S’il restait encore le moindre doute sur le caractère ridicule des prophéties sentencieuses sur notre avenir, la crise que nous traversons l’aurait levé. Certes, tout le monde est d’accord sur le fait qu’« il y aura un avant et un après », mais nul ne sait de quoi cet « après » sera fait. Les analyses se multiplient pour souligner le caractère inédit du moment que nous traversons, montrer qu’il remet en cause toutes nos habitudes et requiert une véritable refondation de nos systèmes de pensée et de décision. On nous dit que tous les pays et, en particulier, le nôtre, ont fait le choix de la santé pour tous plutôt que de la croissance économique au profit de quelques-uns. On déclare que nous allons, demain, revaloriser les professions de l’humain, nécessaires à notre survie collective, plutôt que continuer à exalter les « premiers de cordée » et à promouvoir les « gagneurs ». On nous explique qu’est venu le temps du partage équitable des biens communs qui nous permettra, enfin, ne pas « périr dans les eaux glacées du calcul égoïste » dont parlait Marx… Je voudrais bien le croire. Je voudrais être certain que nous nous dirigeons, à l’échelle planétaire, vers plus de solidarité, entre les personnes et les nations, plus de justice sociale et une meilleure prise en compte des enjeux écologiques majeurs. Mais, en vérité, je crois que rien n’est joué…
S’il y a une réalité que les historiens de la pédagogie connaissent bien, c’est, en effet, l’immense écart – le fossé, voire le gouffre – qui sépare les déclarations d’intention, générales et généreuses, des pratiques réellement mises en œuvre. « Formation à l’autonomie », « droits de l’enfant », « personnalisation des apprentissages », « expérience de la fraternité », « co-construction des pratiques »… on n’en finirait pas d’inventorier ces notions dont l’importance est proclamée en grande pompe et que les institutions, par peur ou par paresse, par manque d’inventivité ou inquiétude face à ce qui pourrait leur échapper, mettent systématiquement à l’écart ou cantonnent précautionneusement dans les marges. On sait bien qu’il faut une équipe mobilisée, des cadres éducatifs qui prennent des risques et une hiérarchie qui ferme les yeux, pour que l’on s’interroge vraiment sur tout ce que cela veut dire concrètement et au quotidien. C’est que la cohérence entre les promesses affichées et les pratiques mises en œuvre, n’est, en aucun cas, la règle : elle représente, tout au contraire, l’exception, infiniment rare et précieuse, qui émerge quand quelques individus ou groupes déterminés se mettent au travail en posant une question profondément subversive et que ne tolèrent guère les partisans du « désordre établi » : « Mais pourquoi ne fait-on pas ce que l’on annonce ? ».
Qu’on me permette donc de m’inquiéter et d’avouer que je ne sais guère ce qui restera demain des déclarations d’intention d’aujourd’hui. Que décidera-t-on quand nous ne serons plus tenaillés par l’inquiétude, que le souvenir du confinement s’estompera progressivement et que les inégalités révélées par les terribles événements que nous vivons seront à nouveau éclipsées par l’activisme au jour le jour ? Je crains que l’emballement de la « sortie » de la crise ne nous fasse oublier les conditions dans lesquelles nous y sommes entrés et que le « retour à la normale » soit, selon la logique de la plus forte pente, un « retour à l’anormal ».
« Faire la classe », c’est articuler le commun et le singulier…
D’abord, je ne sais absolument pas si, malgré ce que tous les enseignants auront pu observer au cours du confinement pour tenter d’assurer la « continuité pédagogique », nos décideurs et prescripteurs auront compris que l’acte pédagogique n’est pas une simple juxtaposition d’interventions individuelles, aussi ajustées soient-elles, mais bien une construction, matérielle et symbolique à la fois, de l’École en son principe même : apprendre ensemble grâce à la figure tutélaire du maître qui, tout à la fois, crée du commun et accompagne chacun dans sa singularité. Cette dialectique entre le collectif et l’individuel, la découverte de ce qui rassemble les élèves et de ce qui spécifie chacun d’eux, est, en effet, ce qui « fait École » : « Peu importe comment je m’appelle et quelle est mon apparence, je suis là comme je suis, avec mes difficultés et mes ressources, dans un groupe où nous découvrons progressivement, grâce au maître, que nous pouvons partager des savoirs et des valeurs, où ce que j’apporte aux autres est aussi important que ce qu’ils m’apportent, où nous apprenons, simultanément, à dire « je » et à faire du « nous ». »
Car, je suis convaincu que les enseignants auront bien vu, en creux en quelque sorte, à quel point il est important pour « faire la classe » de « faire l’École » : d’instituer un espace-temps collectif et ritualisé où la parole a un statut particulier (elle est exigence de précision, de justesse et de vérité), où le tout n’est pas réductible à la somme des parties (chacun est important, mais le collectif n’est pas un ensemble d’individus juxtaposés), où le bien commun n’est pas l’ensemble des intérêts individuels (c’est ce qui permet de les dépasser et permet à chacune et chacun de se dépasser)… Je ne prétends pas que faire cela est totalement et définitivement impossible avec le numérique, dès lors qu’il échappe aux vautours des EdTech et des GAFAM et qu’il s’inscrit délibérément dans une économie contributive, mais je crains que les outils numériques qui dominent aujourd’hui soient majoritairement porteurs d’une logique individuelle et techniciste, et que nous peinions, sans formation adaptée, à les mettre au service de la construction de véritables collectifs. Plus encore, je crains que les intérêts financiers en jeu soient si forts qu’ils nous entraînent, malgré nous, vers une conception marchande de l’enseignement où nos élèves, chacun devant leur écran et dans l’indifférence réciproque, consomment du logiciel plutôt que de partager des savoirs.
