Par François Jarraud
« Ce que le numérique fait à la culture c’est qu’il invite à en repenser le sens, à le resituer dans un contexte de société ». L’ouvrage de Bruno Devauchelle revient sur l’histoire du déploiement des TIC dans les lieux de savoirs et particulièrement, mais pas uniquement, dans l’Ecole. Il lit ce phénomène par rapport aux bouleversements apportés aux missions et à l’histoire de ces institutions mais aussi avec le regard du sociologue qui observe la révolution sociale qu’entraîne le numérique.
« Quelle place pour les savoirs dans une société en risque d’émiettement ? Quelle possibilité d’accéder aux savoirs et de construire des connaissances dans un contexte numérique qui permet l’éclatement des sources ? » C’est finalement le vieux mythe de l’accès de tous au savoir qui est revivifié par le numérique. Il interroge les lieux de savoirs que sont les établissements scolaires dont il vient perturber le fonctionnement et l’organisation. Bruno Devauchelle donne les clés pour comprendre ces mutations. Comment comprendre que « si une véritable culture numérique personnelle s’est développée (chez les professeurs), elle est restée à la porte de la classe. Si l’on a bien informatisé les notes, on n’a pas réellement modifié la façon d’évaluer les apprentissages » ? C’est que « en plaçant l’individu en premier, le numérique renverse un des schémas de la société traditionnelle de manière radicale ».
Quel avenir alors pour les lieux de savoirs ? Bruno Devauchelle aide à concevoir ce que pourraient être demain des « maisons de la connaissance » où les élèves et la communauté dans son ensemble pourrait apprendre. Des lieux ouverts et modulables, adaptés aux possibilités offertes par la culture numérique. Mais du coup des institutions différentes, des rapports sociaux différents. Un autre univers scolaire qui se profile et qu’il nous aide à penser. L’ouvrage, qui est d’une lecture facile, donne du sens au passé des TIC et offre aux décideurs et aux acteurs d’aujourd’hui les clés pour comprendre cet avenir. Une lecture indispensable pour ceux qui contribuent à construire les hommes de demain.
Bruno Devauchelle, Comment le numérique transforme les lieux de savoirs, Le numérique au service du bien commun et de l’accès au savoir pour tous, FYP Editions, 2012.
Commander
Bruno Devauchelle : « Une nouvelle source vient de voir le jour, comment refuser d’y boire ? »
« Deux mondes parallèles semblent coexister : celui du rapport social au savoir qui maintient l’école dans son rôle de tri et de sélection, sur lequel le numérique n’a pas de prise réelle pour l’instant; celui des manières d’entrer dans les savoirs, sur un plan cognitif, social, mais aussi neurobiologique, qui est en train de provoquer des mutations fondamentales ». Bruno Devauchelle explicite pour nous ses analyses sur l’avenir des lieux de savoirs. » Il y a déjà un courant qui depuis longtemps tente de mettre à jour de nouvelles formes d’accès aux savoirs, et désormais le numérique en offre la possibilité ».
Dans votre ouvrage vous montrez que le numérique transforme les lieux de savoirs. Pourtant 30 ans après le plan IPT, l’Ecole a peu changé. Comment expliquer sa remarquable résistance ?
La résistance de l’Ecole est principalement liée à son histoire même. D’une part l’Ecole s’est fabriquée dans un contexte qui aujourd’hui n’a plus cours mais qu’elle a progressivement refusé de prendre en compte, dans sa structure même. D’autre part le numérique a commencé par être intégré à l’école sous une forme qui était trop éloignée des réalités sociales et professionnelles, du monde professionnel. Enfin, elle s’est laissé déborder par l’envahissement de la sphère familiale par le numérique sans participer à l’élan éducatif qui y était associé. Enfin il faut ajouter que la question de fond posée par le numérique est celle de la légitimité du modèle scolaire, sorte de temple des savoirs transmis, attaqué de toutes parts du fait de la perte de ce monopole.
Pourtant enseignants et élèves sont entrés dans la culture numérique. Est-ce le rapport au savoir qui a changé ? Est-ce l’Ecole qui s’est éloignée des savoirs ?
L’entrée dans la culture à l’ère du numérique (je réfute ici, comme certains de mes collègues, l’idée de culture numérique) est en train d’évoluer. Ce n’est pas le rapport aux savoirs qui a changé, c’est la trajectoire qui y mène qui s’est modifiée, complexifiée, enrichie aussi. Or l’Ecole n’a pas perçu que ce sont les parcours effectués qui sont la preuve de sa pertinence. Pour l’instant, l’Ecole reste protégée par son monopole du diplôme. Mais les travaux sur ce que maîtrisent les adultes quelques années après leur sortie de l’univers formel de l’enseignement montrent que les acquis sont essentiellement d’une autre nature, et issus d’autres sources. Une nouvelle source vient de voir le jour, comment refuser d’y boire quand on est jeune et qu’elle s’impose à vous dans votre chambre voire dans votre poche ?
