Marc-André Selosse : Un nouveau regard sur le microbiote
Quelle est la juste place des microbes dans le monde vivant ? En quoi la colonisation bactérienne modifie-t-elle les fonctions des macro-organismes ? Marc-André Sélosse, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, publie « Jamais Seul » (Actes Sud), un ouvrage offrant une vision plus globale sur le microbiote. « Il est temps de déconstruire une biologie basée seulement sur les organismes vus comme entités autonomes » ose le microbiologiste. Dans cet entretien accordé au Café Pédagogique, Marc-André Selosse analyse aussi l’ennui en classe qualifié de « rédhibitoire pour la pédagogie ».
Pourquoi ce livre ? Quelle est l’origine du projet ?
L’écriture de « Jamais seul » est pour moi l’occasion de donner une vision plus globale de la place des microbes dans le monde qui nous entoure.
Concernant les nouveaux programmes de sciences aux cycles 3 et 4, j’avais beaucoup insisté pour inclure le monde microbien. Nous avions (comme le reste du monde) un retard dans la prise de conscience de l’importance des microbes. J’y vois deux explications. D’une part, les interactions biologiques réciproquement bénéfiques se remarquent peu car elles structurent le fonctionnement ordinaire, pas remarquable. Je les compare aux trains qui arrivent à l’heure et dont personne ne parle. C’est seulement à la fin du 19ème siècle qu’on commence à parler de symbiose et il a fallu un siècle pour acter le rôle des symbioses microbiennes. D’autre part, la taille des partenaires microbiens n’aide pas à visualiser facilement leurs symbioses derrière les macro-organismes. Car le monde est largement microbien en biomasse et en nombre de cellules ou d’espèces ; et donc dans la plupart des symbioses, l’un des partenaires est visible et l’autre est microscopique. La symbiose entre anémone et poisson clown, deux partenaires de même taille, est une exception ! Ainsi, on a tardé à voir ce monde microbien, ainsi que son rôle, ce qui a donc retardé la science en ce domaine.
Cependant, ce domaine d’investigation décolle depuis peu. D’abord, la médecine s’en est emparée, et ensuite les avancées de la biologie moléculaire facilitent la détection des microbes et de leurs capacités génétiques. Les résultats scientifiques sur les symbioses microbiennes fleurissent ! Le citoyen peut lire désormais des ouvrages grands publics sur le microbiote intestinal.
Cependant, dans sa très grande médiatisation, le microbiote intestinal est l’arbre qui cache la forêt des autres microbiotes. Toutes nos surfaces sont colonisées : on a plusieurs centaines d’espèces bactériennes sur notre peau et plus d’un millier dans la bouche, on ne sentirait pas de la même façon si notre nez n’était pas colonisé de bactéries… Et il ne faut pas oublier les autres espèces animales. Par exemple, une souris sans microbe, élevée sous bulle stérile, présente des comportements particuliers (absence d’anxiété, difficulté de mémorisation) et des modifications majeures de son système nerveux. Les plantes sont également colonisées par de multiples microbes aux rôles nutritionnels et protecteurs – mais pas seulement : dans une expérience réalisée sur la fleur de sureau, la stérilisation réduit la production de terpènes aromatiques. Ainsi, l’odeur de la fleur est en partie mise en place avec des microbes !
Cette colonisation microbienne est si ancienne que toutes les fonctions des animaux et des végétaux intègrent désormais des microbes dans leur déroulement quotidien – telles la nutrition, le développement, la reproduction ou l’immunité.
Vous évoquez la place majeure des micro-organismes au cours de nos évolutions culturelles, notamment dans le monde occidental. Pourquoi ?
Après la domestication, on a souvent utilisé des procédés de préparation alimentaire qui (comme au cours de notre évolution biologique) ont utilisé des microbes pour rendre comestibles des aliments présents en quantité dans notre alimentation. Le Néolithique a été facilité par des microbes !
