Les travaux sur l’impact des écrans aussi controversés soient-ils montrent que des effets de développement sont certains, mais qu’on ne peut isoler les écrans d’un ensemble plus complexe qu’on appelle plus largement éducation. Chaque personne apprend à apprendre au cours de son enfance et tout au long de sa vie. Il est possible que ce soit d’ailleurs un des éléments essentiels de la réussite scolaire, voire dans la vie. Ce qui différencie chacun de nous des autres est probablement la manière dont nous construisons nos stratégies et nos méthodes personnelles.
On entend souvent parler, par des enseignants, des chercheurs, de l’importance d’apprendre à apprendre, comme si cela n’existait pas a priori. En fait dès le plus jeune âge se construit et s’organise cette compétence qui, probablement, est très imbriquée avec le fonctionnement neuronal et son développement. A l’opposé, le risque, en parlant d’éducation, c’est de ne pas entrer suffisamment dans les particularités des actions quotidiennes, et en particulier, pour ce qui nous occupe ici, celles qui participent explicitement ou non de l’apprentissage. Or l’environnement quotidien s’est peuplé au cours du XXè siècle d’abord et depuis, d’un ensemble de possibilités offertes par les technologies d’information et de communication. Dans les établissements scolaires, les ordinateurs puis les réseaux s’imposent de plus en plus, même si c’est de manière inégale. Dans la poche ou le cartable des élèves, mais aussi des adultes qui les entourent, les petites machines avec écran s’imposent comme élément faisant parfois même partie de la personne elle-même.
Montre moi ton ordinateur, je te dirai qui tu es, comment tu apprends ! Ainsi pourrait-on imiter un aphorisme classique pour indiquer que désormais l’ordinateur personnel (sous toutes ses formes, du smartphone à l’ordinateur de bureau) est, comme le dit Michel Serres avec humour, notre tête posée devant nous. Mais qui dit tête dit aussi ordonnancement, mémoire, traitement etc… à l’image de ce que l’on connait (à peine) du cerveau. Chacun de nous, adultes entrés dans le monde actif avant l’arrivée de l’informatique et d’internet, avons appris à « vivre avec » ce nouvel environnement. En d’autres termes, nous avons progressivement étendu notre activité intellectuelle vers ces machines en les faisant plus ou moins progressivement entrer dans notre schéma mental de fonctionnement. Pour les plus jeunes, nés après, ces machines font partie du paysage et sont donc devenues un élément du déjà là, dès la naissance. A ce titre ces machines et leurs applications font désormais partie intégrante du processus de développement cognitif, dès le plus jeune âge.
Quand on parle du « métier d’élève » comme l’a fait Philippe Perrenoud, à l’instar d’Alain Coulon pour le métier d’étudiant, on parle bien de cette construction personnelle que chacun doit faire pour réussir à se développer dans le contexte qui est le sien. Les exemples sont nombreux pour nous montrer cette évolution personnelle mais il semble que la force d’imposition du système scolaire ait pour effet de mettre en sommeil, ou au moins de coté, ce développement personnel au profit d’un développement encadré et normé. Or c’est dans cet entre deux que chacun se construit, avec ou sans technologie, mais désormais avec. Si pendant deux siècles l’univers scolaire a pu contenir ce développement personnel, car il était peu actif, sauf pour certaines catégories d’élèves, le développement numérique impose de reposer la question : comment chaque élève développe son environnement personnel cognitif et comment celui-ci dialogue ou interfère avec le système scolaire.
L’environnement personnel d’apprentissage de l’élève se compose aussi bien des objets que des contenus qui transitent par ces objets. Même si le terme contenu n’est pas approprié il servira ici à désigner aussi bien les documents que les outils de traitement, logiciel ou non. Il se compose aussi des personnes avec lesquels l’élève interagit en présence et désormais aussi à distance du fait des moyens en ligne à sa disposition. Mais la présence d’objet ne suffit pas à définir les usages, mais simplement les potentialités d’usage. C’est d’ailleurs ce qui pose problème dès lors que l’on veut évaluer les compétences a priori des élèves dans quelque domaine que ce soit. Les critiques continues sur le niveau de maîtrise et les compétences numériques (ou pas) des élèves mettent en évidence une question fondamentale posée par de nombreux chercheurs en éducation : que faire des « connaissances préalables » des élèves. André Giordan avait évoqué un modèle allostérique, Britt Mary Barth recommande l’émergence des représentations en vue de dynamiser un conflit sociocognitif riche en potentiel d’apprentissage. Ces travaux sont bien antérieurs à la généralisation du numérique ce qui ne fait qu’amplifier le questionnement actuel. Un jeune construit-il différemment son environnement personnel d’apprentissage avec le numérique que sans ?
L’histoire du livre et de la place qu’il a prise dans la société depuis quatre siècles montre bien qu’il y a effectivement des changements réels qui s’opèrent. Mais ils s’effectuent sur le long terme, or nous avons tendance à ne regarder que sur le court terme, probablement à cause du rythme des changements techniques et de leur médiatisation. Dans la classe au quotidien, cela donne d’abord de la méfiance, en particulier à cause de deux phénomènes importants : le copier coller et la recherche d’information. Le développement de la possibilité de copier coller de façon simple n’a fait qu’amplifier un phénomène antérieur mais limité par les moyens techniques (le plagiat n’a pas été inventé à l’ère du numérique). L’accès à l’information, du fait de la mise en ligne massive de celle-ci, a révélé combien notre rapport à celle-ci est encadré dans un système traditionnel qui la prépare alors que désormais elle est accessible sans médiation, sans structure au travers de moteurs de recherche aux algorithmes invisibles de la plupart des usagers.
L’environnement personnel d’apprentissage des élèves s’est largement enrichi de potentialités du fait du numérique. Le monde scolaire s’est pour l’instant trop peu préoccupé de celui-ci, marqué qu’il est par les dérives possibles par rapport à l’organisation en place. On ne peut que constater que les jeunes de nos établissements scolaires développent une « vie parallèle » riche et variée sur les réseaux par l’intermédiaire du numérique. L’arrivée des ENT, cahiers de texte numériques et autres ressources proposées par les établissements va inévitablement provoquer (si ce n’est déjà fait) une confrontation entre des univers concurrents pour l’instant. L’enjeu de la prise en compte de cet univers est bien de penser dans les années à venir la manière dont le monde académique peut permettre aux élèves de développer leur environnement personnel d’apprentissage dans une articulation entre le dedans et le dehors des préconisations officielles. Cela suppose une ouverture d’esprit et une écoute importante dans les années qui viennent. En effet le développement des usages ordinaires des jeunes n’est pas stabilisé, il est même soumis à des incitations de tous bords, en particulier de la sphère marchande, mais aussi de la sphère médiatique ou encore de la sphère politique. Le monde scolaire soucieux d’une éducation à l’esprit critique ne peut se suffire d’un travail sur les objets et les contenus, il doit aussi s’attaquer à la question des méthodes et dispositifs personnels que chacun développe. Encore faut-il que l’ensemble de la communauté éducative perçoive cela comme un véritable enjeu d’avenir.
Bruno Devauchelle