« Il nous semble paradoxal de constater que les débats conduits à l’université sur l’avenir de la formation des enseignants ne font pas état des recherches universitaires réalisées sur ce sujet ». Professeur à l’université Blaise Pascal, Roland Goigoux rend compte d’un colloque et d’un ouvrage sur la formation des nouveaux enseignants. Entre savoirs théoriques et pratiques, c’est la question de l’alternance et de la position des formateurs qui est interrogée. « Quelles sont les formes pédagogiques les plus appropriées à la formation d’adultes déjà longuement scolarisés et formés à l’université ? »
Il nous semble paradoxal de constater que les débats conduits à l’université sur l’avenir de la formation des enseignants ne font pas état des recherches universitaires réalisées sur ce sujet. Par exemple celles qui portent sur les publics auxquels sont adressées les formations professionnelles et sur leurs apprentissages professionnels.
Nous défendrons ici l’idée que la réflexion collective sur les contenus et les modalités des futurs masters consacrés aux métiers de l’enseignement serait plus pertinente si elle prenait en compte les caractéristiques du développement professionnel des débutants, les dynamiques de leurs apprentissages et de leurs transformations identitaires.
Dans cet esprit, notre laboratoire de recherche sur l’enseignement (PAEDI, Université Blaise Pascal, EA 4281) a organisé en décembre 2008 un colloque (1) qui donne lieu, un an plus tard, à la publication d’un ouvrage aux Presses Universitaires Blaise Pascal : Les parcours de formation des enseignants débutants (Goigoux, Ria et Toczek-Capelle, 2009). Sans prétendre synthétiser les résultats des seize recherches sélectionnées à cette occasion, nous voudrions nous attarder sur quatre pistes qui nous semblent s’en dégager. Et qui sont autant de contributions aux débats actuels.
Régularités et invariants du développement professionnel
L’ouvrage que nous publions s’intéresse aux régularités observées dans le développement professionnel des nouveaux enseignants examine la possibilité d’en tirer des conséquences pour améliorer la formation.
Si le concept de professionnalisation indique une intention sociale (celle de l’institution scolaire), celui de développement professionnel évoque plutôt une dynamique personnelle, alimentée par les situations de formation et d’enseignement que les professeurs rencontrent. Selon la majorité des auteurs, ce développement résulte d’un débat entre trois composantes : soi, l’institution scolaire et les pairs (les collègues du débutant). Lorsque les normes et modèles de l’institution sont en décalage avec ceux véhiculés par les enseignants en exercice, les débutants sont placés devant des dilemmes, surtout s’ils jugent qu’un professionnel est, par définition, « quelqu’un qui respecte dans sa pratique les procédures et les normes établies par la profession » (Bourdoncle). Ainsi par exemple, dans l’étude de Daguzon, les professeurs des écoles stagiaires (PE2), distinguent une prescription maximale et exigeante, un idéal qu’ils évoquent en parlant de « ce qu’il faut faire en théorie », et une prescription minimale, moins exigeante mais plus réaliste qui représente le seuil d’entrée dans le professionnalisme. C’est pourquoi les stages en responsabilité apparaissent comme l’élément essentiel de leur formation initiale : ils confrontent la prescription secondaire, celle de l’institut de formation, à la réalité du métier. Le passage de l’une à l’autre s’effectue à travers le filtre des actes convenus que l’histoire de leur métier a retenus et que leurs collègues expérimentés incarnent. Cet intercalaire social, qu’Yves Clot nomme le genre professionnel, les aide à trier, à opérationnaliser et à réorganiser les éléments des multiples prescriptions primaires et secondaires qui leur sont adressées, en un mot à redéfinir les tâches qu’ils se donnent à eux-mêmes.
Plusieurs recherches indiquent que les professeurs des écoles débutants partagent progressivement non seulement les conceptions mais aussi les interrogations et les préoccupations de leurs collègues en exercice, ce qui fonde leur sentiment d’appartenance au collectif. Partager des questions, même sans leur apporter des réponses identiques, contribue à faciliter leur construction identitaire. Ces questions ou problèmes professionnels, ainsi que les principes élaborés par les débutants pour les résoudre, sont inventoriés dans les chapitres de ce volume consacrés à l’enseignement primaire. En voici une brève synthèse.
