Par Jeanne-Claire Fumet
La question était posée à l’Institut de Géographie de Paris, le 11 janvier, à l’occasion d’un séminaire de didactique proposé par Didagéo : l’histoire-géographie face aux changements passés, présents et à venir, avec François Audigier, Professeur à l’Université de Genève (UNIGE), responsable de l’équipe ERDESS (recherche en didactique et en épistémologie des sciences sociales) , et Pascal Clerc, Maitre de conférences, à l’Université de Lyon – IUFM, UMR Géographie-cités, équipe E.H.GO, en présence du géographe François Durand-Dastès. Pascal Clerc revenait sur les propositions de réforme de l’enseignement géographique dans les années 1860 : « Réformer pour transformer le monde ». Comment la géographie s’est-elle constituée en objet d’enseignement, à la faveur de quel contexte et avec quelles difficultés ? Quant à François Audiger, il interrogeait : « Étudier et comprendre des situations et événements sociaux, un impensé de la géographie scolaire ? » L’enseignement scolaire de la géographie peut-il se transformer positivement sans examiner avec attention les implicites et les présupposés discrets dont se tisse son discours ?
Une géographie « plus utile à l’action dans le monde »
Les aléas de la géographie scolaire au cours du temps manifestent la difficulté de sa classification comme discipline. Assujettie à l’histoire, alors elle-même soumise aux Humanités, elle ne sort de l’ombre que dans les années 1860, où une proposition de réforme la veut « plus utile à l’action dans le monde ». Pascal Clerc évoque sa lente émergence dans les cursus scolaires, demandée sans succès. Edme Mentelle, qui voyait en elle, dès la fin du XVIIIème siècle, un savoir utile et le moyen d’une « connaissance de la Terre, ce domaine qui est la demeure de l’homme ». Dépoussiérée par les programmes « modernes » des écoles centrales d’ingénieurs, après avoir longtemps stagné comme outil de repérage pour l’histoire, au même titre que la chronologie, elle est encore considérée alors comme un objet de mémorisation plus que de compréhension. Il faudra un contexte favorable pour qu’elle trouve sa dignité parmi les disciplines reconnues : la défaite de 1871, imputée aux carences de l’enseignement par le ministre Jules Simon, permettra une critique des pratiques et un renouveau de la géographie scolaire, en particulier dans les petites classes (6ème à 3ème) – mais pas dans les Lycées, où les enseignants restent très attachés à un enseignement fondé sur la mémoire.
Un changement de paradigme, aujourd’hui ?
S’il y a une leçon de ces expériences passées, remarque Pascal Clerc, c’est sans doute l’incapacité des réformes à changer les pratiques et la difficulté à faire intégrer aux acteurs de terrain la question de l’utilité sociale de la géographie. Dans le contexte contemporain, l’enseignement de la géographie par des historiens, la difficulté de saisir la discipline comme science, le poids de la corporation des enseignants et celui des examens, renforcent l’attachement à une présentation « classique » de la géographie (l’analyse spatiale, par exemple, n’est jamais abordée). L’actuelle réforme en cours semble indiquer un changement de paradigme. Historiquement fondés sur une étude idiographique, les programmes actuels se tournent vers une logique plus conceptuelle – sauf dans les classes d’examen. Mais se pose le problème de l’évaluation : la manière dont l’élève applique des concepts appris dans des situations nouvelles, non étudiés en cours, demande un changement important des manières d’évaluer, dont on n’a pas encore pris le risque.
Présupposés et implicites performatifs
François Audigier s’interroge sur la nature ambigüe des outils, concepts et catégories, utilisés pour analyser une société, qui n’ont pas fait l’objet d’une assez forte attention et dont les usages dans l’enseignement de la géographie, mais aussi de l’histoire et de l’enseignement à la citoyenneté, posent le problème des implicites dont elles restent porteuses. Pour F. Audigier, l’Éducation au Développement Durable (EDD) amène au grand jour les difficultés inhérentes à l’implicite non interrogé de ces outils, et met en lumière d’actuelles attentes à l’égard de l’enseignement. Le souci de construire des contenus « enseignables, apprenables, évaluables » a dissimulé, derrière une illusion de facilité, la nature performative et injonctive des textes scolaires supports de l’enseignement. Ces textes créent du réel en parlant, ils invitent à l’action en décrivant, mais avec une charge de présupposés qui constitue une préconception du monde orientée selon les courants de pensée d’un moment. Comment comprendre ces textes et comment les enseigner ? Comment éviter que la simplification et le généralisation ne faussent les savoirs ?
