Marie-Aleth Grard est vice-présidente d’ ATD Quart Monde France et représentante du mouvement au Conseil économique, social et environnemental (CESE) où elle a rendu en 2015 un rapport sur « Une école de la réussite pour tous » (1). Elle vient par ailleurs de rejoindre le Conseil scientifique qui conseille l’exécutif sur la crise du coronavirus. Elle s’inquiète ici des conditions de scolarité à domicile des enfants en situation de pauvreté et des inégalités que la crise sanitaire et le confinement risquent encore de creuser.
La « continuité pédagogique » promise par le ministre est-elle réalisable pour les enfants en situation de pauvreté ?
Une chose nous remonte avec insistance des parents Quart Monde (issus de la grande pauvreté) : ils ont peur de mal faire avec leur enfant, de se tromper. Ceux qui ont réussi à récupérer les devoirs en ligne – beaucoup n’y arrivent pas – sont dans ce dilemme : est-ce que je lui fais faire ça comme le propose l’enseignant alors que moi, j’ai appris avec une autre méthode ?
En réalité, comment est-ce possible d’imaginer une « continuité pédagogique » alors que parents et enseignants n’ont jamais parlé de pédagogie ensemble ou alors très peu ? Il ne s’agit pas d’incriminer les enseignants, chacun est dans son domaine. Habituellement, lorsqu’ils se rencontrent, parents et enseignants parlent de la façon dont cela se passe dans la classe mais très rarement ils parlent de méthode pédagogique, de comment l’on avance dans la classe. On réalise que le fossé est profond. Un principal de collège me disait récemment: « on manque d’outils pour dialoguer avec les parents alors qu’on en a avec les enfants ».
Que pensez-vous du recours aux nouvelles technologies pour assurer cette « continuité » ?
C’est un leurre. Les 1,2 millions d’enfants vivant dans la grande pauvreté – 3 millions au total vivent dans des familles sous le seuil de pauvreté – se retrouvent d’emblée mis à l’écart. D’un trait de crayon on les gomme, en disant que tout le monde va pouvoir regarder la télé et les programmes sur internet.
Quelles remontées de terrain avez-vous ?
Cela se passe très différemment d’une école à l’autre. En élémentaire, lorsqu’ils savent que les enfants ont peu d’accès au numérique, les enseignants ont largement recours au papier. Je dois dire que très souvent, les professeurs avec qui nous sommes en lien déploient une énergie phénoménale. Mais nous savons aussi par des familles en situation de pauvreté que des enfants n’ont rien reçu du tout pour travailler à la maison.
Les enseignants ne sont pas incités à appeler chaque famille. Beaucoup le font déjà mais il faudrait que tous aient à coeur de le faire.
Hors de l’éducation nationale, il y a aussi de belles initiatives. La mairie de Grigny, dans l’Essonne, a par exemple récupéré les devoirs pour tous les enfants de la ville en élémentaire. Elle les a imprimés puis elle les a mis à disposition dans chaque école. Dans une situation inédite, la mairie peut assurer ce beau lien écoles-familles-enseignants.
Au collège, c’est plus difficile ?
Au collège, cela passe beaucoup par le logiciel Pronote et je suis plus sceptique. Lorsqu’on n’a pas d’internet à la maison, c’est fichu. Même si on a une connexion, souvent les parents en situation de pauvreté ne maîtrisent pas l’outil informatique. Ils n’arrivent pas à aller chercher les devoirs des enfants car Pronote, c’est compliqué.
Un couple de volontaires permanents d’ATD Quart Monde voulant aider une mère, militante Quart Monde (en situation de pauvreté), lui a demandé de taper son identifiant pour entrer dans Pronote et la guider. L’identifiant compte 5 lettres et la militante a eu beaucoup de mal à le taper sur son téléphone. Dans ce cas, comment pourra-t-elle aider ses enfants – elle en a un en 4ème et un autre en 6ème – pour leurs devoirs ? Le couple de volontaires a pris l’identifiant au téléphone, a ouvert Pronote puis a expliqué à la mère de famille comment accéder aux documents, quels devoirs faire faire… Il est clair que certains enfants ne vont faire qu’un dixième des devoirs. Et je ne parle pas de ceux qui n’ont pas d’ordinateur à la maison.
Il y a les conditions de vie qui pèsent aussi beaucoup.
Il faut imaginer le confinement quand on vit à 10 dans un petit appartement. Comme cette famille dont un bénévole d’ATD Quart Monde aide au téléphone 4 enfants à travailler. Régulièrement, il doit demander à l’enfant d’aller dans la salle de bains pour être un peu au calme.
Il y a des collèges où ils rappellent chaque famille pour savoir comment cela se passe et vérifier que les élèves ont bien le matériel – certains établissements ont même pu donner des tablettes ou des ordinateurs. Un principal de collège en REP +, où l’on passe ces appels, m’a expliqué que le vendredi avant le confinement, lui et son équipe étaient passés dans toutes les classes pour expliquer aux élèves comment faire chaque jour durant le confinement et ils ont établi ensemble un emploi du temps. Il a fait un bilan : aujourd’hui il reste 4 jeunes vivant dans des chambres d’hôtel qu’ils n’ont pas réussi à joindre.
Avez-vous des suggestions pour l’avenir ?
C’est très inquiétant pour la suite. Comment les enseignants vont-ils pouvoir reprendre la classe avec l’ensemble de leurs élèves quand certains n’auront rien fait, d’autres auront fait un petit peu et d’autres enfin auront continué d’évoluer dans un climat scolaire ? Des enfants seront restés confinés dans un appartement surpeuplé, d’autres auront eu « les parents sur le dos » toute la journée, on aura continué d’éveiller la curiosité, ils auront découvert plein de choses dans le jardin…
J’ai lu que des enseignants pensaient qu’ils reprendraient la classe là où ils se sont arrêtés. On est en effet en droit de se poser la question.
Les inégalités vont se creuser, notamment en matière d’orientation. On risque d’accentuer l’orientation des élèves de milieux défavorisés, qui auront perdu pied pendant le confinement, vers les filières spécialisées, hors du cursus ordinaire. C’est un sujet qui nous tient à coeur à ATD Quart Monde. Avec nos partenaires, nous avons lancé une recherche-action (2) afin que plus aucune décision d’orientation scolaire ne soit prise pour cause de pauvreté.
Que faire face au risque de creusement des inégalités ?
Dans chaque classe, des enfants auront plus travaillé que d’autres durant le confinement. Il faudrait qu’au retour, les enseignants s’organisent pour que les enfants qui ont fait plus puissent soutenir les autres. Mais il faudrait faire en sorte aussi que ceux qui n’ont pas ou peu travaillé puissent apporter aussi des choses aux autres. Ce serait formidable d’arriver à une véritable coopération dans les deux sens, soutenue par les enseignants.
A la reprise, il faudrait aussi arrêter les évaluations, les directives, les injonctions. Si les enseignants sentent une pression pour qu’ils affichent des résultats avec leurs élèves en juin par exemple, ils ne vont pas pouvoir laisser le temps aux enfants de reprendre ensemble le fil des apprentissages et cela va désavatanger encore une fois les plus fragiles.
Recueilli par Véronique Soulé
(1) https://www.lecese.fr/travaux-publies/une-cole-de-la-r-ussite-pour-tous
(2) https://www.atd-quartmonde.fr/agir-pour-eviter-la-segregation-scolaire/