Le premier problème, mis en évidence par toutes les recherches, est la nécessité de « tenir sa classe » et de « faire autorité ». La reconnaissance qui en découle provient à la fois des élèves, des collègues et des parents : elle fonde le sentiment de professionnalisme qui se forge à l’occasion des premières expériences de responsabilité de classe. Contrairement aux professeurs de lycée et collège dont la réussite au concours enclenche la reconnaissance institutionnelle, le professeur des écoles n’obtient avec le concours que le droit d’entrer en formation. La reconnaissance professionnelle viendra ensuite et sera déterminée par sa capacité à « faire classe », à la différence des enseignants-stagiaires du second degré dont le sentiment de devenir un professionnel passe par la confirmation, donnée par la réussite au concours, d’être un spécialiste de sa discipline. Ceci explique la profonde différence d’ancrage temporel de la professionnalisation entre second et premier degré. Et cela permet d’anticiper les difficultés que pourrait générer la réforme de la formation des enseignants si elle retardait les premières expériences en responsabilité : un étudiant parviendra-t-il à adopter en stage la posture d’un professionnel et à réaliser les apprentissages qui en découlent s’il est privé de la part de légitimité que lui confère aujourd’hui la réussite au concours de recrutement ?
Le second problème commun aux professeurs des écoles débutants est celui du règlement des tensions, voire des contradictions, dans la conduite de la classe entre les logiques d’apprentissage d’une part et les logiques de socialisation d’autre part. Lorsqu’ils enseignent dans des conditions difficiles, les débutants sont avant tout préoccupés par l’installation d’une « paix scolaire » que Butlen et al. présentent comme le résultat de la combinaison de « la paix sociale » et de « l’adhésion au projet d’enseignement du professeur ». Il s’agit d’établir et de faire accepter par les élèves des règles de fonctionnement permettant d’obtenir le calme, le contrôle des prises de paroles et un climat de sécurité, tout en parvenant à les enrôler rapidement et sans trop de résistance dans les tâches scolaires. Cette paix scolaire cependant est parfois obtenue grâce au respect d’une certaine « discipline » sans être accompagnée d’une adhésion des élèves au projet d’enseignement. Les débutants apprennent alors à anticiper la lassitude des élèves en réduisant leurs exigences ou en raccourcissant les temps d’activité. Pour obtenir la paix scolaire, ils ont recours à de gestes professionnels inventoriés par les chercheurs : maintenir constamment la « pression » sur les élèves, maintenir un rythme de travail soutenu, maintenir l’adhésion des élèves en ménageant une place à chacun, garder le contact avec les élèves en restant très proche de leurs formulations, etc. Rares sont les débutants cependant, lorsqu’ils exercent en milieux difficiles, qui obtiennent l’adhésion des élèves à leur projet d’enseignement sans réviser leurs ambitions à la baisse.
Lorsqu’ils exercent dans des situations moins difficiles, les débutants s’efforcent progressivement de satisfaire d’autres exigences et d’affronter d’autres problèmes. Ils cherchent à avancer dans le programme et à enchaîner les séquences didactiques en se basant sur ce que la majorité des élèves semble capable de « suivre ». Ils veulent mettre les élèves au travail et, si possible, « en activité », c’est-à-dire dépasser la simple occupation pour atteindre une activité constructive du point de vue des apprentissages. Les critères retenus pour évaluer la réussite de cette entreprise sont la participation des élèves aux échanges en classe et le maintien de leur attention tout au long des séances didactiques.
Ce n’est que plus tard, lorsqu’ils auront réglé les principaux problèmes de conduite de classe, que les débutants parviendront à vérifier si l’enseignement dispensé débouche bien sur les apprentissages visés, voire à différencier leur enseignement. Ils découvriront alors de nouvelles interrogations telles que : comment concilier l’avancée du temps didactique avec le respect de la parole enfantine ? Comment motiver les élèves sans les détourner des enjeux des apprentissages ? Comment conduire la classe sans se fixer sur un niveau moyen qui exclut les plus faibles ? Comment favoriser l’activité des élèves sans dénaturer les objets de savoir ?