C’est pourquoi j’espère que, dans « l’école d’après », nous n’accepterons plus la réduction technocratique de la classe à des exercices programmés et à des aides individuelles prescrites à travers des protocoles standardisés. C’est pourquoi je voudrais que nous soyons plus vigilants que jamais face aux prescriptions « scientifiques » qui, quoique habillées au dernier cri du numérique et des neurosciences réunis, n’en reproduisent pas moins le vieux modèle béhavioriste de l’enseignement individuel programmé et considèrent l’enseignant, au mieux comme un exécutant, au pire comme un obstacle que le « tout numérique » pourrait peut-être permettre, un jour, d’écarter.
C’est pourquoi, aussi, je souhaite que nous revendiquions, de la maternelle à l’enseignement supérieur, la possibilité de mettre en place des dispositifs pédagogiques inspirés des pédagogies coopératives et institutionnelles, qui permettent à chacune et chacun de « prendre sa place » dans un collectif, c’est-à-dire de ne pas y prendre toute la place mais de ne pas, non plus, en être écarté subrepticement ou brutalement. C’est pourquoi il me semble essentiel de réaffirmer que l’École est une « institution », qui incarne les valeurs de notre République, et non un « service » chargé de satisfaire individuellement les demandes des usagers. Et de rappeler donc que « l’école à la maison », ça n’est pas, ça ne peut pas être l’École : parce que, justement l’École, c’est ce qui rompt avec les inégalités familiales et sociales, ce qui permet d’accéder à l’altérité, souvent écartée ou vécue comme une agression dans le cocon familial, ce qui donne à tous la possibilité d’accéder à des savoirs « partageables à l’infini », comme disait Fichte, c’est-à-dire capables de nous faire percevoir qu’en dépit de nos différences, nous sommes tous et toutes appelés à participer à la construction du commun…
Serons-nous entendus ? Je ne sais pas. Je crains qu’il faille parler fort pour sortir de la fascination des outils et en interroger les usages, pour éviter aussi que se poursuive le management technocratique, la « culture du résultat » (chiffré, évidemment !) et la privatisation rampante ou ouverte qui en est le corollaire.
« Faire l’École », ce n’est pas proclamer l’égalité des chances, mais lutter pour l’égalité du droit à l’éducation.
Cela a été répété sur tous les tons : « l’enseignement à distance accroît les inégalités » puisqu’il renvoie aux conditions matérielles, sociales, culturelles et psychologiques des familles. Évidemment, cela ne signifie pas que l’école, sous sa forme traditionnelle, ait déjà réussi à réduire très significativement les inégalités – on en est loin ! – ni que l’absence de toute « continuité pédagogique » aurait été préférable, au prétexte de ne pas entériner les inégalités : il fallait, effectivement, maintenir un contact avec le plus grand nombre d’élèves possibles ainsi que leur proposer des activités pour consolider leurs acquis et les stimuler intellectuellement. L’erreur a été de laisser croire, au moins au début, que cet « enseignement à distance » pouvait permettre de « faire le programme » de telle manière qu’à la reprise on puisse considérer que tout s’était passé normalement et que l’on pouvait faire « comme si de rien n’était ». Mais cette illusion n’a pas fait long feu ! Car « l’enseignement à distance » a très vite fait émerger des problématiques, certes bien connues, mais qu’il a révélées, et parfois cruellement, à tout le corps enseignant.