Paradoxe de la simplification et de l’illustration
En évoluant vers une conceptualisation des objets d’étude, on peut craindre un éloignement du réel. Mais on peut aussi se questionner sur la nature de la réalité transmise par les données iconographiques ou par des raccourcis ou des figures du discours estimés plus « accessibles » aux jeunes élèves : l’image qui donne à « voir » ce qu’il faut imaginer d’un monde entièrement inconnu, reste indéchiffrable sans les repères qui guident un spectateur averti : que fera-telle comprendre, par exemple, d’un mouvement de révolte, des barricades, où l’on risque sa vie pour des droits désormais considérés comme acquis ? Les figures du discours verbal (« la ville est née… » « on construit des quartiers ») qui tendent à simplifier à résumer des réalités composites, imposent quant à elles des évidences imaginaires structurantes pour l’identité et le rapport au monde. La transmission des contenus peut-elle faire l’économie d’un travail explicite constant sur les acteurs, les enjeux, les manières de catégoriser et de découper le réel, la diversité des sociétés, des opinions, des croyances ? L’élaboration critique d’un objet en perpétuel mouvement doit accepter de mettre en danger les cadres traditionnels des enseignements savants.
L’évolution de la « forme » scolaire
L’EDD est représentative des changements imposés par l’évolution sociale : elle rassemble de multiples enjeux théoriques et pratiques, économiques, scientifiques, juridiques, éthiques, sociaux, dont on ne sait trop que faire : rester dans le sens commun, avec les thèmes du tri, des économies d’énergie ? Disperser l’EDD à travers toutes les disciplines ? Les y insérer par un long travail de reconstruction ? L’introduire comme nouvelle discipline – mais au sacrifice de quelle autre ? Ces interrogations manifestent les tensions qui traversent actuellement l’enseignement. Tandis que les tendances internationales mettent l’accent sur les compétences sociales et les capacités d’action, le socle commun sépare les compétences fondamentales (disciplines traditionnelles et règles du vivre ensemble) des compétences transversales clé (sociales, civiles, aptitude à apprendre…) qui posent une vision holistique de l’apprentissage et du développement personnel et social de l’étudiant. Mais cette distinction est tendue : l’enjeu majeur des élèves est d’affronter un marché du travail dont les caractéristiques ne sont plus locales mais internationales, ce qui exige une formation continue et une mobilité permanente. On cherche des savoirs utiles à l’employabilité, on accorde davantage d’intérêt aux situations qui ouvrent vers l’action et la décision. La forme scolaire est déstabilisée : un déplacement s’opère des savoirs supposés stables vers des savoirs en mutation, de la formation des citoyens vers la formation en vue de l’emploi. La continuité fondée sur la connaissance générale partagée, évolue vers la singularité d’un individu dont l’autonomie s’appuie sur des accords contractuels avec la société. Construire de nouvelles normes scolaires dans ce contexte, c’est risquer de construire de nouvelles normes de soumission, conclut F. Audigier.
Dans quel sens va-t-on ?
Dans cette évolution et cette révolution, dans quel sens va-t-on ? Pour Pascal Clerc, la géographie scolaire souffre de rester dans son propre système d’auto-contrôle : programmes, manuels, enseignants et systèmes d’évaluation se légitiment réciproquement, en géographie, de sorte que malgré les marges de changement, il demeure un fort noyau de résistance aux transformations. Pour François Audigier, l’histoire, la géographie et l’éducation à la citoyenneté connaissent surtout un recyclage des pédagogies par objectifs (transformées en compétences). Mais ces disciplines sont en équilibre instable : parler du monde actuel, c’est « ouvrir la boîte de Pandore » sur les contenus brûlants et complexes d’une réalité mouvante. Soit on privilégie la description des formes, soit on analyse des controverses, avec des intérêts et des valeurs en contradiction, ce qui suppose une autre conception de l’articulation entre la réflexion globale et les relations entre disciplines.
Jeanne-Claire Fumet
L’intégralité du séminaire sera diffusé sur le site de Didagéo, blog de didactique de la géographie :