La continuité pédagogique ? Pas simple à mettre en œuvre, tous les enseignants le confirment et ce, malgré toutes les affirmations de la rue de Grenelle. Enseigner, c’est faire classe, c’est être face aux élèves. Alors depuis plus de deux semaines, les enseignants se démènent pour maintenir le lien. Et là, comme à l’école, les inégalités sont flagrantes. Enseigner en éducation prioritaire, ou à un public défavorisé, ce n’est pas la même chose que d’enseigner à des enfants dont les parents comprennent et ont fait leurs les codes de l’école. Alors les enseignants d’éducation prioritaire mettent en place des stratégies pour ne pas rompre le lien. Petit tour d’horizon en Seine Saint Denis, de Montreuil à Saint Denis mais aussi en Guyane où près d’un habitant sur deux vit sous le seuil de pauvreté.
Maintenir le lien coûte que coûte
Naouel, Samantha et Nadia sont toutes trois professeures des écoles. L’une à Saint Denis, l’autre à Montreuil et la dernière en Guyane. Leurs élèves sont des enfants de milieux populaires qui rencontrent des difficultés sociales importantes. Enseigner en temps normal dans ces milieux n’est pas toujours évident, mais là cela devient un exploit. Pourtant, elles ne lâchent pas prise, chacune à sa manière, chacune comme elle peut. Garder le lien est vital, il faut que leurs élèves continuent à entretenir leur posture d’élève. Alors, elles profitent de la situation pour consolider ce qui a été vu précédemment, pour aborder les choses différemment de façon plus ludique. Leurs élèves ne sont que très rarement équipés du matériel nécessaire à la classe virtuelle mise en place par le CNED. Pour elles, ce sera système D. Mais contrairement à l’image que l’on pourrait se faire de la situation, en tout cas en Seine Saint Denis, ce n’est pas une catastrophe et pour cause. Samantha, Naouel et Nadia avaient créé un lien particulier avec élèves et familles, et cela les aide énormément. « Discuter avec les parents, ce n’est pas nouveau pour moi. Les parents de mes douze élèves de CE1 me connaissaient déjà bien auparavant, le seul changement, c’est qu’aujourd’hui on se téléphone » explique Samantha.
Le téléphone, c’est le sésame pour garder le lien. Dès le premier jour, Naouel, enseignante de quatorze petits CP, a créé un groupe WhatsApp réunissant tous les parents. « Finalement, je parle directement à mes élèves. Je fais de petites vidéos ou des enregistrements audio que les parents montrent à leur enfant. J’y explique le travail que j’ai préalablement envoyé par mail ou en photo. Onze de mes élèves ont une imprimante, pour les autres, j’ai expliqué comment contourner le problème puisque tous les exercices que je propose ne sont pas longs et qu’ils peuvent juste recopier les réponses ».
Samantha, elle, envoie un mail à 19h avec les différents éléments à travailler le lendemain, « des choses ludiques pour apprendre autrement, retravailler ce que nous avons déjà appris. On a par exemple travaillé sur la biodiversité, nous sommes même allés à l’aquarium de Paris. Je leur ai demandé de regarder un épisode de c’est vraiment pas sorcier traitant de cette thématique et de me faire un petit retour là-dessus ». Concernant le matériel, elle a su au bout de quelques jours que des parents n’ayant pas d’imprimante allaient tout imprimer d’une boutique, « ils allaient au taxiphone près de chez eux, le propriétaire avait multiplié par trois le prix de l’impression ». L’enseignante les a rassurés en leur expliquant que l’impression n’était vraiment pas utile, qu’il suffisait juste de bien lire la consigne. Samantha note aussi que lorsqu’il y a un ordinateur dans la famille, il sert à l’ensemble de la fratrie qui peut être nombreuse, c’est l’une des raisons de l’horaire qu’elle a choisi pour envoyer son mail. Elle évoque aussi cet élève dont seul le père, qui travaille toute la journée, possède une adresse mail. « J’ai fini par avoir le numéro de téléphone de la maman à qui j’explique tout. C’est plus fluide ». Comme pour Naouel, toutes les familles ont son numéro de téléphone et l’appellent lorsqu’ils rencontrent des difficultés, « c’est moi qui leur ai dit de ne pas hésiter ».
De leur côté, les deux enseignantes s’invitent aussi pour avoir des nouvelles, pour discuter avec leurs élèves, pour lire des histoires ou encore faire des dictées. Samantha explique, sourire aux lèvres, avoir envoyé un petit texte à dicter aux élèves. Les parents lui ont renvoyé une photo du texte, mais elle tique sur le travail d’une élève. « Ça ne correspondait pas du tout aux types de fautes qu’elle fait d’habitude. J’ai refait la dictée par téléphone et là plus aucune erreur ». Et pour cause, les fautes étaient dues à l’accent de la maman qui ne maîtrise pas complètement le français, « on en a rit toutes les deux ».
