bibliothèque Municipale de la ville du Havre. Après une présentation de tous les livres en classe, le élèves ont ensuite effectué leur choix selon leur sensibilité, leur personnalité ou leur capacité de lecteur : les petits lecteurs se sont rués sur « Sang négrier » de Laurent Gaudé en raison du nombre de pages 😉, plusieurs ont opté pour le roman de Christian Grenier « Pour l’amour de Vanille » sans doute en raison de l’histoire d’amour ou de l’île de la Réunion qui les faisait rêver, un autre a préféré se documenter sur Toussaint Louverture…
Les élèves ont témoigné de leurs lectures en réalisant des podcasts : quelles ont été les consignes et les modalités de travail ? Qu’apporte selon vous ici l’oralisation ?
Après lecture de l’œuvre choisie en lecture cursive, les élèves ont eu un mois pour réaliser un podcast. Je leur ai demandé de présenter succinctement l’œuvre (auteur, titre, date, genre…), de résumer l’histoire jusqu’à la fin (pour m’assurer qu’ils avaient tout lu), de lire un passage de façon expressive et d’expliquer en quoi il les avait marqués, de donner leur avis personnel argumenté et enfin d’expliquer ce que cette lecture leur avait appris sur l’esclavage. Le podcast devait durer environ 5 minutes. Ce travail leur a permis de travailler des compétences orales comme « exploiter les ressources expressives et créatives de la parole », « s’exprimer de façon maîtrisée en s’adressant à un auditoire » et les a beaucoup stimulés : tous les élèves m’ont rendu un travail et ceux d’entre eux moins à l’aise à l’écrit ont pu mettre en valeur d’autres compétences plus maîtrisées par eux à l’oral. Savoir également que leur podcast serait diffusé sur la chaîne Pod Acacias s’ils le souhaitaient et que d’autres élèves de 4e les écouteraient les a motivés. Deux élèves m’ont même impressionnée car elles ont, en bonus, réalisé un montage vidéo très intéressant.
Les élèves sont aussi sortis du collège pour des visites : en quoi ont consisté ces diverses sorties ? Avec quels profits à chaque fois pour les élèves ?
En décembre 2021, les élèves ont visité les archives de la réserve spéciale de la Bibliothèque Municipale du Havre : sur place, ils ont pu observer des documents du XVIIIe siècle se rapportant au traitement des esclaves à cette époque. L’archiviste, Sandra Étienne, leur a fait détailler, sur un fac-similé en couleurs, la liste des esclaves de M. Leroux, Havrais qui possédait une plantation à St-Domingue. La classification, les prénoms ou surnoms choisis ont beaucoup choqué les élèves qui ont bien compris qu’un esclave était avant tout considéré comme un bien matériel et non comme un être humain. Un manuscrit leur a révélé le schéma de coupe d’un navire négrier où on entassait le maximum d’esclaves, par souci de rentabilité, au prix de conditions inhumaines.
En janvier 2022, j’ai emmené les élèves au lycée Schuman-Perret, où nous a accueillis le documentaliste, M. Litou, pour nous présenter l’exposition itinérante de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage. Par groupes de deux, les élèves, initiés en français à la prise de notes, devaient choisir deux informations essentielles par panneau pour en tirer ensuite une synthèse collective.
À la fin du même mois, les élèves de 4e ont visité La Maison de l’Armateur, visite traditionnellement organisée par les collègues d’histoire de mon collège. C’est en effet le lieu mémoriel incontournable du Havre sur le thème de l’esclavage : cette belle maison de maître permet d’aborder la traite négrière, tout comme les conditions de vie d’une famille d’armateurs négociants entre 1750 et 1850 (la famille Foäche).
Le projet se veut interdisciplinaire : quelles autres activités ont été proposées dans le cadre de cette collaboration ?
En cours d’histoire, le thème de l’esclavage a été mené par mon collègue, M. Troallic, avec en tête le souci de permettre aux élèves de rédiger ensuite une histoire sur le thème de la traite ou de l’esclavage. Il a donc fallu donner suffisamment de repères sur le « quotidien » des captifs et esclaves (conditions de la capture, de la traversée, conditions de vie et de travail) ainsi que sur leur statut (entre « objets » et êtres humains d’après le Code Colbert) pour que les élèves puissent ensuite se lancer en limitant les risques d’erreurs ou d’anachronismes.
En cours d’éducation musicale, la collègue, Mme Leboucher, a fait travailler les élèves sur les worksongs, les chants d’esclaves dans les champs et leur ramification jusqu’au genre musical du blues.