Une question que le colloque n’a pas élucidée porte sur les invariants de ce développement professionnel. Peut-on vraiment parler d’ordre entre des étapes développementales ? Tous les débutants vont-ils progressivement d’une maîtrise de la conduite de leur groupe-classe vers la prise en compte des différences interindividuelles dans les apprentissages en passant par la maîtrise progressive de leur planification didactique et l’acquisition des gestes professionnels de régulation du déroulement de la tâche et de l’activité des élèves ? Si c’était le cas, cela remettrait en question les scénarios de formation qui commencent par la fin, c’est-à-dire qui ont des exigences trop précoces, ceux qui demandent aux débutants de s’intéresser au traitement des erreurs de leurs élèves avant de leur apprendre à réguler l’attention de ceux-ci lors des phases d’enseignement. Même les enseignants chevronnés ne régulent que rarement leur activité en prenant des informations sur les procédures utilisées par leurs élèves : le plus souvent ils ne traitent que des indices comportementaux (indices attentionnels) et se basent sur la proportion des réussites aux questions posées.
En d’autres termes, une part des critiques adressées aux formateurs semble relever d’un excès d’ambition : si l’on attend trop et trop tôt d’un débutant, ne prend-on pas le risque de le renvoyer à une impuissance démobilisatrice ?
Cette question est d’autant plus vive que toutes les recherches indiquent que l’expérience de la responsabilité d’une classe est ressentie comme une épreuve, au double sens de rite initiatique et de souffrance engendrée, accompagnée d’une angoisse de la validation. Cette expérience est suffisamment douloureuse pour expliquer une part de l’agressivité des stagiaires à l’égard de ceux qui l’incarnent, les formateurs des IUFM. D’autant qu’ils déplorent de ne pas connaître les critères qui organisent le jugement porté sur leur activité, voire leur personne, par leurs tuteurs, leurs formateurs ou leurs supérieurs hiérarchiques et qu’ils ont parfois le sentiment de devoir répondre à des attentes contradictoires. L’épreuve de la prise de responsabilité ou de poste s’accompagne du sentiment de « ne pas être prêt », de « ne pas savoir faire », qui est aisément attribué à formation jugée insuffisante. Elle ne peut contribuer à un développement professionnel harmonieux que si elle est franchie avec succès.
Ceci implique que les conseils apportés lors des stages soient adaptés et que les enseignements délivrés à l’institut soient ajustés aux compétences présentes des stagiaires. Faute de quoi ces enseignements peuvent être jugés passionnants par les uns et inutiles par les autres. En d’autres termes, les mêmes formations produisent des effets très différents sur les enseignants débutants selon leur niveau initial. Certains rejettent fortement les prescriptions secondaires (celles de l’IUFM) et renoncent à l’idéal pédagogique promu par l’institut de formation. D’autres, refusant les compromis qu’implique la pratique, en restent à l’idéal et ajournent leur passage à l’acte pédagogique : ils tergiversent et ne s’engagent pas vraiment dans le travail. D’autres encore, fort heureusement les plus nombreux, s’engagent dans une redéfinition de leur tâche sans perdre de vue un idéal à long terme. Celui-ci constitue alors un repère qui les aide à prendre des risques, à s’engager sur le chemin de l’élaboration de leur propre pratique.
La solution, une fois encore, consiste à chercher à définir, pour chaque public en formation, où se situe le potentiel de développement de chacun. Tâche extrêmement difficile qui pourrait être facilitée par la lecture des résultats des recherches qui portent sur les préoccupations des débutants dont nous avons dit qu’elles étaient simultanément orientées dans trois directions :
– vers eux-mêmes (d’une part leur posture, leur identité, leur estime de soi, leur bien-être et, d’autre part, leurs scénarios didactiques et le déroulement des tâches prévues)
– vers les élèves (le groupe, l’enrôlement dans les tâches, le maintien de l’attention et de l’action, la réussite aux tâches, les procédures et erreurs des élèves)
– vers les autres professionnels (le conseiller, l’inspecteur, les collègues, les parents, etc.)
Ces recherches publiées peuvent être une source précieuse d’information pour les formateurs à condition que ceux-ci ne cherchent pas à s’ajuster trop étroitement aux compétences des débutants. Ce serait alors un défaut d’ambition qui leur serait fort justement reproché.
Transmettre ou construire des savoirs professionnels ?
