La multiplication des émissions, livres, articles (le numéro 917 de 01NET par exemple), rapports (voir les liens et références en bas de cet article) sur la place des écrans dans notre vie (adultes et jeunes) est un signal qu’il faut prendre en compte. Ne serait-ce que parce qu’il est important d’aider à y voir clair (si c’est possible) et au moins de permettre à chacun de faire œuvre de discernement (pour reprendre le mot de notre ministre). Les échanges parfois violents sur les réseaux sociaux mais aussi dans les médias de flux montrent qu’il y a là une question d’analyse, de compréhension, de recherche. Lors de son colloque d’avril 2019, l’Académie des Sciences a tenté d’apporter un nouvel éclairage, suffisamment large et scientifique, pour que nous ayons une bonne base de réflexion. La conclusion de ce colloque met en avant le rôle de l’école et des enseignants.
Les enseignants, l’école sont sollicités depuis longtemps sur cette question des écrans. Jadis le cinéma, plus récemment la télévision puis l’ordinateur et désormais les smartphones, tablettes etc. Faut-il maintenir l’école en dehors de ces objets ou, au contraire, les amener dans le milieu scolaire et pour quoi faire ? C’est bien au-delà de l’école que se pose le problème comme en témoignent aussi bien la conférence sur les 0-2 ans de Bruno Falissard ou le numéro de la revue du ministère de la culture « Culture Etude » sur les écrans des 0-2 ans. Ce dernier document comporte une analyse de l’enquête Elfe (Sylvie Octobre et Nathalie Berthomier) ainsi que de nombreuses références bibliographiques. Ce travail intéressera en particulier les enseignants des classes maternelles et les travailleurs sociaux qui interviennent auprès des familles. La mission des « 1000 premiers jours » mise en place par le gouvernement devra sûrement s’en inspirer. Mais plus encore les enseignants (des autres niveaux) qui veulent comprendre les fondements du problème pourront aussi s’y référer. Car ce qui ressort en particulier de ces travaux c’est qu’il ne faut pas généraliser et qu’il faut regarder de plus près les réalités locales et en même temps les mettre en lien avec le développement actuel de la société. La littérature sur les écrans doit être abordée avec prudence et non pas sur un mode de provocation ou encore de panique. Malheureusement il y a là un marché de l’angoisse qui mérite un traitement sérieux qui dépasse même certains ouvrages polémiques qui, de plus, se déclarent appuyés par la science… oui mais laquelle ?
Passivité ou proactivité ?
On peut lire par exemple dans différentes publications, même scientifiques, qu’il y a une corrélation entre surpoids et consommation d’écrans. Corrélation n’est pas causalité d’une part. D’autre part la recherche « a priori » de causes uniques à un problème, quel qu’il soit, est une erreur : même si des scientifiques semblent tomber dans ce piège, l’histoire des travaux de recherche le prouve. Mais ce qui est étrange, c’est la récurrence des propos qui incriminent les écrans comme source de problèmes sans tenter d’aller voir plus loin et donc de comprendre réellement de ce dont on parle. Et pourtant se dégage une sorte d’unanimité autour du constat de passivité. Par passivité nous entendons d’abord le fait que nous sommes souvent exposés aux écrans malgré nous et que d’autre part chacun de nous peut se mettre en posture de consommation soumise (que je nomme passivité ici) aux écrans. C’est bien la passivité qui est d’abord en cause, certains pourraient évoquer une sorte de paresse mentale qui nous invite à nous soumettre aux sollicitations attentionnelles, mais nous retrouvons ici la même idée : quelle est notre « proactivité » face à notre environnement et quelle place donnons-nous aux différentes formes de sollicitations dont celles qui passent par les écrans (mais aussi l’audio, le visuel) ? L’interactivité de surface est parfois un renforçateur de passivité…
Parler des écrans semble être suffisamment accrocheur pour qu’on utilise le terme alors qu’il faudrait préciser ce que recouvrent les emplois de ce terme. En effet l’écran est devenu un objet symbolique dans le discours public, mais l’emploi de ce terme renvoie surtout à l’imaginaire plutôt qu’aux réalités qu’il recouvre dans les usages et pratiques quotidienne. Écran de télévision, écran d’ordinateur, écran de smartphone, mais aussi toutes les formes d’écrans, électroniques ou non, comme le grand écran du cinéma ou même le livre ou l’affiche qui sont aussi des formes d’écran. À ces écrans dont on parle tant, il faut ajouter les contenus accessibles et les modes d’utilisation possible. Les contenus vont bien sûr influencer la manière d’utiliser les écrans. Les modes d’utilisation diffèrent ne serait-ce que si l’on compare la télévision, la tablette, le smartphone ou l’ordinateur portable, sans parler du papier et surtout du livre. Si l’on renverse la question des écrans vers l’humain qui les regarderaient, il faut alors se tourner vers d’abord le visuel, puis le multisensoriel. Nos cinq sens sont des lanceurs d’alertes, des spécialistes de la notification externe et sont en concurrence avec nos systèmes internes qui tentent de s’organiser avec. C’est pourquoi des travaux constatent effectivement des transformation internes au « corps humain » par l’utilisation de moyens externes, cerveau inclus… Mais dès lors qu’on incrimine les écrans dans un problème constaté auprès d’un jeune de nos classes, il est indispensable d’interroger les multiples facteurs qui interagissent si l’on veut avoir une action qui permette au jeune de se construire. Il faut surtout s’interroger sur le contexte d’usage de ces écrans et les dynamiques dans lesquels il se déploie.
