A quoi vont donc devoir s’atteler de toute urgence, dans les douze jours à venir, les 380.000 professeurs de nos 50.500 écoles ? Les personnels d’inspection et les élus des 36.000 communes ? Tous doivent trouver comment appliquer, dans les structures scolaires, les préconisations sanitaires du Conseil scientifique… qui ne voulait surtout pas qu’on reprenne le 11 mai ! Ubuesque ! Insensé ! Réfléchissons : si ces recommandations médicales pouvaient réellement être suivies à la lettre, les scientifiques n’auraient jamais réclamé une reprise en septembre ! L’infaisabilité de leurs prescriptions est la démonstration – par l’absurde – qu’ils avaient raison de vouloir reporter la rentrée. Dès lors, pourquoi s’acharner à vouloir appliquer les conseils de réouverture de ceux qui, justement, refusaient cette réouverture ? En première ligne de cette mise en œuvre intenable, enseignants et élus pourraient être attaqués en justice si un élève tombait malade faute de respect du protocole. Comment en est-on arrivé là ? Retour sur une « décision politique » de l’Élysée qui risque de porter le coup de grâce à la prétendue « École de la confiance ».
Soudain, E. Macron est devenu sourd…
D’habitude, pour épater son public, c’est un gros lapin blanc que le magicien fait surgir de son chapeau. Mais le lundi 13 avril, le Président de la République surprend tout son monde en annonçant – pour le 11 mai – la réouverture progressive des établissements scolaires « en même temps » que la fin du confinement général. Pour une surprise, c’est une surprise ! D’autant plus qu’à l’apparition de cette date est venue s’ajouter une disparition bien mystérieuse : celle du Conseil scientifique chargé d’éclairer ses décisions. Pourtant, c’est bien E. Macron qui déclarait en introduction de son allocution du 12 mars : « Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c’est la confiance dans la science. C’est d’écouter celles et ceux qui savent. » Or, « ceux qui savent » lui ont dit de reprendre en septembre, pas le 11 mai ! Mais le Président semble avoir un nouveau slogan : « L’État (sanitaire), c’est moi ! ». C’est grave docteur ?
Quand Emmanuel Macron instaure, le 17 mars, la première quinzaine de confinement, J-M Blanquer donne très rapidement une date de reprise possible des cours : le lundi 4 mai. C’est alors le « scénario privilégié » pour reprendre sa formule. Cinq jours seulement après le début du confinement, le ministre estime donc raisonnable d’accorder un délai de 5 semaines. Mais le vendredi 27 mars, à l’issue du Conseil des ministres, E. Philippe annonce une première prolongation, au moins jusqu’au 15 avril, soit deux semaines supplémentaires. Ce nouveau délai, appliqué à la date initialement évoquée par le ministre, induit en toute logique, un retour en classe le 18 mai au plus tôt. On connaît la suite avec un Président qui, finalement, fixe exactement la même date pour la fin du confinement et pour le début du retour en cours. Nous sommes donc passés d’un délai de précaution de cinq semaines à… zéro jour. Et le Conseil scientifique dans tout ça ? Patience…
Soudain, E. Macron est devenu sourd aux arguments de « ceux qui savent ». Dommage car tout cela fait débat dans la société et les médias, au sein des familles, des élus comme des équipes pédagogiques. Pour le Président de la République, s’il faut renvoyer coûte que coûte 12 millions d’élèves en classe, ça n’est pas parce que les risques auraient disparu, ce n’est pas parce qu’il n’y aurait plus rien à craindre pour notre santé. Non, c’est parce que : « Trop d’enfants, notamment dans les quartiers populaires et dans nos campagnes, sont privés d’école sans avoir accès au numérique et ne peuvent être aidés de la même manière par les parents. Dans cette période, les inégalités de logement, les inégalités entre familles sont encore plus marquées. C’est pourquoi nos enfants doivent pouvoir retrouver le chemin des classes ». A aucun moment, il n’est question d’épidémie, de coronavirus, de propagation. Les motivations sanitaires justifiant la fermeture se sont volatilisées en un mois. Une autre logique s’applique : « Le 11 mai, il s’agira aussi de permettre au plus grand nombre de retourner travailler, redémarrer notre industrie, nos commerces et nos services ». Peut-on être plus clair ? Surtout que les autres occasions de se réunir restent formellement interdites : « Les lieux rassemblant du public, restaurants, cafés et hôtels, cinémas, théâtres, salles de spectacles et musées, resteront en revanche fermés ». Donc, restaurants fermés mais pas les cantines ? Étonnant, non ?
L’école c’est justement l’exact opposé de la distanciation
Dès le lendemain, un sondage (Odoxa pour France Info et Le Figaro) montre que les Français ne sont pas dupes : à 54 % ils trouvent que cette réouverture précoce des écoles est une mauvaise décision. Face au vent de panique, le ministre – jusqu’ici incapable de fournir la moindre réponse dans les médias ou au Sénat – finit par lâcher quelques indications en audition à l’Assemblée (21/04) : pas plus de 15 élèves et reprise en trois vagues successives par tranches d’âge les 11, 18 et 25 mai. On ne comprend pas bien si ça sera obligatoire, et lui non plus. Finalement, E. Macron, à l’origine de ce pataquès inextricable, tranche et indique que le retour en classe se fera sur la base du volontariat des parents (23/04). Suivant les règles d’hygiène en vigueur, le voilà donc qui s’en lave les mains. Allez, débrouillez-vous !