Le second débat porte sur la manière dont les débutants acquièrent leurs savoirs professionnels. Ce débat fait écho aux controverses entre stagiaires et formateurs, par exemple sur l’importance à accorder, durant les temps de formation à l’IUFM, aux échanges entre stagiaires et à la mutualisation de leurs expériences.
Carole, une jeune professeur de Lettres dont les propos ont été retranscrits par Marie-Laure Elalouf, manifeste ainsi, par exemple, son désaccord : « Ce qui m’a beaucoup gênée à l’IUFM / c’est cette conception de l’enseignement qu’on met en commun avec autrui toutes ses difficultés / on essaie de faire émerger des solutions / moi / je me sens beaucoup plus en confiance si j’ai un maître qui me dit moi je fais comme ça. »
Cet avis, même s’il n’est pas partagé par tous les néo-titulaires, fait écho à plusieurs questions que didacticiens, pédagogues et sociologues abordent dans notre ouvrage :
– les connaissances professionnelles sont-elles véritablement plus solides si elles sont élaborées au terme d’échanges entre novices plutôt que transmises par des professeurs expérimentés ? Quelle part doit-on accorder à la construction ou à la transmission de connaissance en formation professionnelle ? Et pourquoi le débat sur « ce qui se transmet » et « ce qui se construit », vif dans le champ de l’enseignement, est-il absent dans le champ de la formation ?
– quelles sont les formes pédagogiques les plus appropriées à la formation d’adultes déjà longuement scolarisés et formés à l’université ? Pour mieux faire comprendre leurs propositions, les formateurs ont parfois recours avec leurs étudiants à des formes pédagogiques analogues à celles qu’ils voudraient que ceux-ci utilisent avec leurs jeunes élèves : cette quête d’isomorphisme ne produit-elle pas un effet préjudiciable aux apprentissages professionnels ?
– qu’est-ce qui justifie le refus de certains formateurs de présenter des réponses concrètes aux questions que les jeunes professeurs leur posent ? La dénonciation de ce qui est présenté comme une demande de « recettes » n’est-elle pas le signe d’un manque de confiance dans leurs capacités de distanciation ?
Précisons avant d’aller plus loin que nous ne sacralisons pas la parole des acteurs, formés ou formateurs : le travail des chercheurs en sciences humaines et sociales consiste précisément à analyser cette parole dans son contexte en fonction des cadres théoriques mobilisés. Les exemples proposés ici ne servent qu’à illustrer notre raisonnement et ils trouvent leur légitimité dans la rigueur des travaux de recherches qui les contextualisent et en proposent une interprétation. Nous savons aussi que les jugements des étudiants sur les formations sont contrastés et qu’ils diffèrent selon leur expérience et leur histoire personnelle et scolaire. Nous pensons cependant que cette parole doit être entendue dans sa diversité et sa complexité pour contribuer à l’élaboration d’un bilan critique des formations réalisées depuis une quinzaine d’années ; c’est, selon nous, l’une des conditions de leur amélioration.
Les débats organisés lors du colloque ont montré par exemple que les désaccords entre stagiaires et formateurs s’accentuent lorsque les premiers revendiquent l’accès à une autonomie la plus rapide possible alors que les seconds s’inquiètent de savoir si cette autonomie ne s’acquerra pas au prix d’une soumission aux habitudes et aux normes jugées les plus contestables de la profession enseignante.
Les stagiaires demandent qu’on les aide à réussir leurs premiers pas dans le métier et, sur ce point, les recherches semblent indiquer qu’ils ont raison : la réussite initiale apparaît comme un facteur de motivation et de progrès, démultipliée lorsqu’elle est accompagnée d’une théorisation de l’action réussie.
La pertinence d’une formation en alternance semble donc résider dans l’association progressive de trois composantes : l’action professionnelle (c’est pourquoi les stages sont indispensables très tôt dans le parcours de formation), la réussite de l’action (c’est pourquoi ces stages doivent être fortement encadrés par des tuteurs), la compréhension de l’action et des conditions de sa réussite (c’est pourquoi l’institut de formation doit donner aux stagiaires les moyens de redécrire leurs expériences hors de l’urgence de l’action quotidienne).