En effet, quand l’élève n’est pas là et que l’interaction pédagogique est, de fait, particulièrement réduite, on mesure à quel point il est grave de transformer nos « objectifs » en « préalables ». C’est qu’on a trop tendance, dans nos institutions, à oublier que la motivation, le sens de l’effort, l’autonomie, l’exigence à l’égard de soi-même ne peuvent pas être des préalables à l’entrée dans une activité pédagogique, mais sont les objectifs mêmes de cette activité, indissociablement liés à l’acquisition des savoirs. En faire des préalables, c’est réserver l’activité pédagogique à ceux qui sont déjà « éduqués », et « bien éduqués » de préférence.
À tous les niveaux d’enseignement, il revient donc à l’enseignant de mobiliser l’élève, de soutenir son effort, de repérer le niveau d’autonomie auquel il peut parvenir et de lui permettre de porter le regard le plus exigeant possible sur ses apprentissages et ses productions. Nous le savions. Nous savions que cela était l’affaire de professionnels experts face à des élèves concrets, de chair et de sang, avec qui pouvait s’établir une vraie relation pédagogique, engageant les personnes tout entières. Nous avons découvert que, quand cette relation devient aléatoire, décontextualisée, désinstitutionnalisée, elle est, de fait, contrainte de supposer acquises des capacités qu’on a justement la responsabilité de faire acquérir. Puissions-nous retenir la leçon et militer avec obstination pour que notre École cesse de sélectionner sur ce qu’elle ne forme pas ! C’est là, évidemment, la seule garantie d’efficacité de tout effort de démocratisation.
Mais nous avons aussi redécouvert, en cette période de confinement, une autre leçon de l’enseignement à distance systématisé, corollaire de la première et tout aussi importante : face à un élève en grande difficulté, il n’est pas guère utile d’augmenter la pression et d’imposer toujours « plus de la même chose », avec le secret espoir qu’il finira par céder et accédera, au bout du compte, à l’objectif visé. Non que l’acharnement pédagogique soit toujours inutile : il est sans doute nécessaire pour des élèves déjà mobilisés et appliqués, mais un peu lents et qui ont besoin de s’entraîner… En revanche, il est totalement contre-productif pour des élèves bloqués et avec qui il faut faire un détour, identifier les points de résistance et repérer les points d’appui pour proposer non pas « plus de la même chose », mais « autre chose ». C’est là un travail d’expert, une compétence professionnelle spécifique de l’enseignant qui analyse, dans le cadre d’une interaction fine, les réactions à ses propositions et réussit à engrener une activité sur une disposition pour permettre de surmonter un obstacle… Or, comme de très nombreux enseignants en ont témoigné, cette posture pédagogique est particulièrement difficile si l’on ne travaille pas en présentiel : elle requiert, en effet, de se saisir d’informations difficilement perceptibles à distance et de pouvoir décider du mieux dans un face-à-face constructif, au risque, sinon de basculer dans le corps-à-corps mortifère du « toujours plus ».
Puissions-nous, là encore, nous en souvenir quand nos décideurs voudront nous enfermer dans la logique exclusive du « rattrapage », nous considérer comme de simples pourvoyeurs d’exercices et de fiches dans une progression idéalement linéaire qui ne vaut que pour les « bons élèves professionnels », et encore ! Car nous savons maintenant que sortir d’une vision taylorienne du travail scolaire est essentiel : l’exécution de tâches, même parfaitement maîtrisées, ne construit nullement un rapport de « chercheur » à la connaissance et à la culture ; elle risque même d’en interdire l’accès à tous ceux et celles qui n’auront pas entrevu, ailleurs, ce que sont le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre… C’est pourquoi il ne faut pas seulement « donner plus à ceux qui ont moins », mais « donner mieux » : un environnement architectural et culturel de plus grande qualité, des situations plus riches et stimulantes, des groupes de travail dont la taille permette de réaliser au mieux les activités proposées, des maîtres accompagnés par une formation continue de haut niveau et capables, ainsi, de proposer des savoirs mobilisateurs tout en explicitant suffisamment leurs attentes pour ne pas écarter ceux et celles qui ne sont pas spontanément en connivence avec eux.