L’aboutissement, c’est l’écriture de fictions historiques à la 1ère personne : comment avez-vous conçu cet ambitieux travail d’écriture ?
Je suis partie du titre du projet proposé par le Labo des histoires qui était « Je (ne) suis (pas) esclave » et qui posait d’emblée le postulat de l’écriture fictive à la 1ère personne, en impliquant l’élève de 4e dans une réflexion d’empathie vis-à-vis de l’esclave qu’il choisissait d’incarner. J’ai également sélectionné avec mon collègue d’histoire plusieurs illustrations d’époque qui pouvaient servir de point de départ à l’écriture d’invention.
Mais je me suis surtout appuyée sur les interventions de Gerda Cadostin (4 interventions de 2 heures fin janvier 2022), auteure que j’ai eu la chance d’accueillir au sein de ma classe au collège Les Acacias, tout comme Mme Nasillski au collège de La Hève. Gerda Cadostin vit à Paris depuis 41 ans, mais elle a des origines haïtiennes qui l’ont inspirée pour écrire son premier roman, Laisse folie courir, aux éditions Mémoire d’encrier. ¨Cette rencontre a été déterminante : au début j’avais préétabli un scénario que j’aurais soumis aux élèves, mais c’est Gerda qui a mené les séances avec enthousiasme en lançant ce sujet : « Tu es un Africain en 1780. Tu vaques à tes occupations. Un groupe d’individus t’encercle. Tu ne comprends pas. Tu es razzié. Mis dans un entrepôt. Puis dans une cale de navire ».
Comment les élèves se sont-ils saisis du sujet pour écrire leur récit ?
Chaque début de séance donnait lieu à un remue-méninges collectif où Gerda notait les idées, expressions des élèves au tableau, puis elle leur accordait 15-20 mn d’écriture au brouillon, avant que chaque élève ne lise à haute voix sa production du jour. Ce processus a été réitéré à quatre reprises, jusqu’à l’étape ultime du récit.
L’intervention de Gerda a été déterminante pour le lieu de la colonie : ce serait forcément Saint-Domingue (Haïti). Puis les élèves ont dû se poser des questions comme : quel est le sexe de mon esclave (pas évident pour les accords !) ? Part-il seul ou avec sa famille ? À quel(s) temps rédiger mon récit ? En revanche, alors que la forme choisie était libre, tous se sont lancés dans le genre du récit.
Après la semaine passée avec Gerda, il y a eu plusieurs semaines de travail de correction des brouillons : il a fallu reprendre les nombreuses fautes, revoir certains choix de temps. Puis le collègue d’histoire a souligné certaines incohérences historiques qu’il a fallu corriger. Enfin j’ai tapé tous les textes et les élèves les ont encore une fois relus et amendés, en faisant des ajouts trouvés à partir de la Docu-BD « Enchaînés, dans l’entrepont de la Marie-Séraphique », l’histoire d’un navire négrier allant de Nantes à St-Domingue.
Au final, quel regard portez-vous sur ces productions ? Le travail mené vous semble-t-il avoir fortifié les connaissances et la sensibilité des élèves ?
En définitive, je suis très fière du travail mené par mes élèves, qui ont non seulement été indéniablement sensibilisés à la traite négrière et à l’esclavage par le travail mené en interdisciplinarité, par les sorties pédagogiques, mais aussi par la rencontre déterminante avec Gerda Cadostin. Ils ont tous souligné avoir appris beaucoup de choses sur leur ville et son passé colonial, et surtout ils ont tous produit un texte achevé, ce qui n’était pas gagné au départ, dans une classe très hétérogène et parfois remuante dans certaines matières.
C’est un projet qui a été fédérateur, dans lequel ils se sont investis, qui les a amenés à comprendre la nécessité du travail du brouillon : l’écart est important entre leur premier jet et leur texte final et cela leur a demandé beaucoup de travail.
Ils ont d’ailleurs être récompensés de leurs efforts lors de la journée du 9 mai 2022 (à la veille de la journée mémorielle du 10 mai), puisqu’ils int reçu ce jour-là à la Bibliothèque Municipale Niemeyer du Havre l’ouvrage édité par le Labo des histoires, qui recense tous leurs écrits en un beau livre graphique.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Les textes écrits par les élèves
Montage vidéo d’élèves sur une lecture
Le recueil réalisé par Le Labo des histoires
Présentation globale et détaillée du projet