La formation ne peut faire l’économie d’aucune de ces trois composantes, même si une majorité de débutants valorise les deux premières. À l’inverse, les formateurs qui consacrent trop de temps, trop tôt et trop vite, à l’analyse de pratiques insuffisamment maîtrisées prennent le risque d’être moins efficaces et d’être vivement critiqués par leurs étudiants. Tout comme devraient l’être les administrateurs de l’Éducation nationale lorsqu’ils placent prématurément et sans aide conséquente les jeunes lauréats aux concours de recrutement en pleine responsabilité d’une classe difficile. D’une part, parce que les débutants ne sont pas assez protégés d’échecs ou de souffrances lourds de conséquences pour leur devenir professionnel. D’autre part, parce que ceux-ci engagent toutes leurs ressources physiques, intellectuelles et émotionnelles dans la gestion de la classe : pris par l’urgence de la situation et absorbés par les exigences des préparations et des réalisations quotidiennes, ils ne peuvent pas trouver le temps de suspension qui permet le recul nécessaire. Ils ne parviennent pas à « penser la classe », justement parce qu’ils la font trop. Dans ce cas, les stagiaires n’attendent plus de la formation que des conseils immédiatement utilisables, délaissant les nécessaires détours requis par des apprentissages professionnels plus complexes, plus structurés et plus fondamentaux. La satisfaction de leurs besoins immédiats peut asphyxier leur réflexion et les priver des ressources qui leur permettraient d’évoluer favorablement et durablement.
Les controverses virent au conflit lorsque les stagiaires pensent que les formateurs n’assument pas leur première mission qui est de leur transmettre les fondements des pratiques ordinaires de leurs aînés expérimentés. Certains formateurs, en effet, semblent hésiter à présenter aux débutants des pratiques pédagogiques de référence (des « modèles ») et à mettre à leur portée des savoir-faire efficients et rôdés ou à valoriser les outils professionnels existants : manuels, logiciels, guides didactiques, etc. Or, éluder tout cela sous prétexte de complexité et de diversité des situations d’enseignement ou, pire, railler les demandes de « recettes » formulées par les stagiaires conduit invariablement à l’effet inverse de celui recherché : les novices imitent leurs aînés sans aucune distance critique. Les débats menés lors du colloque révèlent que trop de formations, surtout dans le premier degré, ont survalorisé l’innovation pédagogique et l’inventivité des débutants. Les missions confiées aux écoles normales d’instituteurs dans les années 1970/1980, par exemple, impliquaient de leur part une forte contribution à la rénovation pédagogique impulsée par l’institut national de la recherche pédagogique (INRP) : les débutants étaient alors considérés comme les fers de lance de la transformation de l’école. Ils étaient chargés de mettre en œuvre des techniques que les enseignants chevronnés ne maîtrisaient pas et ils devaient concevoir des scénarios originaux avant de s’être approprié les gestes de base de leur métier.
C’est pour éviter de renouveler ces erreurs que la recherche en éducation doit, selon nous, non seulement jouer un rôle d’observatoire des pratiques enseignantes mais aussi assurer une mission de conservatoire de celles-ci afin de constituer des ressources pour l’action des formateurs. Ces derniers, lorsqu’ils ignorent ou dévalorisent les outils utilisés « sur le terrain », se coupent d’une partie de leur public car, en disqualifiant les pratiques ordinaires, ils perturbent le processus de socialisation professionnelle des débutants. Leur intention cependant est parfois louable : considérant les difficultés non résolues dans la lutte contre l’échec scolaire, ils souhaitent faire avancer l’innovation au service de la démocratisation du système scolaire. Mais les débutants se demandent s’il est bien raisonnable de les investir d’une mission d’avant-garde pédagogique sans leur transmettre les savoir-faire efficients et rôdés de leurs aînés, ni leurs outils professionnels. Bref, s’il convient d’innover pour améliorer l’efficacité de l’école, ne faut-il pas compter d’abord sur les enseignants chevronnés ?
De la théorie à la pratique pédagogique : l’abîme qui sépare une idée de sa réalisation
Le troisième débat porte sur l’écart, déploré par bon nombre d’étudiants et de stagiaires, qui sépare « la théorie » de « la pratique » même si tous n’attribuent pas le même sens à ces deux mots.