En réalité, tout cela renvoie à une même problématique : va-t-on se contenter, dans « l’école d’après », de promouvoir, la main sur le cœur, « l’égalité des chances », sans trop se soucier des conditions nécessaires pour « saisir sa chance », ou bien saurons-nous mettre en place tout ce qui est possible pour garantir « l’égalité du droit d’accès à l’éducation » ? Il n’y a pas là, en effet, une simple différence de formulation, mais bien un changement de paradigme qui impose de mettre en place des politiques radicalement différentes en matière de mixité sociale dans les établissements, d’éducation prioritaire, de bourses d’études ou de formation et d’accompagnement des enseignants. C’est une véritable mutation à laquelle nous sommes appelés et qui devrait permettre de créer de véritables liens de confiance entre l’école et les familles qui en sont les plus éloignées : donnera-t-on, enfin, du temps et des moyens aux enseignants pour cela ? Reconnaîtra-t-on, enfin, la nécessité de décharger les professeurs principaux, de leur fournir un bureau et un téléphone professionnel, pour qu’ils puissent réellement jouer leur rôle d’interface et maintenir un contact continu avec les élèves et leurs parents ? Certes, cela représente un investissement financier significatif, mais peut-être la crise actuelle nous permettra-t-elle de comprendre que cet investissement représenterait, en réalité, une économie considérable, au regard du coût social de l’échec scolaire ? Et puis, il faudra aussi, enfin, se poser la question de la répartition du budget au sein de l’Éducation nationale : n’est-il pas temps de changer de priorité et, plutôt que d’investir dans les filières élitistes – celles qui sélectionnent avant de former –, de donner la priorité aux filières d’excellence – celles qui forment avant de sélectionner.
En ces moments où tous les regards sont tournés vers l’hôpital, n’est-il pas temps d’entendre ce que les enfants de Barbiana écrivaient, dans la Lettre à une maîtresse d’école en 1967 : « L’école se comporte comme un hôpital qui, pour améliorer ses résultats, soignerait les bien-portants et se débarrasserait des malades » ?
En conclusion : l’École, un angle mort… pour combien de temps encore ?
Dans les nombreuses contributions qui, dans la « grande presse », s’efforcent de poser quelques jalons sur « le monde d’après », la question de l’École est encore fort peu abordée. Le Café pédagogique a pris l’heureuse initiative d’ouvrir une rubrique pour engager la réflexion sur ce thème. On ne saurait trop lui en savoir gré. D’abord, parce qu’on ne peut passer par pertes et profits ce que vivent aujourd’hui les enseignants : ce ne serait pas digne. Mais aussi, parce qu’il n’y aura un « monde d’après », différent de celui d’avant, que si l’École prend sa part dans sa construction.
On n’a jamais autant parlé de solidarité : va-t-on, enfin, promouvoir une véritable pédagogie de la coopération ? On n’a jamais autant évoqué le bien commun : va-t-on, enfin, se rendre compte que, pour accéder à la conscience du bien commun, toutes les pratiques pédagogiques ne se valent pas ? On n’a jamais autant évoqué la nécessité de prendre soin des autres : va-t-on, enfin, faire de l’entraide une valeur cardinale de notre École et la substituer à la concurrence mortifère ? On n’a jamais autant dit que notre avenir ne pouvait être pensé qu’à la dimension de notre « Terre-Patrie » : va-t-on, enfin, faire de l’écologie autre chose qu’un « supplément d’âme », raccordé tant bien que mal aux programmes canoniques ?
Il faudrait, pour cela, dépasser le simple stade d’enseignements ou de projets ponctuels qui laissent penser qu’on peut sauver la planète en introduisant quelques enclaves vertueuses sans rien changer aux logiques productivistes qui nous conduisent à l’impasse. Il faudrait permettre à nos enfants de comprendre que nous avons fait des choix et que d’autres choix sont possibles. Plus encore : il faudrait leur permettre de faire l’expérience d’un renversement radical de leur rapport au monde.
Quand la société marchande leur faisait miroiter, jusqu’à ces derniers jours, un monde-magasin offert à leurs caprices, notre éducation doit maintenant leur faire découvrir un monde-trésor, un espace de recherche fabuleux offert à leur curiosité. Quand les médias leur montraient essentiellement une réalité qui fascine, sidère ou terrorise et à laquelle il faut se résigner, notre éducation doit les amener à interroger, questionner, interpeller pour constater que rien, jamais, n’est définitivement joué. Quand la société les enjoignait d’appartenir à un clan qui leur procure identité et sécurité, notre éducation doit leur montrer que le vrai bonheur est dans l’ouverture à l’altérité. Quand, partout, on leur susurrait à l’oreille qu’ils ne pouvaient trouver leur plaisir que dans la consommation effrénée de l’épuisable, notre éducation doit démontrer, au quotidien, que le vrai plaisir est dans le partage de l’inépuisable : les œuvres d’art et de culture, les connaissances et les savoirs, la transmission et la création… tout ce qui peut se multiplier à l’infini puisque chacune et chacun, en y accédant, n’en prive personne et que quiconque y accède peut le partager à l’infini avec autrui.
Philippe Meirieu
L’Ecole d’après : les contributions
P Meirieu publiera fin août un ouvrage : « Ce que l’éducation peut encore pour la démocratie » (Editions Autrement)