C’est la leçon de la crise sanitaire et de la longue fermeture des établissements. Il faut préparer le monde scolaire à d’autres formes que celles en place depuis deux siècles. Si c’est pour pouvoir faire face à une situation de crise, cela peut aussi être fait pour imaginer une autre forme de scolarisation pour demain. La réponse ne viendra pas des visioconférences mais des pédagogies actives…
Nous n’étions pas prêts…
La situation de crise sanitaire que nous venons de traverser va-t-elle perdurer ? Peut-il y avoir d’autres crises qui imposeraient de tels changements au quotidien ? L’expérience acquise au cours de ces mois est-elle suffisante pour affronter d’autres situations difficiles ? Alors que d’aucuns ont déjà franchi le pas d’un retour à la situation d’avant, difficile d’imaginer une autre et prochaine situation de crise, tant la charge psychologique reçue a été lourdement ressentie et était totalement imprévue. Pourtant chacun de nous a été concerné par le fait que notre fragilité sociale est beaucoup plus grande que ce que des années de paix et de progrès technique et scientifique ont laissé penser. Il est temps de se dire que d’autre crises pourraient arriver et qu’il faut donc développer des dispositifs, des projets, des méthodes etc. qui pourraient y faire face ou tout au moins en amoindrir la charge. C’est le cas, en particulier, pour l’école et à propos du numérique.
Les moyens numériques ont été mis en première ligne lors du premier confinement. Était-on préparés d’une manière ou d’une autre ? Non. Pourquoi ? Parce que la perspective d’une crise, contrairement aux services de sécurité ou de santé, n’est pas dans les hypothèses envisagées. Toutefois certains établissements ont travaillé avec les services de sécurité pour anticiper des attentats et apprendre à y faire face. Mais l’impossibilité d’aller dans les locaux scolaires n’est pas une hypothèse travaillée dans le monde de l’éducation. Depuis l’avènement d’Internet en particulier des expérimentations d’enseignement hybride et à distance se sont développées et ont permis d’établir des repères sur la gestion de ces situations d’empêchement d’aller à l’école. Dans le monde de la formation continue et de l’enseignement supérieur, on a pu observer de telles expérimentations et même des tentatives de généralisation au sein d’institution ou d’entreprise. Certes, ce n’est pas toujours pour gérer des situations de crise, mais cela permet de rendre plus « flexible » le modèle canonique du présentiel au bureau comme dans la salle de classe. Dans le monde scolaire, la seule situation de crise réellement travaillée est celle des enfants malades. Cela représente la plupart du temps des unités dispersées et ces dispositifs ponctuels ne sont pas généralisables. Ainsi des expériences avec des robots de téléprésence n’ont pas donné les résultats escomptés et relèvent davantage de l’enthousiasme technologique que de l’efficacité pédagogique, hormis dans quelques situations précises et le plus souvent ponctuelles.
Familles et établissements ne sont pas prêts
Préparer une prochaine crise, c’est d’abord repérer ce qui n’a pas fonctionné. Les Etats Généraux du Numériques qui se sont tenus au mois de novembre 2020 ont été incapables de faire cela, de sortir ce qui ne fonctionne pas dans l’institution scolaire pour préférer exprimer des propositions qui ne vont surtout pas dans le sens d’une préparation de crise… Si tant est que cela en ait été l’intention…. Ecoutons d’abord les acteurs du quotidien à tous les niveaux pour comprendre ce qu’il faut prioritairement prendre en compte. La démarche Territoire Numériques Educatifs qui va englober à compter du 8 octobre (discours du premier ministre Jean Castex à Poitiers) 10 nouveaux départements semble vouloir aller dans cette direction. Sauf que l’objectif est d’abord de renforcer la place du numérique dans la société française aussi bien à l’école que dans l’ensemble de la société et de répondre en réalité à un enjeu de concurrence économique et industrielle. Le développement technique et économique reste encore le seul moteur de décision, alors que de probables nouvelles crises peuvent inquiéter. Non nous ne sommes pas prêts !