Le premier problème soulevé est celui d’apports jugés trop théoriques parce qu’ils ne constituent pas des ressources pour l’action professionnelle ou qu’ils exigent de trop longues et trop complexes transpositions personnelles. Selon les recherches et selon les publics de débutants examinés, cette critique porte sur la durée, le calendrier, la précision, la pertinence ou l’opérationnalité des savoirs hétérogènes qui leur sont proposés :
– les savoirs disciplinaires académiques : savoirs savants (en mathématiques, littérature, linguistique, sciences, etc.) ;
– les savoirs disciplinaires scolaires : savoirs à enseigner, objectifs et contenus d’enseignement, prescription officielle (programme, évaluation), etc. ;
– les savoirs sur les élèves et leurs apprentissages : caractéristiques sociales, fonctionnement et développement cognitifs ou langagiers des élèves, etc. ;
– les savoirs sur l’institution scolaire et les missions de l’enseignant : réglementation, éthique, valeurs, etc.
– les savoirs professionnels sur : les gestes professionnels, les outils et les tâches d’enseignement, qu’ils soient spécifiques à un contenu disciplinaire (connaissances didactiques : conception, planification, réalisation et régulation des tâches) ou transversaux (communs à différents contenus ou indépendants des contenus : démarches pédagogiques, gestion de la classe, relation, communication, autorité, etc.).
Même si le dernier ensemble, celui des savoirs professionnels, semble a priori le moins suspect, il fait l’objet d’autant de critiques que les autres. Dans ce cas, l’adjectif « théorique » ne s’oppose plus à « pratique », il est synonyme d’utopique ou de peu probable, c’est-à-dire quelque chose que le débutant a peu de chance de réaliser. Ici la « théorie » est donc, paradoxalement, une pratique jugée peu réaliste lorsqu’elle doit être mise en œuvre par un débutant. D’abord en raison de sa complexité : ce qui était faisable en formation, dans des conditions privilégiées, ne l’est plus au quotidien, sur le terrain scolaire ordinaire. Alors qu’en formation par exemple, un stagiaire disposait de beaucoup de temps pour préparer une seule séquence didactique, qu’il pouvait en discuter avec ses collègues et ses formateurs, qu’il disposait de ressources documentaires, il est démuni lorsqu’il se retrouve seul, pris par l’urgence et confronté à une multiplicité de tâches.
La seconde raison du manque de réalisme ressenti découle du choix des formateurs qui proposent aux débutants des scénarios innovants et, par conséquent, rares : seuls quelques professeurs très expérimentés, associés à des associations de spécialistes, à des mouvements pédagogiques ou à des centres de formation, les mettent en œuvre sur le terrain. Du coup, les débutants ont peu de chance de trouver un collègue, dans une classe voisine de la leur, avec lequel partager leur expérience. Les recherches montrent que, dès qu’ils quittent le centre de formation, la plupart d’entre eux abandonnent ces pratiques s’ils ne sont pas solidement épaulés même s’ils en reconnaissent souvent le bien-fondé. Ils les jugent prématurées et pensent que les propositions qui leur sont faites relèvent plus de la formation continue que de la formation initiale. L’écart « théorie / pratique » est, dans ce cas, un écart temporel : ce que vous nous proposez est intéressant, disent les néo-titulaires à leurs formateurs, mais cela n’arrive pas au bon moment, c’est trop tôt dans notre carrière, nous avons d’autres problèmes à régler. Une fois encore se pose la question de l’adéquation des scénarios de formation aux compétences des stagiaires et néo-titulaires : les formateurs connaissent-ils assez bien la « zone proximale de développement professionnel » des débutants pour y intervenir efficacement ? Sont-ils en mesure de différencier leurs interventions à la hauteur de l’hétérogénéité de leur public ?
D’autres raisons encore sont invoquées pour juger que certaines recommandations des centres de formation sont inadéquates. Certains débutants déplorent qu’elles émanent d’enseignants (maîtres formateurs, par exemple, pour le premier degré) exerçant dans des conditions privilégiées par comparaison à celles des débuts de carrière : classes bourgeoises des centres-villes versus quartiers populaires, équipes pédagogiques versus isolement, etc.. Ils disent aussi parfois qu’elles sont formulées par des formateurs trop éloignés du terrain, c’est-à-dire, selon eux, trop ignorants des réalités et des contraintes qui pèsent sur les enseignants. C’est le cas, par exemple, quand des formateurs en didactique survalorisent une dimension de l’activité d’enseignement au détriment des autres et considèrent que les décisions des maîtres devraient exclusivement découler de l’examen rationnel des notions à enseigner. Or les débutants savent qu’ils prennent quotidiennement de multiples décisions dans bien d’autres buts que de favoriser les apprentissages des élèves : pour obtenir le calme en classe, pour capter l’attention des élèves, pour préserver l’affection que ceux-ci leur portent, pour entretenir leur propre motivation ou pour économiser leurs forces.
