Echanger : une compétence sans cesse à travailler ? C’est la piste suivie par Aurore Delubriac en 4ème au collège Didier Daurat à Mirambeau. Après avoir étudié les déclarations d’amour dans la pièce « Cyrano de Bergerac », les élèves ont été invités à réaliser le profil imaginaire de Christian et Roxane sur Tinder, puis à créer sur pad leurs conversations SMS, à les publier enfin via des applications numériques adaptées. Le travail de réécriture suscite de féconds échanges entre les élèves sur les valeurs incarnées par chacun des personnages et la question de l’éloquence au cœur de la pièce. Le travail d’actualisation montre l’intérêt d’aller chercher les élèves là où ils se trouvent pour les amener à se déplacer, pour jouer avec les langages et réconcilier les cultures. Echanger : une compétence sans cesse à travailler, y compris de façon littéraire et numérique ?
Dans quel cadre avez-vous mené cet étonnant travail d’écriture d’appropriation ?
Ce travail d’écriture d’appropriation a été mené dans une classe de 4ème à l’issue de l’étude des déclarations d’amour présentes dans l’œuvre d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac. Afin de bien comprendre l’enjeu de ces textes, la pièce avait été, au préalable, donnée à lire de manière cursive. Les élèves, petits lecteurs, avaient éprouvé des difficultés à la lire dans son intégralité, en raison de sa longueur et de la complexité de la langue due à la versification. Aussi le film de Rappeneau leur avait-il été proposé. Avec cette activité d’écriture, je voulais m’assurer que le système des personnages, les valeurs qu’ils incarnent ainsi que l’enjeu de l’intrigue avaient été bien compris.
Pour constituer les binômes d’écriture, vous êtes passée par un jeu : en quoi consiste-t-il ? quel vous en semble l’intérêt ?
Afin de ludifier la séance et permettre aux élèves qui ne sont jamais choisis- lorsque l’on constitue des binômes- de ne pas être stigmatisés, j’ai pris le parti de proposer une activité découverte lors d’un stage du PAF sur « la communication bienveillante ». Il s’agit pour l’enseignant de répertorier au préalable des couples célèbres, réaliser des étiquettes avec chacun des noms, les découper, les plier, les placer dans un chapeau ou une boîte et les mélanger. Chaque élève, le jour de la séance, tire un papier. Une fois tous les papiers distribués, les élèves sont invités à rechercher leur moitié. Pour ce faire, je demande à un élève de lire le nom inscrit sur son étiquette. Son partenaire doit se faire connaître. Je procède ainsi jusqu’à ce que tous les binômes soient constitués.
L’intérêt de ce jeu est de mettre une pincée de légèreté et de suspense dans le cours. Les élèves ont beaucoup apprécié ce moment. Certains ont ainsi appris à mieux connaître la personne avec laquelle ils ont collaboré et ont constaté qu’ils pouvaient très bien travailler avec un élève qu’ils n’auraient a priori pas choisi.
Dans une 1ère étape, les élèves ont été invités à réaliser le profil imaginaire de Christian et Roxane sur Tinder : quelles ont été les consignes ? qu’en est-il sorti ?
Pour être dans la mouvance de notre époque et donner un côté attractif à l’activité, j’ai choisi de faire appel à un célèbre outil 2.0 de rencontres : Tinder. Après avoir expliqué ce qu’était cette application et quel était son fonctionnement, j’ai demandé aux élèves de compléter une carte profil que j’ai créée pour Roxane et Christian.
Il s’agissait de trouver un âge pour chaque personnage, de le décrire de manière concise et précise en respectant sa caractéristique (la maladresse pour Christian par exemple, le côté exigeant et précieux pour Roxane), de lui trouver une profession actuelle en lien avec son centre d’intérêt ou sa « personnalité », et de terminer la présentation par une phrase de type slogan pour donner envie à la personne qui découvre le profil de le « liker ».
Les élèves, pour la plupart biberonnés à la télé réalité, se sont nourris des profils des candidats ou sont partis dans tous les sens. Il m’a fallu recadrer leur choix en leur répétant qu’il fallait être le plus proche possible des personnages de l’œuvre de Rostand. Ainsi, pour Christian, « le tombeur » selon les élèves, des profils plus pertinents ont été créés : par exemple, un Christian, pompier qui sauve des vies ou un agent des forces de l’ordre qui protège la population. Pour eux, Christian est un homme d’action plus que de parole comme le montre l’issue du dialogue de la scène du balcon. Roxane, quant à elle, la précieuse superficielle selon eux, est plutôt une influenceuse, une experte en communication ou bien encore travaille dans la mode ou le monde de l’édition.
A la question « Pourquoi ne fait-on pas un profil pour Cyrano ? », posée par un élève, j’ai retourné la question à la classe. Il était évident pour beaucoup que Cyrano ne recherchait que l’amour de sa cousine et qu’il ne souhaitait rencontrer personne d’autre. Aussi, l’inscrire sur une plateforme de rencontres n’était-il pas concevable.
Les élèves ont ensuite été amenés à créer des échanges SMS entre les 2 personnages : quelles ont été les consignes et les modalités de travail ?
Pour être fidèle à la pièce, tout commence au théâtre où Christian et Roxane se rencontrent. La consigne était la suivante : « Au théâtre avec une amie, Roxane utilise Tinder et géolocalise dans la salle Christian dont elle like la photo. Commencent alors leurs échanges. Rédigez-les. Vous tiendrez compte du trait de caractère de chacun des personnages et de son rapport au langage. »
L’activité a débuté en classe afin que je puisse m’assurer de la compréhension de la tâche demandée et de la prise en compte de tous les éléments de la consigne. Chaque groupe était ensuite invité, une fois son brouillon validé, à reporter le travail engagé et à le poursuivre sur son mur d’écriture collaborative que je leur avais créé.