Bien sûr, le premier lieu qui a fait problème c’est le lieu de vie de la famille, du foyer. Les statistiques impressionnantes des taux d’équipement et d’usage (enquête ARCEP Credoc) ont écrasé les disparités. Le contexte de crise a amené à poser la question de la relation entre le lieu de vie et le mode de vie. Nous ne sommes pas habitués à vivre en permanence dans l’espace familial, l’habitation principale. Nous y vivons par intermittence et les temps de regroupement sont relativement courts en regard de la vie de tous les jours : école, travail, loisirs, courses etc. sont autant d’occasion de sortir de chez soi. Vivre presque vingt-trois heures sur vingt-quatre ensemble dans le même espace en se partageant des ressources, de moyens techniques permet rapidement de révéler que nous n’y sommes pas préparés. Le ressenti exprimé explique bien les différences de rythme et types de travail possibles, l’insuffisance des moyens matériels, la saturation du fait de la grande diversité des injonctions à utiliser le numérique etc. La volonté de développer le tout numérique dans la société ne peut laisser de côté ce qui se passe à la maison. Faut-il équiper les élèves, leurs parents, les enseignants, les professionnels ? Equiper, mais si on va vers de plus en plus de moyens à distance, en ligne (cloud), il faudra que les connexions suivent et s’améliorent. Faut-il imaginer d’autres espaces ouverts et partagés, comme on semble l’envisager avec les tiers lieux. Pour l’instant ils sont plutôt orientés vers les professionnels. Peut-être faut-il aller vers les centres sociaux, culturels (musées, bibliothèques etc.…). On ne pourra pas se contenter de renvoyer les enfants chez eux… sans moyens et sans accompagnement sur un socle satisfaisant, incluant aussi bien les moyens matériels que les moyens humains
Le second lieu qui fait problème c’est l’établissement scolaire. Avec 36 semaines de classe effective dans l’année et entre 4 et 5 jours par semaine selon les niveaux, on s’aperçoit que le taux d’occupation des locaux dépasse rarement 50% des journées. De plus l’architecture des établissements n’encourage pas, ne permet pas aux élèves comme aux enseignants d’y rester et d’y travailler en dehors des heures d’enseignement. L’école n’est pas un lieu de vie. Et surtout pas pour les élèves… repenser l’architecture globale des établissements scolaires ne peut se faire sans repenser les enseignements et leur organisation. Depuis Napoléon et la création des lycées en 1802, tout a été pensé pour un modèle qui impose la présence simultanée. Et tout a été pensé sur un modèle pédagogique essentiellement magistral. Alors que les pédagogies actives sont reconnues comme favorisant les apprentissages, on pourrait imaginer que l’ordinateur remplaçant progressivement le maître, les élèves soient de plus soumis à cette attitude : assis et concentré sur la source de l’information, jadis le maître, désormais l’écran ?
Dans le fonctionnement scolaire il y a plusieurs situations qui permettent d’anticiper des situations autres que strictement présentielles. Ainsi quand un enseignant donne du travail à ses élèves car il s’absente et n’est pas remplacé. De manière « asynchrone » il suggère une possibilité de mise à distance. De la même manière, les inversions pédagogiques vont dans le même sens. L’utilisation du CDI comme espace facilitant le travail en autonomie, seul ou en petits groupes est aussi une fenêtre ouverte sur d’autres modalités permettant de développer des pistes de travail pour des périodes de crises. On néglige trop souvent le personnel éducatif et en particulier les « adjoints d’éducation » (AED) qui pilotés parfois par le CPE ou le chef d’établissement sont en mesure de proposer des dispositifs pour permettre aux élèves d’apprendre « à distance » dans l’établissement.
La continuité pédagogique est affaire de culture scolaire des acteurs
Un autre domaine mérite d’être exploré, celui de la formation des enseignants. Vivre une expérience hybride réussie lors de la formation initiale est un des fondements d’une capacité à prendre en compte le « hors temps de présence imposé ». Si pour le premier degré 9h sont consacrées à la formation (possibilité à distance) et si Canopé est mandaté pour faire la formation à distance des enseignants, c’est d’abord l’hybridation qu’il faut penser, plus que le « a-distance ». Pourquoi ? Parce que trop fondé sur une opposition stricte distance/présence, transformée trop souvent en présence/absence, l’hybridation doit faire émerger la « présence simultanée ». La continuité pédagogique n’est pas d’abord dans l’organisation mais en premier dans la culture scolaire des acteurs. Faire en sorte qu’élèves comme enseignants aient les moyens intellectuels et cognitifs de gérer différentes postures (sans oublier les moyens matériels).
Sans vouloir être exhaustif, nous pensons qu’il faut préparer le monde scolaire à d’autres formes que celles en place depuis deux siècles. Si c’est pour pouvoir faire face à une situation de crise, cela peut aussi être fait pour imaginer une autre forme de scolarisation pour demain. Non, ce ne sont pas les robots de téléprésence que nous préconisons. Non ce ne sont pas les seules solutions de visio-conférence qu’il faut retenir. Non ce ne sont pas les seuls Environnements Numériques de Travail (ENT) ou encore les plateformes d’enseignement à distance, LMS du type Moodle par exemple qui vont suffire. Il faut aussi amener l’ensemble des acteurs de l’éducation à sortir de leur carcan historique, ministres y compris, quant à leur manière de penser l’éducation et la scolarisation. Le retour en grâce des pédagogies actives (mises en évidence au début de XXè siècle) donne à voir des pistes qui peuvent s’avérer intéressantes, mais elles doivent aussi inclure l’idée de sortir d’un enseignement uniquement synchrone (face à face, en présence). On peut, en articulant synchrone et asynchrone aussi bien en présence qu’à distance, voir émerger de nouvelles formes scolaires qui ne craindront pas les crises, les ruptures et qui seront fondées sur l’idée d’une continuité, non pas pédagogique, mais cognitive et tout au long de la vie.
Bruno Devauchelle