Pris à parti, parmi d’autres, dans un récent rapport de la Cour des comptes, Roland Goigoux revient sur les conditions et les résultats de son étude « Lire et écrire au CP » pour contester mot par mot les affirmations de la Cour. Il invite la Cour à réviser son jugement.
Dans sa contribution, « L’Éducation nationale : organiser son évaluation pour améliorer sa performance », la Cour des comptes commente l’enquête Lire et écrire au CP que j’ai dirigée. Sans entrer ici dans l’analyse de l’ensemble du rapport dont le parti-pris idéologique est criant, une exigence de vérité factuelle me conduit à apporter trois correctifs.
Une étude couteuse ?
La Cour mentionne un budget de 700 000 euros alors que la DGESCO a seulement déboursé 239 000 euros (172 000 pour les salaires des étudiants évaluateurs et 66 240 pour celui d’un professeur des écoles détaché à mi-temps). L’écart énorme entre ces deux chiffres s’explique par le mode de calcul retenu par la Cour qui s’appuie sur un budget consolidé, c’est-à-dire un budget qui inclut une quotité des salaires des personnels ayant contribué à l’étude au titre de leurs fonctions habituelles (par exemple mon propre salaire d’enseignant-chercheur à l’université Clermont-Auvergne ou celui des personnels administratifs de l’ENS Lyon). Si ce mode de calcul avait été appliqué aux autres travaux cités dans le rapport il aurait fallu inclure les salaires des universitaires et des personnels de la DEPP ou de la DGESCO qui y ont contribué, sans oublier l’auto-facturation de la location de leurs propres salles de travail.
Une étude controversée ?
La Cour fait état de la présentation de notre projet au comité scientifique de la DGESCO en juin 2014 et prétend que « maints aspects de l’étude furent contestés, tant au plan méthodologique que des résultats ». C’est faux. Au moment où le comité s’est réuni, l’étude était en cours et les premiers résultats n’ont été diffusés qu’au mois de septembre 2015 lors d’un colloque à l’ENS Lyon en présence et sous la présidence de la Ministre, madame Najat Vallaud-Belkacem. Le rapport de recherche n’a été publié qu’en mars 2016. Comment le conseil scientifique aurait-il pu débattre des résultats deux ans plus tôt ?
Un seul aspect fut contesté : la méthodologie. Le débat a été vif entre le porteur du projet qui proposait d’évaluer l’effet de pratiques pédagogiques ordinaires (non modifiées par le dispositif de recherche) et Stanislas Dehaene. Celui-ci rejetait les modèles multiniveaux utilisés pour évaluer « l’effet-maitre » et prétendait que seules les études expérimentales randomisées (avec innovation introduite par les chercheurs) étaient valides pour établir des relations causales en sciences humaines. La Cour omet aussi de signaler que le neuroscientifique était juge et partie : elle passe notamment sous silence l’étude randomisée qu’il avait montée avec le soutien du directeur général de l’enseignement scolaire, Jean-Michel Blanquer, en 2010. Le budget de cette étude fut équivalent à celui de l’enquête Lire et écrire au CP : 250 000 euros attribués par la DGESCO et un budget consolidé jamais publié. Nous tenons les documents relatifs à cette étude à la disposition de la Cour si elle souhaite compléter sa documentation. Cette étude, fort instructive mais injustement oubliée par l’Éducation nationale et la Cour des comptes, a montré que les élèves du groupe expérimental (4 entrainements ciblés en fonction des besoins des élèves) n’apprenaient pas mieux que ceux du groupe témoin (pratiques ordinaires).
La Cour oublie aussi de mentionner qu’en juin 2014 Jean-Emile Gombert, l’expert de psychologie cognitive mandaté pour établir un rapport devant le conseil scientifique de la DGESCO, a donné un avis favorable au projet Lire et écrire au CP ce qui a conduit Florence Robine, directrice générale, à débloquer les fonds quelques jours plus tard. L’étude initiée avec le soutien de son prédécesseur Jean-Paul Delahaye a pu ainsi aller à son terme.
La Cour omet enfin de signaler qu’à la suite de notre enquête plus d’une quinzaine d’articles ont été publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture, ce qui est la norme en vigueur pour la reconnaissance de la qualité d’une recherche. Deux chercheurs du groupe ont été sélectionnés par le conseil scientifique de la conférence de consensus du CNESCO pour en exposer les principaux résultats et enseignements, repris dans les conclusions de la conférence.
Une étude stérile ?
La Cour termine son commentaire par une énormité qui montre à quel point elle est mal documentée : « aucune position pour orienter des pratiques pédagogiques courantes n’a pu être dégagée. »
L’évocation de quatre résultats de l’étude Lire et écrire au CP ayant eu des retombées notoires devrait lui suffire pour réviser son jugement.
– Nous avons établi l’effet positif du temps consacré aux activités d’encodage (dictée et essais d’écriture) sur les apprentissages des élèves initialement faibles alors que le ministère survalorisait le décodage. En 2015, la Ministre a incité les enseignants à organiser des dictées quotidiennes dès le cours préparatoire en faisant explicitement référence à ce résultat.
– Nous avons montré que l’enseignement était plus efficace si l’étude des correspondances entre lettres et sons était conduite plus rapidement que ne le font habituellement les maitres de cours préparatoire. Le ministère de l’Éducation nationale a transformé ce résultat en recommandation en 2017 sur son site Eduscol.
– Nous avons montré que l’enseignement était bénéfique aux élèves faibles si les textes choisis comme supports de lecture étaient suffisamment déchiffrables. Ce résultat nous a conduit à éditer Anagraph, une plateforme numérique gratuite permettant aux enseignants de CP d’évaluer la part déchiffrable de leurs supports didactiques. Valorisée elle aussi par Eduscol, elle compte déjà 5000 abonnés, utilisateurs réguliers. Elle est en passe de modifier l’édition de manuels et elle a retenu à ce titre l’attention du nouveau conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN).
– Nous avons montré que les compétences requises pour comprendre des textes entendus (c.-à-d. lus à haute voix par l’adulte) influençaient beaucoup les compétences en lecture autonome. Ce résultat original, connu durant l’été 2015, a été intégré par les auteurs du programme du cycle 2 qui demandent aux professeurs de CP d’enseigner la compréhension de textes entendus en parallèle de l’enseignement du décodage, sans attendre la maitrise du déchiffrage.
Bref, si la Cour avait interrogé les inspecteurs de l’Éducation nationale (la note de synthèse du rapport Lire et écrire au CP a été téléchargée par 80 % des circonscriptions primaires de France), elle aurait constaté que l’étude dont elle reconnait « l’ampleur exceptionnelle » avait un impact qui l’était tout autant.
Nous invitons donc la Cour à réviser son jugement et à visionner la conférence que nous avons proposée pour la formation continue des professeurs des écoles, conférence filmée qui peut être consultée sur le site du centre Alain Savary (IFé-ENS Lyon). Entièrement consacrée aux conséquences pédagogiques concrètes de notre recherche, elle a déjà été visionnée plus de 50 000 fois.
Roland Goigoux,
Professeur des Universités, Université Clermont-Auvergne