À la recherche de solutions fonctionnelles, voire de stratégies de survie, ils recourent à des pratiques jugées régressives par l’orthodoxie didactique ou pédagogique. Insatisfaits, ils contestent les reproches qui leur sont adressés : « c’est une énorme erreur de l’IUFM de nous culpabiliser ». Autrement dit, ils ne remettent pas en cause toute théorisation mais dénoncent une formation culpabilisante n’offrant pas suffisamment de traductions concrètes des théories enseignées. Ils rejoignent en cela ceux qui, moins démunis cependant, vantent la « richesse théorique » de la formation en IUFM, « quelque chose vers quoi il faut tendre » et qui sert de base à leur action pédagogique.
Les recherchent publiées ici montrent que les débutants s’efforcent de trouver en classe un bien-être suffisant pour « tenir » chaque jour ou « durer » plusieurs années. Ils sont en quête d’un équilibre entre deux logiques de planification et de régulation de leur activité : la logique des savoirs enseignés (la logique didactique stricto sensu) et la logique de la conduite de la classe (celle de la régulation sociale des échanges et des comportements). Ils découvrent vite que la seconde logique peut prendre le pas sur la première lorsque les conditions d’exercice se dégradent : plus les difficultés des élèves sont grandes et plus leurs décisions visent avant tout à maintenir « la classe en vie », c’est-à-dire en ordre et en activité, choix qui se fait parfois au détriment de la qualité des apprentissages. Ils aimeraient que les formateurs les aident à trouver comment réduire les tensions entre ces logiques souvent divergentes, bref à analyser et à comprendre les compromis qui pourraient assurer la cohérence de leur pratique.
Or, loin de tout compromis, certains formateurs proposent un idéal qui, s’il sert de boussole aux uns, désespèrent les autres qui retournent leur colère, née d’un sentiment d’impuissance, vers l’institut de formation. Ceux-là refusent d’opérer un double déplacement, pourtant indispensable : des savoirs disciplinaires universitaires (cursus de licence ou de master) vers les savoirs enseignés à l’école, d’une part, et vers les processus d’appropriation ou de construction de ces savoirs par les élèves, d’autre part. Ils savent pourtant que bien connaître une discipline ne suffit pas pour que tous les élèves acquièrent les compétences attendues. Ne disposer parfois que de leurs propres souvenirs scolaires les place dans une situation d’insécurité plus préjudiciable encore aux apprentissages. Découvrant que la simple accumulation des savoirs académiques est inopérante (de même qu’est illusoire la stricte application des savoirs issus de la recherche dans le domaine de l’enseignement), ils exigent de leurs formateurs une double compétence académique et professionnelle afin de réaliser un travail de transposition et de recomposition de ces savoirs. Mais ce travail, difficile, n’est pas toujours réalisé avec succès.
L’ultime raison invoquée pour contester la « théorie » proposée en formation est le contenu de certaines orientations pédagogiques défendues par quelques formateurs. Par exemple lorsqu’une vulgate socioconstructiviste mal digérée les conduit à affirmer que les élèves apprennent d’autant mieux que les professeurs enseignent moins ! Confondant la nécessaire mise en activité intellectuelle des élèves avec l’effacement du professeur, ces formateurs, dont nous contestons nous-mêmes les positions, caricaturent les méthodes actives et prêtent le flanc aux critiques les plus acerbes de ceux qui pourfendent le « pédagogisme ».
Relier théorie et pratique : l’alternance
Le quatrième débat porte sur les pistes à privilégier pour dépasser les difficultés que nous venons d’évoquer. Deux pistes principales ont été discutées par les participants au colloque, formateurs et chercheurs : une meilleure utilisation des ressources de l’alternance et la stratégie consistant à partir des préoccupations et/ou de l’action des débutants.
