Véronique Ribeira a présenté au 6ème Forum des enseignants innovants de Nantes le travail mené avec son collègue Philippe Guillem en région bordelaise. Pour inviter les petits écoliers à produire de l’écrit et associer les parents à cette aventure, ils ont développé l’usage de la tablette en classe mariée à un blog.
Pour Véronique l’enseignement est une bifurcation après une première vie professionnelle, elle enseigne depuis 12 ans, 7 ans passés en maternelle. Philippe lui a une plus longue carrière : il est enseignant en maternelle depuis bientôt 30 ans et Maître Formateur (en musique ), il dit avoir toujours essayé intégrer les nouvelles technologies dans sa pédagogie. Cette veille technologique l’a conduit aujourd’hui à s’intéresser aux réseaux sociaux et de façon plus générale à chercher sur internet des modèles de communication et de voir comment il était possible de les intégrer à une pratique de classe ou de formation.
C’est Philippe qui de par ses tâtonnements numériques a initié le projet. « La problématique de départ était d’améliorer la communication entre l’école, les parents et les élèves. J’utilise déjà depuis plusieurs années un compte Twitter sur lequel les élèves publient des informations choisies sur les activités de la classe, mais le format twitter, très intéressant pour la production d’écrits par les élèves ainsi que pour le travail sur l’initiation aux réseaux sociaux reste cependant limité. L’utilisation d’une tablette tactile pour faire produire aux élèves, de façon quasiment autonome, des documents plus complexes tels que les livres numériques a ouvert le champ de nouvelles pratiques pédagogiques. »
Véronique Ribeira lui a emboîté le pas, l’utilisation de la tablette l’aidant à résoudre un obstacle de sa pratique, en maternelle la question de produire de l’écrit chez des enfants non scripteurs constitue en effet un sacré challenge pour bien des collègues. « Les élèves de l’autre classe de Moyenne et Grande Sections ont montré une grande autonomie dans leur découverte d’une tablette l’an dernier : intuitivité, peu de retenue dans leur accès à l’objet, ils ont vite découvert le fonctionnement de la tablette et en ont rapidement remontré au maître. Les applications sur tablettes étant très alléchantes, l’objet tout autant, j’ai voulu m’y intéresser. Or, une partie de ces élèves est dans ma classe cette année. De plus, la production d’écrits me posait des problèmes d’accès au sens. Tous ces questionnements se sont rejoints. »
Quelle incidence de ce projet sur votre façon de travailler ? A-t-il modifié votre organisation de la classe ?
Véronique : « Ce projet est chronophage par rapport aux activités habituelles d’une classe de maternelle. Il a fallu donc modifier les moments de langage pour les attribuer à la dictée des messages destinés au blog. Cependant, les progrès des élèves, leur intérêt, les interactions générées, l’accès au sens et à l’autonomie sont très motivants, tout comme le fait qu’ils soient acteurs de leurs apprentissages. Aussi, ce projet me conforte dans ces axes de travail. Auparavant, la rédaction des comptes-rendus d’activités de classe en direction de l’extérieur ne me satisfaisait pas : les parents trouvaient la feuille dans le classeur de travail à des fréquences trop rares, très décalées par rapport au vécu des élèves, et dans une présentation noir et blanc (photocopies) peu esthétique. Dans ce projet, la lecture des comptes-rendus est quasiment immédiate, la couleur est de mise, la mise en page est facilitée. Les élèves sont davantage acteurs de la présentation des textes et l’administration du blog s’avère à la portée de tout enseignant. »
Philippe : « La création de ces livres numérique par les élèves a l’immense intérêt de susciter l’adhésion des élèves aux projets proposés. Actuellement deux types de projets sont menés dans la classe. Les écrits de mémoires : garder des traces, et pouvoir présenter des productions éphémères telles que celles réalisées au moment de l’accueil avec des jeux de construction, de l’argile ou lors des fabrication d’objets en trois dimensions… Dans ces activités les élèves prennent des photos de leur réalisation , les intègrent sur une page de livre et ajoutent leur prénom ; ils sont totalement autonomes dans cette activité. Les « reportages » sur certains moments de classe : Comment avons-nous décoré la classe pour Noël, comment avons nous fait pour réaliser une couronne des roi… Dans ce cas le la structure du document (chronologie, choix des illustrations…) est discutée en classe et les textes sont élaborés par les élèves sous dictée à l’adulte.
Les stratégies pédagogiques n’ont pas réellement été modifiées par l’utilisation des tablettes puisque la dictée à l’adulte n’est pas une pratique récente, elle est tirée des processus pédagogiques inspirés des pédagogies actives héritées elles mêmes des travaux de Celestin Freinet au début du 20eme. L’idée est avant tout de partir des idées, des productions et du désir des élèves, pour les accompagner dans leurs projet et y intégrer des apprentissages. Une pensée pédagogique préexistante utilise simplement de nouveaux outils. Twitter ou les tablettes ne sont que la déclinaison actuelle de l’atelier d’imprimerie de Freinet. »
Tous deux constatent que leur expérience fait tache d’huile au sein de leur équipe : leurs collègues semblent eux aussi vouloir apprendre à domestiquer la tablette et Véronique précise que les usages se développent : le matériel informatique et audio-visuel de l’école est utilisé de façon plus régulière.
On retrouve dans votre expérience le fait que l’enseignant, celui qui organise le cadre de la classe, accepte de ne pas tout maîtriser, de laisser place au hasard, peut être un petit bout de la sérendipidité telle que la présentait Laurence Juin également au forum … Penser l’imprévu… Une autre facette du travail de l’enseignant ?