Par exemple, nos ancêtres étaient incapables de digérer le lactose à l’âge adulte… La fabrication de yaourt ou de fromage était une façon d’éliminer le lactose – qui a partiellement cédé le pas à la consommation de lait qu’après que certains d’entre nous aient acquis la capacité à digérer le lactose. Côté céréales, avant la sélection exercée par l’homme, elles contenaient beaucoup de phytates qui piègent plusieurs minéraux tels le phosphore, le calcium, le magnésium ou encore le fer, diminuant leur biodisponibilité. Les levains de la panification ont assuré la destruction des phytates, rendant inoffensive la consommation de céréales. Le chou sauvage ou le manioc étaient aussi toxiques pour l’homme, et la fabrication de choucroutes ou la fermentation par rouissage ont, respectivement, contribué à en détruire les glucosinolates toxiques.
Ces micro-organismes des fermentations alimentaires revêtent aussi deux aspects majeurs pour la conservation des aliments qui s’impose dans les sociétés agricoles : ils sont un écran à l’installation de pathogènes dans les aliments, et leur présence assure en toute saison un apport de vitamines microbiennes (quand celles des aliments stockés ont disparu). Cette présence quotidienne, nous l’oublions trop souvent.
A qui s’adresse votre ouvrage ? Quelle vision du monde ressort après cette lecture ?
« Jamais seul » s’adresse à un large public de curieux de sciences, de naturalistes, de passionnés de nature – mais aussi aux enseignants du 1er et 2nd degré, car il aborde souvent des objets des programmes. J’ai construit le livre en 4 temps successifs : comment la plante est construite par des bactéries et des champignons, comment l’animal (et en particulier l’homme auquel je consacre deux chapitres) est construit par des microbes, comment les symbioses microbiennes construisent l’évolution et les écosystèmes, et comment nos civilisations utilisent les microbes, parfois sans le savoir.
Dans la conclusion, j’insiste sur une idée émergente. Il est temps de déconstruire une biologie basée seulement sur les organismes, vus comme entités autonomes. Cette vision occidentale, qui transpose une philosophie centrée sur l’individu en une biologie centrée sur l’organisme, atteint ses limites. Le monde vivant est une perpétuelle interaction, et un organisme n’est pas lui-même sans ses multiples interactions microbiennes qui ajoutent à ses fonctions. C’est cette vision du monde qu’il faut désormais explorer, car elle ouvre des pistes d’où pourraient surgir des innovations majeures, des médicaments à la gestion de l’environnement. En un mot, sa puissance heuristique est encore vierge et doit être explorée à présent.
Je propose, dans la conclusion du livre, l’idée que plantes et animaux ne sont l’écume de deux océans : un océan d’interaction, où chaque organisme est un nœud dans un réseau d’interactions ; un océan de microbes, qui sont partout autour et dans les organismes que nous voyons : il y a plus de bactéries sur Terre que d’étoiles dans le cosmos !
Le propre de la science est de bâtir les représentations du monde. Ces dernières doivent pouvoir aboutir à des manipulations scientifiques et des prédictions. Par exemple, en Sciences Physiques, la lumière est tour à tour considérée comme une onde ou comme une particule, selon les cas, pour expliquer ou prévoir les phénomènes. Les physiciens utilisent le modèle qui les arrangent.
Demain, la notion d’organisme en biologie ne sera sans doute plus qu’une façon parmi d’autres de représenter le vivant. La vision organismique, déjà bien essorée en sciences, relègue au second plan les nombreuses interactions qui offrent des pistes encore inexplorées, et prometteuses. Comme pour la lumière, l’essence de la vie nous échappe : la vraie question est de savoir comment la représenter pour la comprendre et pour agir dessus. Et plusieurs représentations du vivant sont possibles – sont utiles. In fine, le citoyen de demain a besoin de comprendre qu’il est en interaction avec des microbes pour manger, se soigner ou se laver plus rationnellement, plus sûrement.