Pour autant, les sondages montrent une défiance considérable des familles. Ainsi, Le Figaro (23/04) titre : « Après le 11 mai, deux Français sur trois n’enverront pas leurs enfants en cours ». Le désaveu est cinglant. Pire, un élément fondamental vient contredire le choix présidentiel : « Plus les parents sont modestes, moins ils comptent faire retourner leur progéniture à l’école […] ce choix concerne 17 % des parents les plus modestes (moins de 1500 € net mensuels par foyer), contre 36 % de ceux aux revenus moyens (entre 1500 et 3500 €) et 48 % des plus aisés (plus de 3500 €) ». La décision de l’Élysée provoque donc l’exact inverse de ce qui prétendait la justifier.
Depuis, se multiplient les avis pour expliquer comment faire reprendre le chemin de l’école en respectant distances sociales, gestes barrières et autres mesures d’hygiène dignes d’un hôpital. On se noie dans le « comment » quand il faudrait s’entêter à demander « pourquoi ». Car, à moins de leur couler les pieds dans le béton, on voit mal nos élèves rester toute la journée, à un mètre les uns des autres, eux déjà en grand manque d’activités et de relations amicales. Comme d’habitude, personne en haut lieu ne semble se poser la question de la faisabilité. Prendre son repas en classe à sa table ? Aller en récréation, en garderie, prendre le car ? Se laver les mains en arrivant à l’école, puis avant la classe, puis après la récréation, et avant le repas et après le repas et avant la classe et après la récréation et avant la sortie ? Sérieusement ? Je fais comment par exemple avec deux lavabos pour mes 29 élèves ?
Sérieusement, qui peut croire un seul instant que les enfants apprendront quelque chose dans pareilles conditions ? Que pourrons-nous enseigner, entièrement occupés à surveiller le respect des règles sanitaires ? Comment pourra-t-on enseigner à la fois en présentiel et à distance ? L’école c’est justement l’exact opposé du confinement et de la distanciation. On y vient pour travailler ensemble, coopérer, s’entraider. On parle, on prête, on bouge, on partage, on échange. Faut-il un Conseil pédagogique autour du Président pour lui expliquer cette évidence ? Sinon, reprenons aussi les compétitions de judo, de boxe ou de rugby en imposant aux joueurs la « distanciation sociale » !
L’issue viendra des élus locaux
Le coup de grâce est donc arrivé du Conseil scientifique dans un avis du 16 avril, transmis aux autorités le 20, mais seulement accessible depuis le 25 au soir. On y trouve – page 16 – la recommandation médicale inverse du choix du Président : « […] le risque de transmission est important dans les lieux de regroupement massif que sont les écoles et les universités, avec des mesures barrières particulièrement difficiles à mettre en œuvre chez les plus jeunes. En conséquence, le Conseil scientifique propose de maintenir les crèches, les écoles, les collèges, les lycées et les universités fermés jusqu’au mois de septembre ». Désavoué, « Le Conseil scientifique prend acte » d’une « décision politique » mais fournit tout de même ses recommandations.
On nous demande donc d’appliquer une multitude de mesures sanitaires infaisables alors que le Conseil scientifique propose de fermer nos établissements jusqu’en septembre comme en Italie. Ne devrait-on pas plutôt se concentrer sur les moyens de reconnecter les décrocheurs et autres élèves en grande difficulté ? Bien des enseignants – tous ceux au primaire, et une partie au secondaire – enseignent les sciences. Doivent-ils aller à l’encontre d’une recommandation scientifique pour honorer une « décision politique » ?
Il restait une dernière chance au gouvernement de sauver les oripeaux de « l’école de la confiance » avec l’allocution d’E. Philippe à l’Assemblée nationale mardi 28 avril. Loin d’avoir entendu parents, professeurs, syndicats et élus, le Premier ministre veut au contraire accélérer la cadence ! Désormais, il annonce un retour possible en classe pour tous les élèves de maternelle et d’élémentaire le 11 mai ! Il ne parle plus de Grande Section, CP etCM2. 6.700.000 enfants appelés à reprendre d’un coup sur la base du volontariat ! Mais toujours par groupe de 15 élèves maximum puisque les effectifs seront répartis entre classe, élèves à la maison, salle d’étude et activités périscolaire. A se demander s’il arrive au pouvoir de sortir de Paris et plus encore, de mettre parfois les pieds dans une école… Une grande souplesse est soudain accordée aux acteurs de terrain. Car désormais, c’est aux directeurs, parents et élus d’inventer, tous ensemble, des solutions. Pour trouver des réponses, le Premier ministre leur fait confiance. L’inverse est-il vrai ?
Finalement, l’issue viendra peut-être des élus locaux, sollicités très tardivement dans le processus de réouverture alors que celle-ci va engager leur responsabilité, notamment vis-à-vis de leurs personnels (cantine, car, garderie, ménage, activités périscolaires). Ainsi, le maire de Courcelles-lès-Gisors dans l’Oise a décidé de maintenir son école fermée jusqu’au 31 août. A Stains (93), le maire fait le même constat : « Il n’est pas du tout question d’ouvrir l’ensemble des écoles de la ville dans deux semaines. Il y a trop d’incertitude. Je ne peux pas mettre les enfants, les enseignants et le personnel municipal en danger ». D’autres élus manifestent leurs réticences (Lille, Rouen), voire carrément leur opposition (Montpellier). Un choix qui, en se répandant, mettrait fin à tout ce cirque dans lequel les enseignants devraient clairement refuser d’être pris pour des clowns.
Sylvain Grandserre
Maître d’école en Normandie
Auteur de : « Un instit ne devrait pas avoir à dire ça ! » (ESF / LA CLASSE)