» Demain, il faut mettre fin à cette gouvernance autoritaire, irresponsable, aveugle, incapable dans l’imprévu de la situation dramatique de s’appuyer sur l’expérience de tout le corps enseignant, ses syndicats, ses associations, ses chercheurs pour prendre les décisions ajustées. Demain, oui, la communauté éducative doit réaffirmer sa place pour réfléchir aux missions de l’école. » Dans les circonstances exceptionnelles que traverse l’Ecole, Dominique Bucheton, Richard Etienne, Viviane Youx, Présidente de l’AFEF, les collectifs Lettres Vives et Questions de classe(s) appellent à des Etats généraux de l’école « pour discuter, responsabiliser, partager les idées, inventer l’école de demain tous ensemble ».
Ce que nous révèlent cette pandémie et sa gestion, c’est bien l’incapacité de ce ministre et de ce gouvernement à diriger dans la tempête cette immense institution qu’est l’école. Incohérence, ordre, contre-ordre, reculade (non, le retour à école ne sera pas obligatoire : annonce du 20 avril), absence d’objectifs clairs ont marqué ces quelques semaines. Et ça continue ! Le grand paquebot école tangue dangereusement dans cette tempête terrible, il change de cap brusquement au gré des discours du Prince-président, des pressions des milieux économiques pour la reprise du travail. Des « décisions- hypothèses de travail » (nouveau concept managérial) sont prises et transmises à tous les média sans se préoccuper de leur faisabilité, sans consulter réellement les premières personnes compétentes pour en juger (syndicats, maires) et sans évaluer les risques sanitaires pour les élèves, les enseignants et leurs familles. Les tests et masques sont pour la Saint-Glinglin.
Les principaux responsables des instances sanitaires, comme les chercheurs de l’institut Pasteur, l’ont bien compris : ils ne se déclarent pas favorables à une reprise précipitée de l’école. Ajoutons à cela l’étonnante mais discrète décision de réouvrir les écoles de manière non obligatoire pour les familles, à partir du 11 mai. Elle relève d’une étrange conception de la responsabilité politique. Faut-il comprendre qu’en cas de contamination d’un élève avec des conséquences graves pour lui et sa famille, l’État ne serait pas responsable et que ce seraient les familles qui ont pris le choix d’envoyer leur enfant en classe qui endosseraient cette double peine ? Qu’en sera-t-il de ces élèves qui resteront chez eux ? Avec quelles dérogations d’assiduité ? Auront-ils droit à un suivi scolaire spécifique ? Qui en aura la charge ? Double peine et double charge pour les enseignants aussi ?
Retour sur la rupture pédagogique
On a vite décrypté le mensonge d’État proféré à longueur d’antennes : la prétendue « continuité pédagogique » pour laquelle l’école était soit-disant prête ! Cette belle annonce n’était qu’un mot creux de la novlangue du ministre, un leurre pour distraire l’attention. La fameuse continuité s’est en fait traduite dans la réalité par de très nombreux et très complexes obstacles pédagogiques et matériels (qu’on pense à l’enseignement technique !) et surtout par une grave rupture de scolarisation pour près d’un quart des élèves dans les quartiers de grande pauvreté (voir la grosse enquête de la FCPE du Roussillon qui montre que le décrochage monte à près de 12%, Café pédagogique du 9 avril 2020). Beau succès que cette aggravation des injustices scolaires, cette désespérance accrue pour les élèves et adolescents vivant le confinement dans les conditions les plus difficiles !
C’est pourtant pour eux que le Prince-président avait dit vouloir rouvrir l’école. Mais on n’en trouve pas trace dans le calendrier par niveaux de son ministre. Alors, un slogan vide pour les media ? Une incompétence doublée d’un déni de la réalité ou plutôt un vaste test national ? Objectif du ministre : un exercice d’autorité, une manœuvre militaire pour vérifier la docilité des enseignants et leur faire accepter les règles d’un nouveau métier dont il rêve : des enseignants contrôlés de près par des chefs d’établissement dépouillés de toute autonomie et « priés » de surveiller contenus , évaluation, dispositifs et présence mais aussi par des inspecteurs et des conseillers pédagogiques devenus de simples contremaîtres ; une profession, prise dans la tourmente, qui devrait filer doux sans discuter et continuer, coûte que coûte, à suivre les programmes et injonctions du ministre au prix d’une immense surcharge de travail (préparation, suivi des élèves) ? Test raté ! Les enseignants se sont mis à réfléchir, à discuter entre eux : toutes les listes de diffusions professionnelles, tous les blogs bruissent de cette urgence de reprendre le pouvoir sur son enseignement et la liberté pédagogique nécessaire pour s’ajuster aux circonstances, aux élèves, aux familles. Les maires, les directeurs et les chefs d’établissement renâclent. Et donc espoir !
L’espoir
Cette crise, avec ses douleurs, ses angoisses profondes donne en effet de l’espoir et peut se lire en positif. Elle a révélé chez nombre d’enseignants et de personnels d’éducation un potentiel d’engagement, d’inventivité, d’empathie pour les élèves, qu’ils disent découvrir davantage. Une solidarité, un respect, une écoute, du temps pour les familles : autant de valeurs que le management par le souci premier de l’efficience, de l’obéissance et de l’évaluation avait essayé d’endormir ! Une joie d’enseigner autrement, plus dans l’accompagnement et le soutien. Avec de très belles réussites et engagement, persévérance de nombreux élèves et pas forcément les meilleurs. Des découvertes ! Oui, ils sont capables de plus qu’on n’imaginait.
L’enseignement à distance avec les technologies numériques a été pour beaucoup une découverte de formes pédagogiques nouvelles. Elle a demandé un auto-apprentissage express, pour nombre d’enseignants, mais, au-delà, elle a permis des prises de conscience rapides sur l’intérêt, le plus qu’apporte le numérique mais aussi ses limites avec au premier chef la réaffirmation au bout de quelques semaines que « l’école sans l’enseignant, en chair en os, en présence attentive sur chacun n’est plus l’école. » (voir ce qu’en disaient Meirieu, le 17 avril, et Demougin, le 20 avril dans le Café pédagogique). La force du lien social, la classe, l’autre, la sortie du cercle familial sont indispensables pour apprendre.
La relation pédagogique, éducative est d’abord humaine faite autant de savoirs que de présence et de valeurs. Petits et grands la réclament. Familles, élèves et enseignants en ont bien pris conscience. Mais on redécouvre aussi a contrario que cette relation avec l’enseignant et les pairs peut exister aussi à distance et permet de développer, chez les élèves comme chez les enseignants, une pensée créative, réflexive, singulière mais aussi collective, pour peu qu’un projet pour la classe le permette. Pourquoi alors s’en priver quand on le peut ? Au final, on redécouvre en l’expérimentant ce que Le rapport sur le numérique à l’école de 2017 (Becchetti-Bizot) soulignait. Un rapport à relire dont les préconisations en termes de formation et de crédits sont passées, hélas, aux oubliettes.
La reprise de l’école : quand ? pour quoi faire ? Qui peut en décider ? Comment ?
Au-delà du problème « vital » de la sécurité sanitaire, la question qui taraude est celle des objectifs proprement scolaires et non seulement économiques de cette reprise. Quel cap faut-il prendre ?
Des décisions urgentes s’imposent avec tous les dilemmes à résoudre. Un cadre national pour les priorités est-il possible ? Des principes communs ? On voit mal les technocrates du ministère s’en charger. D’ailleurs leur silence en dit long sur leur incapacité. Ce n’est pas non plus à coup de « ressources » déversées à flot, sans recul ni analyse, sur les enseignants par des conseillers dévoués et soucieux qu’on peut remettre à flot le grand paquebot école.
Soyons simplement réalistes. Il restera au mieux trois ou quatre semaines et chaque établissement, circonscription va dans la tempête qui risque de durer jusqu’aux vacances, devoir prendre ses responsabilités collectivement. Il y a des conseils d’administration des commissions permanentes, des conseils d’école. Pourquoi ne pas les réunir à distance pour qu’ils exercent leur souveraineté démocratique sur les lieux où de développe l’éducation ? La réalité des contextes scolaires très divers et la diversité des ajustements nécessaires doit primer. Elle implique de faire confiance aux experts du terrain que sont les enseignants eux-mêmes, leurs syndicats, leurs associations, les équipes pédagogiques au grand complet, les directeurs et les chefs d’établissement comme aux maires.
Des principes pour choisir le cap et raison garder ?
Le devoir d’humanité et de solidarité en est certainement le premier. Il impose qu’on s’occupe en priorité de ceux qui ont souffert le plus du confinement, parfois de privations très graves voire de diverses formes de violences. Il faut les rassurer, les entourer d’affection, leur redonner confiance dans leur capacité de réussite.
Ensuite, la question des programmes à suivre ou continuer coûte que coûte, celle des évaluations semblent bien dérisoires ! L’école, comme une bonne part de l’économie s’est arrêtée cette année le 16 mars ! Admettons-le ! C’est la réalité. Qu’on envisage sereinement et avec bienveillance les passages de classe et les diplômes à attribuer ou repousser ! Les élèves ne doivent pas pâtir de la pandémie.
On peut aussi mettre à profit cette période pour revenir, approfondir, questionner des savoirs étudiés en les abordant dans d’autres contextes, d’autres tâches. On peut développer des compétences souvent insuffisamment travaillées dans la course éperdue à « faire le programme, tout le programme ». Nombre de témoignages montrent l’importance de faire lire, écrire, discuter beaucoup pour éveiller les curiosités, revenir sur le vécu de la pandémie, le mettre à distance et faire du langage le meilleur allié de l’éducation. Pour les plus grands, il s’agit de comprendre les problèmes et polémiques scientifiques, économiques, dont ils viennent de subir les effets.Quoi d’autre ? Travailler en projets, reprendre le travail interdisciplinaire indispensable à la mise en place d’une pensée complexe, s’adapter à un fonctionnement du temps et travail partagé et renforcer les liens entre ceux qui viendront le matin et les autres l’après-midi si c’est la solution adoptée. Inventer quoi ! Une belle aventure qui ne prendra sa force que dans le collectif d’établissement. Profitons-en !
Et demain ? Vers des états généraux de l’école et de la formation
Demain, il faut mettre fin à cette gouvernance autoritaire, irresponsable, aveugle, incapable dans l’imprévu de la situation dramatique de s’appuyer sur l’expérience de tout le corps enseignant, ses syndicats, ses associations, ses chercheurs pour prendre les décisions ajustées. Demain, oui, la communauté éducative doit réaffirmer sa place pour réfléchir aux missions de l’école. Les redéfinir collectivement, ouvrir les yeux sur la privatisation rampante de pans entiers de l’école que l’ultra-libéralisme met en place, trouver les solutions pour réduire les inégalités socio-scolaires. Demain, il faudra comprendre pourquoi les belles intentions du socle commun et autres nouveaux programmes de 2015 (plus de réflexivité, priorité aux langages, éducation à la citoyenneté, à l’écologie, à la santé, aux média) sont le plus souvent restées lettres mortes dans leur mise en œuvre faute de formation, d’adhésion et à cause d’avalanches d’instructions contradictoires, de folie évaluative constante. Oui, demain, il faut que nos élèves soient prêts à affronter les crises futures (climatiques, sanitaires, économiques, politiques) qui s’annoncent dans un horizon proche. Un enseignement en disciplines cloisonnées, jamais ou très peu reliées entre elles et peu à la vie et à l’expérience n’est plus possible.
Comprendre la pandémie demande d’adopter le point de vue du biologiste, de l’écologiste, du médecin, de l’épidémiologiste, de l’économiste, du sociologue, de l’anthropologue, du géographe, enfin du politique plus démocrate que technocrate ou bureaucrate. La crise nous y oblige. C’est à cette complexité de la pensée, à cette culture large que l’école doit préparer davantage, non à des orientations étroites et trop précoces. C’est un vaste chantier !
À Montpellier, une équipe d’enseignants grévistes et de parents d’élèves avait envisagé en janvier, avant le déclenchement de l’épidémie de mettre en place des états généraux de l’école et de la formation. Pour discuter, responsabiliser, partager les idées, inventer l’école de demain tous ensemble. Une belle idée à démultiplier dans toutes les régions. Pourquoi pas ? Osons ! Prenons la parole.
Dominique Bucheton, professeure honoraire université de Montpellier
Richard Etienne, professeur émérite, université de Montpellier
Viviane Youx, Présidente de l’AFEF
Collectif Lettres Vives
Collectif Questions de classe(s)