Au final, doit-on aborder l’endosymbiose au collège ?
Une des découvertes qui montrent la présence majeure des microbes de nos organismes et celle de la nature microbienne des parties de la cellule qui réalise des fonctions énergétiques vitales : par exemple les plastes qui réalisent la photosynthèse dans les cellules de plantes sont en fait des cyanobactéries photosynthétiques qui vivent dans les cellules végétales depuis des générations (on parle d’endosymbioses). Les mitochondries qui réalisent la respiration dans les cellules animales (et végétales) sont en fait des bactéries qui vivent là depuis bien plus longtemps encore. Dans ces cas-là, la transmission se fait de génération en génération car elles sont dans les cellules… Il est vrai que ces relations étroites et désormais héréditaires sont des preuves incontournables et fortes de nos interactions avec les microbes. On peut vouloir faire un tour par là au collège, mais ce n’est pas forcément nécessaire.
En effet, au-delà des notions, il faut privilégier l’observation. La question que l’enseignant de SVT doit se poser en priorité « est-ce que c’est facile à (dé)montrer aux élèves ? ». Une mycorhize, quand l’élève découvre un champignon symbiotique sur ce qu’il avait cru être une simple racine, peut suffire à montrer la présence microbienne. Je ne sais pas répondre à la question ‘doit-on…’ (je ne suis pas rompu à l’enseignement secondaire). Mais je dis toujours qu’il n’y a pas de SVT sans observation (et donc… sans TP) ! Par contre, les lycéens eux, ne devraient pas couper à l’endosymbiose. A ce stade, des micrographies peuvent aider à la démontrer. Notons finalement qu’il est inutile de faire une liste exhaustive de symbioses. Un ou deux exemples bien choisis suffiront, car la question est plutôt : quelles notions veut-on établir et illustrer ?
Francis Hallé apprécie que votre livre « ne contient rien d’ennuyeux ». Quelle place réservée à l’ennui en classe ? Et à l’effort ?
Pour moi, l’ennui est rédhibitoire pour la pédagogie. Dès qu’un enseignant devient ennuyeux, il perd la main. De nos jours, les écrans nous mènent la vie dure et offrent une alternative permanente à l’ennui. L’enseignant doit adapter son message, et c’est un défi permanent, un changement perpétuel pas toujours facile. Il faut susciter aussi l’envie de l’effort, que notre culture actuelle n’aime guère.
Je ne vois pas de recette miracle, mais nous avons une chance en enseignant la Nature : les élèves se passionnent vite pour cet objet, le matériel naturel est disponible parfois superbe en SVT. J’ai entendu des silences tomber sur des classes qui observaient une eau croupie grouillante de protozoaires et d’algues colorées… Mais ces mêmes écrans qui nous posent problème peuvent être utilisés. Il y a maintenant de nombreuses vidéos de microbes sur Internet, que j’utilise moi-même en cours.
Vous développez une forme de communication sur YouTube. Quel regard avez-vous sur ces médias ?
Oui, par exemple avec Canopé et les petits supports vidéo qu’Actes Sud a produit en marge de mon livre. J’ai contribué également à la banque de ressources en sciences pour le cycle 4 avec Maskott. J’ai aussi toujours été séduit par le travail, trop méconnu, des auteurs de documentaires scientifiques. L’avantage de ces médias est de capter l’intérêt du public très facilement. Grace à eux, on peut s’émerveiller ! Cette forme de communication est désormais facile et accessible ; sans faire tout le cours, elle illustre et appuie efficacement. A mes yeux cependant, même motrices de curiosité, ces scénettes ne sont qu’un début, et leur visualisation solitaire reste une distraction : seul l’enseignant peut leur donner tout leur sens.
Entretien par Julien Cabioch
Marc-André Selosse, Jamais seul. Actes sud Nature ISBN 978-2-330-07749-5
Les vidéos explicatives en ligne
Marc-André Selosse dans la Tête au Carré sur France Inter
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