Continuer malgré tout l’école oblige à accentuer, en un temps très bref, le partenariat préconisé depuis longtemps entre enseignants et parents. Cela crée aussi un appel à davantage d’autonomie de la part des élèves, compétence dont de nombreuses recherches montrent qu’elle se construit de façon différente selon leurs milieux d’origine. Faire ses devoirs se double désormais de la nécessité d’assimiler hors de la présence des professeurs les notions sur lesquelles il faut s’exercer. Comment les enseignants d’une part, les parents d’autre part assument-ils cette migration vers les familles de la part des apprentissages qui se déroulent d’ordinaire dans la classe ? Notre contribution à deux voix tente de montrer des effets de la crise sanitaire au niveau de la réorganisation du travail des enseignants (Luc Ria) et du traitement par les familles (Patrick Rayou) de cette demande accrue de contribution à la scolarité.
Une première étude (1) a été conduite auprès d’une dizaine d’enseignants pour comprendre comment ceux-ci avaient vécu les quatre premières semaines de cette période d’enseignement à distance et comment ils étaient parvenus ou non à rester en contact avec leurs élèves et à les remettre au travail dans une configuration pour laquelle ils n’avaient été ni formés ni outillés préalablement. Elle concerne des enseignants ayant entre 15 à 35 ans d’expérience dans des établissements scolaires aux caractéristiques très variées. Une deuxième étude (2) s’appuie sur une vingtaine d’entretiens avec des familles de milieux très populaires interrogées sur leurs manières de faire « l’école à la maison » ainsi que sur 17 entretiens opérés avec des familles dont l’enfant travaille d’ordinaire en classe inversée.
Du côté des enseignants : d’un mode d’enseignement synchrone à un mode asynchrone
Tous les enseignants ont dû en quelques heures changer radicalement leur façon d’enseigner. Nombreux sont ceux à avoir éprouvé des émotions très fortes, notamment des états de sidération, de la peur de ne pas être à la hauteur devant une telle situation. Si, habituellement, l’agenda scolaire structure, répartit et sanctuarise le travail selon des disciplines d’enseignement, une foison d’organisations spontanées a vu le jour selon des temporalités très variables : dépôt sur l’ENT du travail scolaire par discipline pour la semaine ou seulement à l’heure de l’agenda scolaire habituel, envoi par mails la veille du créneau horaire régulier, sans oublier la récupération de dossiers-papier à l’accueil des établissements pour les enfants des familles les plus démunies. Cette désynchronisation de l’action de l’enseignant vis-à-vis de celle des élèves, a produit de la frustration et une perte de repères pour l’ensemble des acteurs. Une partie des enseignants souhaitait mettre en place des sessions synchrones avec leurs élèves. Certains ont organisé des modalités de coprésence à distance en proposant à leurs élèves de travailler dans le temps imparti de l’agenda scolaire ordinaire tout en leur assurant une permanence à distance pour répondre à leurs questions via du chat en ligne, du clavardage sur plateforme, ou en utilisant les réseaux sociaux. D’autres ont organisé des services d’assistance de type hotline de 8h à 20h. Pour compléter ces régulations individuelles, une partie d’entre eux a expérimenté des dispositifs synchrones en classe entière. Sans formation spécifique aux outils et aux usages, ce fut pour beaucoup « un véritable fiasco » : connexions-déconnexions permanentes, bruits de fond parasites, prises de paroles intempestives, e-chahut, difficulté à identifier les effets de ses consignes, etc. Et pourtant, tous estiment nécessaire de pouvoir s’adresser au groupe-classe, de « donner de vive voix » les orientations et consignes du travail, pour « refaire du collectif à un moment où les élèves en manquent particulièrement ». En cette fin de période de crise, les enseignants ont prudemment réduit la voilure en s’adressant à distance à des tiers-groupes organisés pour maintenir le lien-affectif – une enseignante insiste sur le caractère vital de ces « visio-affectives » – ou encore pour conduire des apprentissages spécifiques selon des groupes de niveau.
Du côté des familles, des inégalités amplifiées
Les entretiens réalisés montrent des situations d’une extrême diversité qui révèlent et accentuent les modalités ordinaires d’accompagnement des scolarités.
Des aspects matériels
De façon peu surprenante, les familles des milieux les plus populaires se trouvent souvent très démunies d’un point de vue matériel : des téléphones à la maison, mais peu de tablettes ou d’ordinateurs, peu d’imprimantes. Il faut alors lire et travailler les documents sur des écrans minuscules et photographier les écrits. Les forfaits internet y sont vite épuisés. Aux premiers jours de l’enquête, quelques familles sans connexion attendaient une livraison par la poste de documents envoyés par le collège. Dans les familles plus équipées, l’ordinateur familial peut faire l’objet de concurrences entre enfants et parents en télétravail. Certains parents commencent alors leur journée très tôt pour libérer l’ordinateur. De nombreuses familles du collège REP+ vivent dans des espaces d’ordinaire très étroits qu’ils partagent désormais jour et nuit. A certains moments, l’enregistrement de la conversation est quasi impossible du fait des cris, des pleurs et des rires, du volume du téléviseur… Les familles qui habitent des pavillons avec jardin, celles qui s’entassent dans des logements collectifs donnent de ce long épisode des versions sensiblement différentes.