La pratique d’enseignement convoque en effet simultanément tous les registres objectifs et subjectifs de l’activité professionnelle : toujours en partie opaque, cette activité repose sur des valeurs et des savoirs nombreux et hétérogènes relatifs aux contenus disciplinaires enseignés, aux scénarios didactiques, aux processus d’apprentissage des élèves, à la psychologie des enfants et des adolescents, au fonctionnement des groupes sociaux, etc. Comme nous venons de le montrer, elle est orientée simultanément vers plusieurs directions : vers les élèves et leurs apprentissages, individuels et collectifs, dans différents registres cognitifs et sociaux (instruire et éduquer) ; vers les autres acteurs de la scène scolaire (hiérarchie, collègues, parents d’élèves et co-éducateurs) ; vers le professeur lui-même qui doit maîtriser sa fatigue et son stress, construire des motifs de satisfaction et de reconnaissance, trouver un bien-être suffisant pour « tenir » jour après jour et « durer » toute une carrière. C’est pourquoi les débutants souffrent s’ils ne parviennent pas assez rapidement à asseoir leur autorité, à favoriser les apprentissages de leurs élèves, à s’intégrer dans leur milieu professionnel et à devenir fiers de leur travail.
Former des enseignants en alternance, c’est donc nécessairement être confronté à la globalité et la complexité du métier de professeur. Pour y faire face, les formateurs opèrent des choix très divers : les uns tentent de s’approcher de la globalité de l’acte d’enseignement, les autres revendiquent le caractère nécessairement analytique de la formation. Les uns valorisent une formation au plus près du terrain, celui-ci étant vu comme un moyen privilégié pour favoriser l’appréhension simultanée de toutes les composantes du métier puisque, par définition, la pratique effective les convoque toutes. Les autres revendiquent une approche plus fragmentaire et plus réductrice que seul un institut de formation, préservé momentanément des urgences de l’action, peut envisager.
Aucun scénario de formation n’échappe à la mutilation d’une partie de l’activité professionnelle, du fait même de sa conceptualisation dans le cadre de la formation extérieur au contexte de l’action : les débats en atelier ont montré qu’il ne s’agissait pas d’une mutilation subie mais bien d’un choix délibéré qui consistait à réduire la complexité de l’activité d’enseignement pour en faciliter l’apprentissage. Si chacun essaye de prendre en compte la globalité et la complexité de l’action, les moyens pour y parvenir sont différents, tant sur le plan des dimensions de l’activité enseignante qui sont isolées, que sur le plan de la recomposition et la recontextualisation de ces dimensions.
Mais il faut bien reconnaître qu’une partie des stagiaires en formation initiale ne comprend pas ou ne partage pas les choix effectués, plus ou moins explicitement, par leurs formateurs, notamment lorsque les scénarios ne sont pas assez interactifs c’est-à-dire lorsqu’ils ne combinent pas suffisamment les dynamiques de formation ascendantes (à partir de l’action) et descendantes (à partir des savoirs).
Les débats lors du colloque ont mis en évidence la multiplication récente de scénarios à dominante ascendante, très prisés par les stagiaires, surtout lorsqu’ils articulent dimensions didactiques et pédagogiques. Or ce sont ces scénarios, dont l’efficacité était en passe d’être avérée, qui sont le plus directement menacés par l’actuelle réforme de la formation des enseignants.
Roland Goigoux
Professeur à l’université Blaise Pascal
L’ouvrage :
Goigoux, L. Ria, L. & M.- C. Toczek-Capelle (Eds.). Les parcours de formation des enseignants débutants. Clermont Ferrand : Presses Universitaires de Blaise Pascal.
Le site du colloque :
http://www.auvergne.iufm.fr/colloque-parcours/
Sur le Café :
Le dossier Formation des enseignants
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/ReformeFormation.aspx
R Goigoux dans le dossier de novembre 2006 sur la formation
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/formation_index.aspx
Sur les programmes du primaire
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/programm[…]
S’emparer de l’aide pour travailler les difficultés les plus fréquentes
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/primaire/ele[…]
Note :
(1) Colloque international réalisé en collaboration avec les IUFM d’Aquitaine, d’Aix-Marseille, d’Amiens, d’Auvergne, de Bretagne, de Créteil, de Lyon, de Montpellier, de Nantes, du Nord Pas-de-Calais, de Toulouse et de Versailles et les universités de Genève et de Louvain