Diabolisation ou aliénation ?
Bruno Falissard évoque à propos des écrans la nécessité d’intégrer un « principe de préoccupation » plutôt que de précaution. En choisissant ces mots, il met en évidence la nécessité des interrogations « complexes » soulevées précédemment. La question des écrans à l’école doit donc se poser en interrogeant aussi bien les questions de santé physique que de santé mentale et sociale et donc en les prenant en compte. En tout cas il semble bien qu’il y ait une forte corrélation entre les représentations sociales des écrans (au sens large) et la manière d’envisager leur place dans la vie quotidienne. Là encore l’école a un rôle à jouer pour faire évoluer ces représentations aussi bien chez les jeunes que chez leurs parents. Il suffit de regarder par-dessus l’épaule des jeunes qui consultent leur smartphone pour comprendre la diversité des manières d’utiliser. Il faut donc éviter toute généralisation hâtive qui fustigerait tel ou tel comportement. Passer de l’observation singulière à la loi générale est un travers qui nous guette tous : un exemple n’est pas une preuve ! Les travaux publiés montrent en particulier une préoccupation forte en direction des publics défavorisés ou en situation de faiblesse psychologique, mais cela ne toucherait qu’entre 4 et 9% de la population. Le problème serait alors une forme de diabolisation généralisante de ces comportements peu développés en nombre. On peut penser que des intérêts variés se cachent derrière cette diabolisation…
D’un côté l’illettrisme numérique, de l’autre la saturation des écrans, et cela dans un contexte d’acceptation sociale des objets numériques jamais vue dans l’histoire des technologies. Comment expliquer l’adoption si large, dans tous les pays, dans toutes les cultures de ces objets « transversaux » ? On peut parler d’aliénation consumériste, comme le propose Pascal Plantard, mais on peut aussi parler de nouveaux lieux de pouvoirs/savoirs. On ne peut ignorer le fait que la maîtrise de l’information, de la communication, de l’accès aux savoirs reste un privilège et que ceux qui savent s’y prendre en profitent largement. Ce sont parfois ceux-là même qui tentent d’aliéner une partie de la population au travers des usages qu’ils leurs proposent (rappelons la terrible phrase du temps de cerveau disponible…). Or le monde scolaire, l’école a été instituée justement pour lutter contre l’ignorance qui permet de soumettre le peuple. Alors revenons à l’essentiel de la mission éducative : permettre de choisir par soi-même ce que l’on veut faire des moyens qui sont à notre disposition.
Bruno Devauchelle
Toutes les chroniques de B Devauchelle
Des ressources pour aller plus loin :
Avis de 2013 de l’académie des sciences– autorégulation, autoéducation
Appel de 2019 de l’académie des sciences
Travaux de Sylvie Octobre et collaborateurs sur les premières années de la vie
Colloque de l’académie des sciences avril 2019 avec accès à toutes les interventions en vidéo
Conférence de Pascal Plantard, approche anthropologique des vulnérabilités sociales et culturelles
Pierre Léna, conclusion et rôle de l’école, quel avenir ?
Lecture jeune, n°169, Esprit critique, les ados face aux fictions et aux fake news
Lecture jeune n°171, Derrière les écrans des Ados