Un cadrage des activités
Quoique fort importants, ces aspects matériels ne sont ni les seuls ni les plus déterminants dans la mise à l’épreuve différenciée qu’opère le confinement. De même que les enseignants qui, leurs programmes en mains, doivent organiser un cadrage pédagogique qui les fasse vivre auprès de leurs élèves, les parents se trouvent à leur tour investis d’une partie de cette responsabilité. Beaucoup d’entre eux nous disent, à l’instar des enseignants interviewés par Luc Ria, leur grande émotion des premiers jours : la mission leur paraissait impossible, car il s’agissait de bien autre chose que de s’assurer que le travail était fait, de faire réciter une leçon ou de procurer une aide occasionnelle. Ce d’autant plus que les enseignants, parfois soupçonnés de s’être mis en vacances et soucieux de ne pas perdre leurs élèves, ont pu avoir tendance à donner trop d’ouvrage.
L’interférence entre les traditionnelles tâches éducatives et ces tâches scolaires ne va pas de soi. Surtout lorsque être parent d’un adolescent se complique d’un rôle de guide dans les apprentissages dont la légitimité en la matière est loin d’être assurée. Mais, là aussi, les habitudes de vie des familles, souvent liées aux habitudes professionnelles, font clivage. Lorsque certaines familles organisent des journées avec agendas au tableau, qui respectent le rythme scolaire habituel, d’autres naviguent à vue et luttent pour empêcher des emplois du temps concurrents de s’installer.
Des doutes et des opportunités
A écouter les récits de parents, on peut se demander s’ils parlent bien tous de la même période. Leurs perspectives sur l’école montrent cependant des « bougés ». Ils se disent majoritairement rassurés par le suivi des enseignants. Même si Pronote fait du lien, ce sont les appels téléphoniques personnalisés qui réconfortent : l’enseignant veut savoir si ça va, si l’enfant a des difficultés. Il donne son numéro, on peut le rappeler. Certains parents, ravis, se sont invités dans les classes virtuelles et évoquent le paradoxe de cette entrée dans les cours au moment où le collège se ferme… Tous n’usent pas de la même manière des possibilités d’échanges ouvertes par les enseignants, mais leur sollicitude touche. On peut imaginer qu’elle les conduit à regarder d’une autre manière un métier en définitive mal connu d’eux, la nécessité d’enrôler et de maintenir dans l’effort un groupe de jeunes leur semblant désormais rien moins qu’évidente.
Lors de cette situation totalement inédite d’enseignement à distance les enseignants ont également regardé d’une autre manière leur propre métier. Comment recréer du lien avec les classes, du commun avec tous les élèves quand tout semble désagrégé ? Jusqu’à quel point faire rentrer l’univers scolaire dans les maisons au risque de confondre tous les espaces ? Finalement, la majorité des enseignants estiment avoir appris durant cette épreuve professionnelle. Ceux qui avaient suivi des formations numériques ou des formations à des pédagogies alternatives sans avoir ni le temps ni les conditions favorables à leur mise en œuvre en ont eu l’opportunité. Certains ont conçu et expérimenté des ressources interactives avec une forte implication de la part de leurs élèves. D’autres, lors de la conception de nouveaux supports de cours à distance, ont insisté sur leur propre déplacement, d’une centration habituelle sur les gestes d’enseignement, avec la craie et le tableau noir, à une focalisation bien plus grande sur l’activité cognitive de leurs élèves à distance. Ce changement de focale ouvre la voie à l’étude qualitative et différenciée des processus d’enseignement/apprentissage en repositionnant les usages du numérique au service des problématiques d’apprentissages scolaires. Ces « bougés » du côté de la professionnalité des enseignants montrent le potentiel à fédérer collectivement au sein des établissements scolaires : la construction d’une culture commune post-covid autour du travail des élèves dans et hors la classe, étayé de façon plus réfléchie et complémentaire.
Patrick Rayou, professeur des universités émérite, université Paris 8.
Luc Ria, professeur des universités, directeur de l’IFÉ-ENS de Lyon.
Notes :
1 Cette enquête donnant lieu à une dizaine d’heures d’entretien a été conduite par Frédérique Mauguen et Luc Ria à l’IFÉ-ENS de Lyon. Elle sera complétée par un questionnaire en ligne adressé à l’ensemble des acteurs du système éducatif. Une journée d’étude sera organisée à l’automne 2020 à l’IFÉ pour effectuer avec d’autres chercheurs un état des lieux des effets de la période de confinement sur les pratiques des enseignants et des familles.
2 Patrick Rayou, Julie Pelhate et Pascale Ponté pour la première enquête et Patrick Rayou, Marion van Brederode, Marie-Sylvie Claude, Jacques Crinon, Georges Ferone et Stéphanie Rubi pour la seconde.