Véronique : « En terme de « maîtrise », l’enseignant doit accepter de se décentrer, de se désengager des débats, en prenant le risque de laisser les élèves proposer des choses auxquelles il n’avait pas pensé. C’est un autre positionnement : laisser la parole aux élèves, avoir confiance en leurs précédents apprentissages et en leur capacité à s’appuyer les uns sur les autres. L’accès au monde numérique ne me pose pas de problème, par contre, le côté tactile et intuitif me demande davantage d’adaptation. Les élèves ne pensent pas forcément, dans le contenu de leurs messages, à tous les détails nécessaires. Mais les réactions des lecteurs des messages sur le blog les amènent à prendre en compte leurs réactions. L’enseignant doit donc se mettre en retrait et être patient. La fréquence des messages (1 par semaine en moyenne) fait que les élèves saisissent les textes rarement et oublient l’ergonomie de l’application. Leur autonomie n’est donc pas encore suffisante et devra être travaillée davantage. La tablette tactile est un élément pédagogique intéressant : elle permet l’essai, l’erreur et la correction et autorise ainsi les élèves à s’engager dans l’action sans crainte. Mais elle ne doit pas faire perdre de vue qu’elle n’est qu’un outil qui doit se mettre au service des apprentissages, et non l’inverse. »
Philippe : « Avant tout cela demande une « auto »formation continuelle aux nouvelle technologies, et un questionnement permanent sur l’apport possible à la pédagogie. Cela suppose des essais, des fausses pistes bien sur et une remise en question professionnelle permanente. Cela demande aussi beaucoup de lâcher prise sur la maîtrise de la classe pour pouvoir intégrer rapidement les idées et propositions des élèves. »
Mais innover ce sont aussi des difficultés à contourner …
Philippe : « Les résistances sont venues particulièrement de l’accès au matériel, tablette et accès au réseau en classe mais c’est un élément contextuel, ce n’est pas le cas partout. Le réseau en maternelle n’est pas non plus une évidence pour tous. Du côté de l’institution, le fait que je sois maître formateur et localement considéré comme un « expert » en TICE fait que mes activité sont accueillies et soutenues avec bienveillance mais aussi avec une certaines prudence quant à la sortie du cadre expérimental. »
Au forum on présente des expérimentations qui suivent encore leur cours, alors dans votre cas, comment comptez-vous faire évoluer votre projet, quelles suites à venir, quelles nouvelles pistes à explorer ?
Véronique : « Lors de la saisie des textes, leur longueur a posé des problèmes, car la plupart des élèves sont très lents. J’ai donc choisi de prendre en charge une partie de la saisie, et de proposer de dicter des messages plus courts. Au bout de quelques mois de dictée de messages, certains élèves ont eu l’idée d’annoncer des événements de classe à venir. Nous avons donc abordé « l’annonce ». Ce projet porte ses fruits en terme d’implication des élèves, il me permet de m’extraire de ma position de maîtrise en mettant les élèves au centre du processus d’apprentissage. C’est pourquoi je compte bien le poursuivre l’an prochain, d’autant plus que les futurs élèves de Grande Section auront, pour la plupart, travaillé avec Twitter. Cette continuité des apprentissages rend cohérente l’orientation vers le monde numérique que nous donnons dans l’école. Il serait bienvenu de développer un échange avec les CP, mais le temps leur manque… »
Philippe : Tout évolue très vite… ! L’an dernier la tablette était utilisée comme cahier de vie numérique qui allait dans les familles, cette année les élèves l’utilisent de façon autonome pour produire des documents numériques. Je viens d’essayer récemment la plate forme « Storify » pour compiler les messages twitts écrits par les élèves sur un thème particulier. Cela a pour conséquence la mise en place de nouvelles situations d’écriture. Pour les projets à venir, cela déprendra des pratiques émergentes sur le réseau et de l’évolution du matériel ainsi que de la volonté des parents d’utiliser le web 2,0 pour entrer en relation avec l’école. Cela dépendra aussi des éléments imprévisibles qui feront qu’un projet particulier pourra voir le jour. Ces derniers jours un concours de twitt lors de la semaine digitale à bordeaux (Festival de Twittérature) a débouché sur un projet inédit. Difficilement prévisible mais tellement riche pédagogiquement ! »
Au départ votre but était de mieux associer les familles au travail mené en classe, alors pari réussi ?
Véronique : « Les élèves sont davantage impliqués dans la dictée des textes. Ils réutilisent des connaissances grammaticales (le «on » est remplacé par le « nous »), pensent les contenus en fonction de ce que vont recevoir les lecteurs, se questionnent sur ce qu’ils vont en comprendre. Lors de la lecture des commentaires de leurs lecteurs, ils cherchent à comprendre ce que ceux-ci leur disent, ce qu’il faut répondre lorsque c’est nécessaire. Du côté des parents, les commentaires viennent toujours des mêmes familles, mais le blog est lu avec les enfants dans plusieurs foyers. Les retours parentaux sont positifs, l’ergonomie du blog et sa présentation étant jugés agréables. »
Philippe : « Les enfants sont un peu plus intéressés par le fait d’écrire, mais pas tant que cela ; ce qui me paraît important c’est que l’écrit prend véritablement prend plus de sens pour eux car ils sont installés dans une véritable pratique. Les élèves sont à même de penser de l’écrit de le formaliser ce qui est prépondérant dans l’apprentissage de la lecture. Les parents qui se manifestent sur le réseau et qui encouragent les travaux de la classe sont un facteur de motivation important pour les élèves (et pour l’enseignant). Il reste encore des représentations à transformer, des habitudes à changer pour amener plus de parents dans les mondes numériques de l’éducation. Cela viendra. »
Propos recueillis par Lucie Gillet