On parle beaucoup des Digital Natives. et vous dites que le numérique a changé l’accès au savoir. Peut-on dire que le numérique a changé la façon de penser des jeunes ou a-t-il simplement rendu obsolète un certain rapport social au savoir ?
Le numérique change davantage la façon de penser que le rapport social au savoir. En fait deux mondes parallèles semblent coexister : celui du rapport social au savoir qui maintient l’école dans son rôle de tri et de sélection, sur lequel le numérique n’a pas de prise réelle pour l’instant; celui des manières d’entrer dans les savoirs, sur un plan cognitif, social, mais aussi neurobiologique, qui est en train de provoquer des mutations fondamentales. Les théories de la plasticité du cerveau, confirmées par l’observation, entérinent l’idée d’un potentiel de changement au niveau neuronal du fait de ce changement de contexte. Quand Michel Serres déclare à l’INRIA en 2007 que nous avons perdu la mémoire, il se trompe partiellement, c’est pour lui un effet du discours d’ailleurs. En fait nous déplaçons les opérations de mémoire de tâches d’accumulation de contenus à des tâches de recherche et de gestion intelligente de ces contenus. La mémoire est plus éloignée des objets sur lesquels elle travaille, ils sont sur l’ordinateur… La perception des temporalités et de l’environnement spatial est un des premiers effets visibles de l’usage de ces technologies. Selon l’usage que l’on en fait, il y a déformation progressive des repères construits en particulier avec les outils antérieurs. Cependant ce changement doit être inscrit dans la continuité d’autres évolutions technologiques liées à la mécanique, la thermodynamique qui, entre autres ont permis des changements dans les transports et donc dans la perception du monde. Les TIC, parce qu’elles modifient la disponibilité même des savoirs ont formidablement accéléré ce processus, d’où un sentiment largement partagé par les adultes d’incompréhension.
Les tic devaient faciliter la personnalisation de l’enseignement, qui est un souci des parents. La promesse est-elle tenue ?
Dans l’enseignement, hormis pour quelques rares expérimentations, les TIC n’ont pas accompagné réellement le souci de personnalisation. Par contre elles permettent un regard nouveau sur l’individu, ce qui n’est pas la même chose. Elles ouvrent un regard nouveau sur le parcours des élèves (note en ligne LPC et autres cahiers de textes numériques), mais cela s’inscrit davantage dans l’idée de compétition et non pas de personnalisation. Lorsque l’accompagnement personnalisé a été mis en place on a été surpris du peu d’écho qu’a eu la proposition d’utiliser les TIC pour ce volet personnalisation. En fait beaucoup d’enseignants de parents et d’élèves confondent individualisation et personnalisation. Pour qu’il y ait personnalisation il aurait fallu que la notion de parcours différencié soit vraiment au coeur du dispositif, or cela est très difficile à intégrer lorsque 2 siècles de lycée napoléonien ont figé le « modèle classe », sorte d’industrialisation de l’obligation d’apprendre. Le potentiel des TIC pour la personnalisation est encore à inventer, mais probablement pas dans un tel système
Peut-on dire qu’elles donnent plus d’efficacité à l’enseignement ?
Non si l’on se réfère aux besoins de la réussite scolaire. Oui si l’on se réfère à l’adéquation entre apprentissage scolaire et vie sociale et professionnelle. De nombreux travaux ont montré que c’est en bordure de l’acte d’enseignement que se sont développés des gains : motivation des élèves, enrichissement du cours, attrait plus fort, renouvellement des pratiques de certains enseignants. Le problème est que l’efficacité de l’enseignement ne peut tenir au seul facteur TIC, mais bien à la manière dont on va penser l’organisation scolaire (si elle est encore pertinente), et plus généralement les dispositifs qui permettent d’apprendre. Dans une classe de 35 élèves dans laquelle l’enseignant n’arrive qu’à peine à circuler parmi les élèves, on se demande quelle efficacité on peut envisager !
Dans les établissements le CDI aurait dû être en pointe pour une évolution de l’Ecole vers une intégration du numérique. Est-ce toujours le cas ? Quelle peut être la place d’un cdi dans une Ecole où le numérique aurait sa place ? Et celle des professeurs documentalistes ? Leur rôle est-il devenu caduc ?