Le reste du travail a été réalisé en dehors des heures de cours. Aussi pour favoriser l’écriture collaborative à distance ai-je eu recours au PAD de notre ENT. Ainsi, les élèves n’étaient pas obligés d’être physiquement ensemble pour réaliser le travail demandé. Pour les guider, le scénario et les consignes (à consulter sur mon article dédié à cette activité disponible sur le site de Lettres de l’Académie de Poitiers) leur avaient été remis.
L’avantage du PAD est de permettre au professeur de suivre l’avancée du projet, de le commenter, l’annoter et le corriger. Un délai de 10 jours a été donné. Je supervisais régulièrement l’avancée des productions pour maintenir la dynamique de travail et veiller à ce que le délai imparti soit respecté.
Les élèves ont été amenés à publier ces échanges avec Textingstory, puis sur Adobe Spark Vidéo : pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ? quel vous semble l’intérêt de passer ainsi de l’écriture à la publication numérique ?
Textingstory est une application qui permet de réaliser des vidéos d’échanges de SMS fictifs et de partager les histoires ainsi créées. J’aime valoriser le travail de mes élèves et leur proposer des activités en lien avec les préoccupations et les usages de leur temps. Le choix d’utiliser cette application s’est donc imposé. Les élèves ont pratiquement tous un smartphone et utilisent cette application. Le seul inconvénient est, qu’une fois le film créé, on ne peut plus revenir dessus pour corriger les erreurs ou fautes de frappe.
Pour donner cohérence et cohésion à tous les échanges qui s’inscrivent dans une certaine durée, et dans la mesure où il n’y pas de phase narrative ou de voix off qui contextualise les échanges avec Textingstory, j’ai choisi d’utiliser Adobe Spark Vidéo, outil numérique très facile d’utilisation, qui permet d’associer textes, images et vidéos. Ainsi les élèves ont pu introduire et contextualiser avec un paragraphe narratif voire une voix off les échanges afin de donner du sens à l’ensemble de la production.
Utiliser des outils numériques familiers lève des freins et permet de rendre un travail d’écriture canonique moins rébarbatif. En outre, pouvoir partager avec leur famille ou leurs amis leur création suscite l’adhésion des élèves et participe à donner du sens au travail demandé voire leur permet de prendre davantage confiance en eux.
Au bout du compte, en quoi ce travail d’écriture créative et immersive vous semble-t-il avoir favorisé l’appropriation de l’œuvre ?
Ce travail a permis de lever les difficultés de compréhension et de favoriser l’interprétation.
Ce projet a facilité au sein des binômes, un échange fécond sur les valeurs incarnées par chacun des personnages, autre enjeu du programme de quatrième, ainsi qu’un retour au texte de Rostand afin que les propositions faites soient les plus proches possibles de l’intrigue de la pièce. C’est en cela que nous pouvons dire que les élèves s’approprient l’œuvre.
Cet exercice a par ailleurs permis aux élèves de s’interroger sur le rapport à la langue : que signifie être éloquent ? maîtriser ou ne pas maîtriser le langage ? Certains ont ainsi volontairement introduit des abréviations, de l’argot ou des erreurs de syntaxe dans le discours de Christian (oubli du « ne » de la négation par exemple). Ils ont en outre fait une recherche de lexique soutenu pour rédiger les SMS de Christian/Cyrano. Pour être au plus près du texte de Rostand, les élèves se sont efforcés de jouer avec les sons et les images pour rendre la musicalité et la beauté du texte initial.
Que répondriez-vous à ceux qui s’offusqueraient de cette intrusion du langage SMS dans la langue littéraire et scolaire ?
Il n’a jamais été question pour moi de faire l’apologie du langage SMS mais de trouver des déclencheurs d’écriture qui ne sont pas bloquants et d’utiliser des outils stimulants. Je tenais par cette activité à montrer aux élèves que l’on peut utiliser le SMS d’une manière plus élégante et soignée, les sensibiliser au fait que ce l’on observe dans ces courts échanges, en dit beaucoup sur la personne qui les écrit, mais peut être aussi stigmatisant. Indirectement, je souhaitais les inciter à revoir leur pratique sociale du SMS, à mettre des mots sur les émoticônes dont ils usaient et abusaient au début de l’activité, à enrichir leur vocabulaire et, vœu pieux voire sans doute utopiste, à prendre du plaisir, l’espace de quelques mots, à manier notre belle langue française.
Parce que Cyrano et Roxane sont des amoureux des beaux mots, un langage soigné, châtié voire musical était attendu. Si dans certaines répliques de Christian, des abréviations ou fautes délibérées de syntaxe ont été faites, c’était, selon les élèves, afin de montrer que le personnage ne maîtrise pas aussi bien la langue que Cyrano.
Le dispositif vous parait-il transférable avec profit ?
Je pense que ce dispositif est transférable avec profit pour rendre compte d’une lecture cursive ou faire le bilan de l’étude d’une œuvre en classe.
On peut imaginer, à l’instar d’une collègue, une correspondance entre un personnage de l’histoire et un autre personnage qui ne fait pas partie de l’intrigue, ou inventer la correspondance entre un élève et son correspondant sur l’œuvre en question avec un jeu de questions-réponses. Exemple d’amorce possible : « Mon professeur de français me demande de lire Cyrano de Bergerac. L’as-tu lu ou étudié ?… De quoi ça parle ?… Qu’en as(tu pensé ? … » Ce travail d’écriture épistolaire 2.0 permet de rendre compte de la compréhension d’une lecture, de travailler l’expression du goût et de la sensibilité ainsi que l’argumentation dès lors qu’un avis est demandé.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut