Que penser des nouveaux programmes de maternelle ? Guislain Leroy, maître de conférences à l’université Rennes 2, les situe dans une évolution déjà ancienne qui affirme de plus en plus la « scolarisation » de l’école maternelle. Il dénonce le manque de bienveillance des enfants soumis, dans les nouveaux programmes, à une évaluation dès la petite section. Il proteste aussi contre l’impasse faite par le Conseil supérieur des programmes sur la recherche.
Depuis une quarantaine d’années environ, l’école maternelle a beaucoup changé. Les demandes de résultats scolaires envers elle se sont accrues. De programmes en programmes, les activités liées à l’ « affectif » ou au « vivre ensemble » ont été peu à peu reléguées au second plan, au profit des « fondamentaux » (lire, écrire, compter) et des activités censés y préparer (graphisme, phonologie). Des activités comme le dessin, jadis une des plus présentes dans les classes, n’y ont quasiment plus droit de cité ; les activités d’ « arts plastiques » ont désormais plus régulièrement pour objet de travailler le graphisme que la créativité. Ces évolutions sont allées de pair avec l’instauration d’un rythme d’apprentissage plus dense, et d’objectifs d’acquisitions plus précoces. Ainsi, en petite section, on travaille désormais les mathématiques ou les reconnaissances de lettres, dans le cadre d’une mise au « travail » très scolaire (assis, concentré face à une tâche individuelle), ce qui n’était pas le cas dans les années 1960-70-80, où des manuels pour enseignants proposaient de ne pas y mettre de chaise.
Une scolarisation pressante
Paradoxalement, alors même que cette logique de « scolarisation » de l’école maternelle a été mise en œuvre pour gagner en « efficacité », tout porte à croire qu’elle la dessert. On est censé apprendre beaucoup et vite, trop vite. De là, les élèves qui arrivent en maternelle avec le moins de savoir et savoir-être scolaires se trouvent vite mis de côté, ne pouvant suivre ce rythme intense (Leroy, 2020). Dès la petite section (2, 3 ans), des élèves sont ainsi qualifiés d’ « élèves en difficultés » ou jugés pas assez « autonomes ». Ce sont presque toujours des élèves issus des milieux les plus modestes. Il est donc des liens indéniables entre la recherche de performance précoce et la mise à l’écart des moins bien dotés scolairement par leur milieu d’origine.
Par ailleurs, la pression en résultats scolaires à l’école maternelle est directement impliquée dans des situations de stress des enseignants (au cours de cette même période, ils ont été de plus en plus responsabilisés dans la réussite de leurs élèves, comme si elle ne dépendait que d’eux et de leurs ajustements didactiques censés être permanents et toujours en amélioration), mais aussi, par ricochet, des élèves. Ici, les évaluations précoces, qui se sont développées au cours de cette même période, non sans résistance des enseignants de maternelle dans les années 1990, jouent un rôle : charge de travail supplémentaire pour les enseignants (alors même que nombre d’entre eux n’y voient qu’une contrainte administrative, qui ne les aide pas dans leur travail quotidien, mais l’alourdit, comme dans bien d’autres mondes professionnels), stress plus ou moins diffus du côté des enfants.
Quid de la bienveillance
Partant de là, que dire ces nouveaux programmes de maternelle ? Certains passages en réfèrent à la prise en compte de la psychologie affective de l’enfant, à son « épanouissement », la « bienveillance » ou encore au jeu libre. Pour la première fois, est évoquée l’idée que l’école maternelle pourrait exposer l’enfant à un « stress scolaire » (p. 9), écho feutré à ce que nous venons d’évoquer (voir également ci-après). Hélas, il semble qu’il ne s’agisse globalement que de formules convenues, car le sens premier de ce texte est indubitablement ailleurs. Son objectif est bien plutôt de donner une place plus forte (encore !) aux activités liées à la « langue française » et aux mathématiques ; leur évocation se taille la part du lion. En petite section (2, 3 ans), les enfants seront censés rien moins que « s’approprier petit à petit l’organisation grammaticale de la langue française » ! Il s’agit aussi de développer plus encore l’évaluation, et encore plus tôt… Nous retrouvons un certain nombre d’éléments des programmes de 2008, qui avaient constitué un acmé au sein du processus de « scolarisation » de l’école maternelle.
Nous sommes lassés que rapidement soit évoquée la « bienveillance », comme une formule obligée, et que s’ensuivent des développements uniquement consacrés à l’explicitation didactique de visées scolaires toujours plus ambitieuses. Cette simple juxtaposition oblitère que la logique de scolarisation de l’école maternelle peut très largement entrer en concurrence avec le bien-être réel des enfants. Peut-on croire que l’enfant évolue dans un réel climat d’ « épanouissement » quand on l’évalue dès 2 ans et que l’on fait preuve d’ « exigence » et d’ « ambition », en attendant des compétences toujours plus « précoces » (pp. 6, 33) ? D’autant qu’un réel mal-être enfantin à l’école maternelle est dorénavant documenté, ne peut plus être nié, directement imputable à la recherche de performance (Brougère, 2010 ; Leroy, 2019 ; Garnier et Brougère, 2017), que l’on souhaite ici renforcée. On rappellera que la période de scolarisation de l’école maternelle a été de pair avec une disparition dans les programmes de maternelle des thématiques psychanalytiques qui permettaient de penser la relation adulte / enfant autrement que comme une simple relation enseignant / élève. On aimerait entendre M. Cyrulnik à ce propos, ici utilisé comme « caution » sur la question du bien-être de l’enfant. Ces notions psychanalytiques permettaient jadis de donner une assise théorique à la question du bien-être psycho-affectif de l’enfant toute autre que les développements du présent texte à ce propos, terriblement pauvres et indigents conceptuellement (pp. 17-18).
Quid de la recherche ?
Si la psychanalyse manque donc peut-être à l’école maternelle, il en va de même de la sociologie. Plusieurs passages de cette note d’analyse affirment que ce changement de programme viserait à une plus grande « justice sociale » (p. 8), seraient au service des « élèves socialement défavorisés » (p. 5). Comment dès lors expliquer que l’ensemble des sociologues de l’école maternelle, spécialistes s’il en est de la question des inégalités sociales, soient systématiquement mis à l’écart de son analyse depuis plusieurs années sous le ministère de Monsieur Blanquer ? Nous pensons aux Assises de l’école maternelle, totalement fermées, ou encore au très récent « colloque sur le professeur du XXIe siècle ». Si l’objectif est de rendre l’école maternelle plus égalitaire, les sociologues ne sont-ils pas parmi les plus à même de traquer les reproductions d’inégalités sociales, voire de proposer des manières de les combattre, y compris en formation (p. 9) ? Il est des textes sociologiques qui peuvent donner des pistes d’améliorations pédagogiques pour davantage lutter quotidiennement contre les inégalités sociales (Leroy, 2020), contrairement à ce que M. Blanquer a pu dire de la sociologie, censée se complaire dans la « délectation morose » selon ses propres mots, hautains. Et surtout : comment justifier la mise en ban de tout un pan important de la recherche française sur l’école maternelle, alors même le présent texte n’a de cesse de se dire fondé par « la recherche » ? La recherche n’est pas une ! Il ne s’agit d’ailleurs pas de jeter l’anathème sur les recherches neuroscientifiques, en jouant une science contre l’autre, mais plutôt de critiquer l’usage exclusif et dogmatique qui en est fait, alors même que sociologues et spécialistes du cerveau peuvent au demeurant dialoguer, ainsi des échanges bien connus entre Pierre Bourdieu et Jean-Pierre Changeux. Qui ne perçoit que les recherches neuroscientifiques sur les performances insoupçonnées des jeunes enfants sont ici instrumentalisés pour rechercher aussi la précocité à l’école maternelle (p. 33) ?
La société contemporaine attend des enfants de plus en plus précocement performants, ce qui s’effectue au prix de la mise en concurrence et du stress dès le plus jeune âge, le tout au détriment des moins bien dotés par leur milieu d’origine. Puisse l’école maternelle être un lieu, non d’immixtion de ces travers, mais bien de résistance à ces derniers, matrice qui sait d’une société autre !
Ghislain Leroy
maître de conférences à l’université Rennes 2
L’école maternelle une école de la performance
Réforme de la maternelle : le dossier
Brougère, G. (2010). Le bien-être des enfants à l’école maternelle: Comparaison des pratiques pédagogiques en France et en Allemagne. Informations sociales, 160(4), 46-53.
Garnier, P. & Brougère, G. (2017). Des tout-petits « peu performants » en maternelle. Ambition et misère d’une scolarisation précoce. Revue française des affaires sociales, , 83-102.
Leroy, G. (2019). Le travail des émotions enfantines à l’école maternelle. Contribution à l’étude des primes socialisations. Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, vol. 52(3), 53-72.
Leroy, G. (2020). « Ateliers » et activités montessoriennes à l’école maternelle : quel profit pour les plus faibles ?. Revue française de pédagogie, 207(2), 119-131.