On touche là au coeur du projet initial des CDI. Pris aujourd’hui dans des échanges assez vifs entre les tenants d’un enseignement et ceux de la politique documentaire, on oublie trop souvent de revenir au militantisme qui avait prévalu à la transformation des bibliothèques en CDI : il s’agissait de mettre les élèves en contact direct avec les savoirs. Dans nombre d’établissement, parfois à l’insu ou l’encontre de ses acteurs principaux, les enseignants documentalistes, on a perdu de vue ce sens, la fréquentation très modeste des enseignants avec leur classe en témoigne. Les CDI ne sont pas aussi en retard qu’on veut bien le croire, mais ils ne bénéficient pas de l’encouragement nécessaire. J’ai l’habitude de dire qu’il faudrait supprimer les CDI, ce qui fait hurler, logiquement. Mais j’ajoute tout de suite après qu’en fait c’est l’ensemble de l’Ecole qui devrait être un vaste CDI… Cela signifie qu’il y a besoin de ce contact direct avec les savoirs, qu’il faut le développer et que évidemment les personnels qui y travaillent y ont une place encore plus importante et qui ne se limite pas aux propositions antagonistes actuelles. La fonction médiation mériterait d’être largement interrogée, mais bien au delà des seuls enseignants documentalistes, pour tous les enseignants. Une vision du CDI est effectivement caduque et le deviendra de plus en plus. Des enseignants se sont employés depuis longtemps d’ailleurs, mais dans un autre objectif, à les marginaliser, les ignorer, voire les contourner avec un argument parfois étonnant : « avec Internet on a un CDI dans la classe »… Esydoc et autres PMB montrent que modestement les choses évoluent, mais le manque d’audace reste globalement lié à l’ensemble de la conception des établissements scolaires.
Les enseignants se sont mis en réseaux. Quel impact cela a-t-il sur leur enseignement ? Voit-on réellement se développer des formes d’intelligence collective ? De communautés ?
Dans l’ouvrage sur les communautés délocalisées d’enseignants (B. Charlier, A. Daele, l’Harmattan 2006) auquel nous avons été plusieurs à participer nous avions mis en évidence ce phénomène. Malheureusement il est le fait d’une minorité d’innovateurs et n’appartient pas à la culture réelle des enseignants encore aujourd’hui. Cependant on voit, beaucoup plus localement surgir de telles pratiques. Encore faut-il que le métier puisse se sortir de la gangue individualisante pour aller véritablement vers des collectifs professionnels. Le mode gestion des carrières, le lien avec les établissements, le sentiment d’appartenance sont des domaines à faire évoluer si l’on veut aller vers cette intelligence collective. La « consommation » personnelle d’information par les enseignants est de plus en plus impressionnante en particulier sur le web. Le passage à la culture collaborative est encore à inventer. Ce que l’on observe c’est qu’actuellement les enseignants sont en train d’enrichir leurs activités en y intégrant leurs « trouvailles » personnelles, surtout dans la classe. Ce phénomène n’est pas nouveau au sein des communautés enseignantes : peu donnent, beaucoup prennent. Avec les TIC les verrous n’ont pas encore sauté. Le potentiel est là, mais le déplacement est plus profondément culturel qu’il n’y paraît. De l’embauche jusqu’à la retraite, le parcours de vie d’un enseignant n’est pas vraiment mis sous le sceau de la collaboration mais bien plutôt sous celui de l’individualisation.
Vous appelez à faire des établissements de nouveaux lieux de savoir grâce aux possibilités offertes par les TICE. A quelles conditions ces « maisons de la connaissance » pourraient voir le jour ?
Lorsqu’en 2000 j’avais évoqué cette idée, j’étais encore assez loin d’imaginer que les TIC en réseau offriraient aussi rapidement ce potentiel. En fait je m’inscrivais dans le courant plus global de réflexion sur l’épuisement du modèle scolaire. Les TIC sont un levier extrêmement puissant pour libérer les structures en s’affranchissant des murs et des heures. La première action qu’exercent les TIC est là. Il est donc logique qu’aujourd’hui on se pose quelques questions sur le sens du modèle scolaire… La malheureuse affaire des « learnings centers » dans les différents rapports parus récemment tient à l’incompréhension de ceux qui les ont promus de ce qu’était réellement l’accès aux savoirs pour tous. D’ailleurs le modèle de base souvent cité, le Rollex Center de l’EPFL de Lausanne, est à l’opposé de l’idée que je défends. En fait la notion de « maisons de la connaissance » procède de l’idée que, avec les TIC, mais aussi parfois sans, il faut privilégier le décloisonnement des lieux de savoirs.
Des expériences comme celles des Idea stores en Angleterre ou encore les universités populaires de Suède ou celle de bibliothèques du Canada, ou encore certaines idées fondatrices d’Auroville, sont illustratives du chemin vers lequel il me semble qu’il faut avancer. La frilosité française face à de tels modèles si peu « rationnels », au sens des Lumières est à dépasser. Si j’en appelle souvent à Condorcet ou à Joffre Dumazedier, c’est pour montrer qu’il y a déjà un courant qui depuis longtemps tente de mettre à jour de nouvelles formes d’accès aux savoirs, et désormais le numérique en offre la possibilité. .
Propos recueillis par François Jarraud