« La continuité pédagogique ça va devenir un gros mot »
Du côté de Nadia, enseignante spécialisée dans la grande difficulté scolaire en Guyane, les choses sont moins gaies. « La continuité pédagogique, c’est un peu comme bienveillance, ça va devenir un gros mot ». Nadia et ses collègues savaient qu’ils arriveraient peu à garder le lien avec leurs élèves pendant le confinement, alors dès le vendredi 13, ils les ont fait partir avec tous leurs cahiers, une batterie d’exercices, leurs manuels et des livres. « Très peu d’enfants ont une connexion internet, très peu possèdent ordinateurs et imprimantes. Comment mettre en place une quelconque continuité pédagogique dans ces conditions ? L’école c’est à l’école et pas à la maison, surtout ici. Nous avons plusieurs enfants qui n’ont même pas de téléphone ni même de maison … » explique Nadia.
Les conditions de vie de ses élèves, elles sont disparates. Certains vivent dans une maison, ont un accès à un ordinateur et une connexion internet, ils sont une minorité. D’autres, la majorité, vivent dans des bidonvilles, et n’ont qu’un toit de taule au-dessus de la tête. « Je ne parle même pas des élèves qui vivent sur le fleuve, auxquels on accède par pirogue… L’eau et l’électricité sont inexistantes, alors internet… ». Mais, les mauvaises conditions ne sont pas que matérielles, beaucoup de parents n’ont pas les compétences pour accompagner leurs enfants, ils ne parlent pas français, ne savent pas lire ou ne comprennent pas les enjeux de l’école. « Les parents sont des parents, ils ne sont pas formés pour être enseignant. Alors parler de continuité pédagogique est une ignoble farce. On peut parler de maintenir le lien sinon c’est mentir à des familles, les faire culpabiliser de ne pas pouvoir, de ne pas savoir. Ça déplace la responsabilité de l’état et ça c’est vraiment moche ».
Et le matériel, c’est aussi du côté des enseignants qu’il fait défaut. « J’ai un vieil ordinateur qui m’a lâché, et je n’ai pas les moyens pour l’instant d’en racheter un, la vie ici est particulièrement chère ». Nadia craint aussi que la situation, problématique pour tous mais d’autant plus quand les parents « ne savent même pas s’ils pourront nourrir leur enfant le soir même », ne soit propice à l’augmentation des violences. « Les parents n’arrivent pas à aider leurs enfants alors ils s’énervent… Nous avons des élèves qui se font punir, et, bien plus souvent, battre lorsqu’ils ne réussissent pas ».
« L’école a mis un pied dans la maison »
Pour autant, toutes trois savent à quel point maintenir le lien avec les élèves est important. Quelle que soit la forme de celui-ci. Selon Naouel, le groupe WhatsApp a permis de contourner les difficultés de langue ou de communication avec les parents puisqu’elles s’adressent directement aux enfants. Mais cela a aussi permis de créer un élan de solidarité entre les parents. Elle cite l’exemple de cette petite fille qui vit seule avec sa mère dans une chambre d’hôtel de 9m2. « La puce n’avait pas de livres, pas de jeux, pas de télé. La seule fenêtre sur l’extérieur, c’était à travers l’écran du téléphone de sa mère. Lorsque les parents l’ont su, ils se sont organisés entre eux pour lui donner des jeux, des feutres, des feuilles et même un lecteur dvd portable… et puis, la maman s’est peu à peu confiée, elle a expliqué qu’elle n’avait plus rien à manger, qu’elle n’avait aucun revenu… Il y a eu un magnifique élan de solidarité, les parents lui ont ouvert un compte à l’épicerie près de chez elle. Elle a pu faire des courses et nourrir convenablement sa fille ».
Du côté de Samantha, cette expérience est presque une richesse, « l’école a mis un pied dans la famille beaucoup plus certainement que bon nombre d’actions que nous menons, et j’espère qu’on saura utiliser ce filon pour apprendre à mieux travailler ensemble avec les parents ». Elle évoque aussi cet élève dyspraxique pour lequel il fallait envisager l’utilisation d’un clavier, « ben finalement, il utilise un ordinateur maintenant et ça lui fait beaucoup de bien. Je me rends compte que toute l’énergie qu’il dépensait à essayer d’écrire, il la met à profit des apprentissages. Ce sera plus facile au retour, il utilisera un ordinateur »
Nadia, Naouel et Samantha savent que cette situation marquera les enfants. « Le confinement n’est pas le même pas pour tous, j’ai des élèves qui sont entassés dans de petits appartements. Les inégalités sociales vont apparaître plus fortement. On sait que le seul moyen d’atténuer ces inégalités, c’est l’école… Déjà qu’on n’y arrive pas forcément alors là… Mais il n’y a pas de solution miracle, on fait comme on peut. C’est important. Il faut garder le lien. Ça compte pour eux, pour eux ils faut continuer… » soupire Naouel.
Nadia attend avec impatience et hantise le retour, « le tout est de retrouver les élèves, quel que soit leur état. Psychologique surtout, combien de drames dans les familles… Ce virus se répandra surement plus ici avec des hôpitaux que l’état a abandonné depuis longtemps et qui seront incapables de faire face à une pandémie…. J’espère que tous les enfants seront là, qu’ils n’auront pas subi de violence, qu’ils auront assez mangé… Concernant leurs compétences scolaires, celles acquises le resteront, les autres, on prendra le temps de les aborder. Si on arrive à reformer un cocon autour d’eux, si on les protège, on y arrivera… »
Lilia Ben Hamouda