Comme de récents mouvements sociaux l’ont une nouvelle fois montré, la prise en considération de l’expérience vécue et de la parole des sujets constitue un enjeu éthique et politique essentiel et la condition du bien-être social tel qu’il peut être appréhendé par les membres d’une collectivité ou les citoyens d’une nation. Cette reconnaissance du pouvoir dire et du pouvoir agir des sujets est un objectif central que se fixe le courant de la recherche biographique en éducation qui tenait un colloque international les 16-18 octobre 2019 à Paris. Co-présidente de ce colloque, Christine Delory-Momberger (Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité) répond à nos questions.
Organisé par le Centre de recherche interuniversitaire EXPERICE de l’Université Paris 13, le Collège international de recherche biographique, la revue Le sujet dans la Cité, les Laboratoires CIREL de l’Université de Lille et LIRTES de l’Université Paris-Est Créteil, le Centre interdisciplinaire d’anthropologie historique de l’Université Libre de Berlin, les équipes GRAPHO de l’Université d’État de Bahia et ANHIVIF de l’Université Fédérale de Rio Grande do Norte au Brésil, le colloque international « La recherche biographique en situations et en dialogues. Enjeux et perspectives » vient de se tenir à la Maison des sciences de l’Homme Paris Nord, rassemblant plus de 200 participantes et participants venus de France, d’Europe et d’Amérique latine.
Quels étaient les objectifs et les enjeux de ce colloque ?
Après celui de Lille en 2011, notre colloque s’est donné pour objet de poursuivre l’exploration d’un paradigme du biographique dans les sciences humaines et sociales, et en particulier dans les sciences de l’éducation et de la formation. Nous avons souhaité que ce projet puisse être décliné, ainsi que le dit le titre de notre colloque, « en situations et en dialogues » : en situations, pour montrer la diversité des situations et terrains où la recherche biographique en éducation peut être mobilisée en dialogues, pour marquer les liens avec des courants de recherche proches.
Qu’entendez vous sous ce terme de paradigme du biographique ?
L’émergence de la recherche biographique est contemporaine d’une configuration historiquement nouvelle du rapport de l’individu au social et à lui-même : la biographie, en tant que processus de construction de l’existence individuelle, devient le centre de production de la sphère sociale. Aux trajectoires fortement institutionnalisées des sociétés modernes (avec leurs étapes très standardisées : formation, emploi, retraite) a succédé dans le dernier tiers du 20° siècle une série de facteurs définissant un nouveau régime du rapport individuel au social : individualisation des parcours liée à la pluralisation et à la diversification des espaces sociaux, déclin relatif des repères et des modèles institutionnels, injonction généralisée à l’autoréalisation individuelle. C’est désormais à l’individu d’intégrer dans sa biographie les sphères du social dans un mouvement d’appropriation et de construction personnelle.
L’école est au cœur même de cette articulation : à la socialisation conçue comme intégration des normes sociales succède un nouveau processus de socialisation, faisant émerger « des formes d’existence qui obligent les hommes à se placer eux-mêmes au centre de leur propre plan d’existence » (Ulrich Beck).
Dans ce contexte, la recherche biographique vise à explorer comment les individus donnent une forme à leurs expériences, comment ils font signifier les situations et les événements de leur existence.
Quel rapport de ces processus de construction socio-individuelle aux processus d’éducation et de formation?
L’activité de biographisation se présente comme un processus généralisé de formation de l’être individuel : par la biographisation, nous ne cessons de donner forme à notre expérience et à notre existence au sein de l’espace social, nous ne cessons de travailler à former en nous « le monde intérieur du monde extérieur ». Dès lors, pour la recherche biographique, la notion d’éducation doit être entendue dans un sens très large qui recouvre toutes les formes de l’expérience formative et éducative: dimension globale du développement individuel dans l’espace familial et social, scolarisation et formation initiale dans les institutions d’enseignement, expériences de formation et d’apprentissage rencontrées dans l’activité professionnelle et dans la vie sociale en général, environnements et médiations socioculturels, etc. Ce sont donc toutes les expériences, tous les espaces, tous les types de formation et d’apprentissage, formels, non-formels et informels, se déployant tout au long de la vie (lifelong learning) et dans tous les secteurs de la vie (lifewide learning) qui sont concernés par la notion d’éducation telle que l’entend la recherche biographique.
Pour donner quelques illustrations, Valérie Melin de l’Université de Lille a montré comment des dispositifs biographiques mis en œuvre peuvent développer le pouvoir d’agir : de jeunes en situation de raccrochage scolaire , ou encore Christophe Blanchard de l’Université Paris 13 a montré comment il est possible de se réapproprier son histoire pour accéder à l’emploi ou Jean-Pierre Chrétien Goni du CNAM, comment Les anciens migrants (se) racontent : pour une construction « en commun » de la migration et de l’exil.
En quoi la démarche biographique est –elle une démarche politique ?
Une caractéristique forte de ce colloque a été l’affirmation de la dimension éthique et politique de la recherche biographique. Cette double dimension n’a jamais été étrangère à la recherche biographique en éducation qui la pose en particulier dans les termes du « sujet » et de la « Cité » mais le colloque a permis de lui donner une actualité et une intensité particulières : actualité liée très fortement à la montée des populismes dans diverses régions du monde et à la mise en place de pouvoirs autoritaires et oppressifs dont ont pu témoigner très directement nos collègues latino-américains ; intensité, parce que dans de tels contextes politiques – qui n’épargnent pas l’Europe, et cela jusqu’au cœur de ses démocraties apparemment les mieux installées –, l’attention et la considération portées à la parole des sujets, le recueil et la publication dans l’espace public des récits individuels et collectifs prennent une portée politique indéniable et apparaissent de plus en plus comme des actes de résistance. Le projet de connaissance de la recherche biographique, l’éthique de terrain dont elle se prévaut, les méthodologies de co-construction et de savoir partagé qu’elle tente de mettre en œuvre, les visées d’éducation, de transformation et d’émancipation qu’elle revendique rejoignent ainsi un positionnement et un combat politique soucieux de l’égale dignité et capabilité des êtres humains et de leurs droits individuels et collectifs dans une société de justice et de liberté.
Vous avez dirigé un « Un vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique » qui vient de paraître chez ères. En quoi est-il une ressource pour les professionnels autant que les chercheurs en éducation ?
Rédigé par des spécialistes du domaine, ce vocabulaire offre le premier bilan exhaustif des histoires de vie et de la recherche biographique qui constitue un courant encore jeune dans le paysage français des sciences humaines et sociales mais peut se prévaloir d’une tradition déjà ancienne dans les pays anglo-saxons et germaniques.
Ce vocabulaire rassemble notions, démarches, pratiques et travaux de la recherche biographique et donne à voir un univers de références très utile pour penser la question éducative et formative Des items tels que l’apprentissage, corps, interculturalité, autofiction, communauté de récits, récit d’investigation professionnelle, et recherche-action, narration, pouvoir d’agir, et tant d’autres …sont autant de pistes pour penser le sujet en formation dans une interface de l’individuel et du social.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise