Quelle lecture peut-on avoir de ce qui s’est passé durant le confinement ? Est-ce un accident ou le résultat d’une politique ? Un moment exceptionnel ou l’accélérateur de politiques déjà bien introduites ? Stéphane Bonnery (Paris 8 Escol) et Etienne Douat (Gresco, Poitiers) livrent aujourd’hui un ouvrage (L’éducation aux temps du coronavirus, La dispute) qui est la première lecture sociologique de ce qu’a vécu l’école depuis mars 2020. Il rend justice aux enseignants qui ont tenu le fil scolaire avec les familles durant ces longs mois. Et il explique comment un virus a interagi avec des choix de société pour produire une montée des inégalités avec laquelle l’Ecole doit maintenant se débattre.
Une lecture sociale d’un événement sanitaire
» L’ambition initiale d’un projet élaboré en quelques jours, portée par une sorte de « réflexe » de chercheur, a été de substituer à la sidération liée à l’irruption de la pandémie du coronavirus au mois de mars, la volonté d’essayer de comprendre la situation et d’examiner ce que cette séquence – telle qu’elle a été façonnée par un ensemble de choix politico-économiques et un certain type d’organisation sociale – a « fait » aux processus d’apprentissage, aux familles, aux élèves, au monde étudiant, aux enseignant.e.s, aux conseillers principaux d’éducation (CPE) mais aussi au personnel administratif ». Stéphane Bonnery et Etienne Douat expliquent l’angle particulier que prend leur ouvrage.
» Ce n’est pas en soi le virus qui a créé du « décrochage » et plongé des élèves, des étudiant.es et leur famille dans la difficulté, le malentendu ou le désarroi pour poursuivre leurs apprentissages », écrivent S Bonnery et E Douat. « Ce qui contribué à construire et façonner « leurs » problèmes ou les a « coincés », en hypothéquant l’avenir scolaire ou universitaire d’une partie d’entre eux, est pour une large part le produit des conditions dégradées, désormais structurelles, du système d’enseignement public en France… Et l’accentuation des difficultés voire le « blocage » d’une partie des élèves et de la population étudiante à l’heure de la pandémie a été finalement aussi, et plus généralement, le résultat d’une politique de non-mixité sociale, de « renoncement » plus ou moins implicite selon les périodes à la démocratisation scolaire, d’externalisation hors de l’école des enjeux d’apprentissage et de remédiation. Et ces logiques à l’oeuvre depuis des décennies ne relèvent pas seulement d’une forme d’abandon, mais aussi de l’organisation rationnelle de l’élimination sociale, par la mise en place volontaire de conditions d’études inégales selon les classes sociales qui fréquentent les établissements ou qui y sont recrutées ».
Innovation et système éducatif
L’ouvrage s’attache à soutenir cet axe à travers une succession d’articles. Ainsi Fabienne Montmasson-Michel (Gresco, Poitiers) étudie ce qui s’est passé à l’école primaire. » Les enquêtés et les enquêtées sont unanimes : il y a eu bien plus de discontinuité que de « continuité pédagogique » pendant le confinement. Premièrement, parce que l’équipement et les savoir-faire numériques des familles ont pu faire défaut et, deuxièmement, car il n’est pas possible de faire correctement la classe sans les espaces et le matériel de l’école et sans une relation pédagogique de proximité ». D’où les élèves perdus de vue et souvent « rattrapés » par les esneignants à travers des stratagèmes.
» Ce que montre le moment du confinement tel que cette enquête le donne à voir, c’est que non seulement ces enseignants et ces enseignantes ont fait preuve d’un engagement irréprochable dans leur mission d’agents de l’État, en mobilisant des ressources pédagogiques et réflexives cruciales pour l’école d’aujourd’hui, mais en plus, ils ont montré leur conformité aux injonctions les plus pressantes de l’institution. Ils ont réagi très vite à une situation d’urgence sans oublier de réfléchir, ils ont manié le numérique et se sont montrés innovants en réinventant leurs pratiques. Ils se sont révélés inclusifs en adaptant leurs propositions aux situations de leurs élèves et de leurs familles et n’ont cessé de différencier et d’ajuster leurs propositions pédagogiques, en travaillant plus que d’ordinaire et en débordant sur leur temps privé. On peut donc penser que si les enseignants ne sont pas assez technologiques, innovants, inclusifs ou experts de la différenciation pédagogique dans leurs pratiques ordinaires, comme cela leur est souvent reproché, c’est peut-être moins pour de supposées représentations inadéquates ou pour une incapacité irréductible au changement, que du fait de leur contexte et de leurs conditions de travail ».
Les familles et le bricolage enseignant
Daniel Thin (Lyon 2) se tient du coté des familles populaires en observant les parents d’une école Rep+ de l’agglomération lyonnaise. Il montre à quel point la rupture avec l’école a pu être dramatique pour de nombreuses familles. D’abord celles qui n’avaient pas les outils technologiques pour la continuité pédagogique, de ces élèves qui dorment dans une voiture, aux jeunes en foyer ou simplement aux familles sans imprimante. Mais la scolarisation de l’espace familial a eu aussi des conséquences. » L’irruption de l’école dans le quotidien des familles va générer beaucoup de difficultés pour la plupart d’entre elles. La faible maîtrise du français et de l’écrit va avoir des conséquences plus grandes qu’en temps ordinaire pour les parents concernés qui ne comprennent pas les consignes des enseignants et ne peuvent aider leurs enfants face à des activités scolaires en plus grand nombre… Plus généralement, le faible capital scolaire des parents entrave les possibilités pour les parents d’encadrer l’activité scolaire quotidienne. Ces difficultés ne sont pas nouvelles, mais elles s’actualisent avec plus d’acuité lorsqu’il ne s’agit plus seulement du travail scolaire du soir, mais de tenter de suivre une activité scolaire plus conséquente et que les enfants n’ont pas préparée en classe avec leur enseignant ». Au final, » ce ne sont pas les consignes et les outils (partiellement défaillants) de l’institution qui ont permis que se maintienne un lien scolaire (peut-être plus sûrement qu’une « continuité pédagogique »), mais le bricolage dévoué des enseignants en même temps que la mobilisation des familles (en tout cas une partie d’entre elles) y compris dans les quartiers populaires. »
Une analyse institutionnelle
Laurent Frajerman (CHS Paris 1) lit la période du confinement au regard de la réorganisation managériale engagée par l’institution scolaire dans le cadre du New Public Management. La crise aurait du faire avancer le controle managérial sur les enseignants. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans les premières heures où la hiérarchie a multiplié les injonctions et même les réunions. » Dans le second degré, des séances plénières ont été improvisées le lendemain, le vendredi, au mépris de la distanciation physique. Des réunions par équipe pédagogiques eussent été utiles, tout comme l’appel au volontariat pour former de petits groupes d’enseignants dédiés à des tâches précises, l’administration se chargeant de les coordonner. Loin de cela, les dispositifs envisagés étaient le plus souvent de type vertical. La hiérarchie ne s’appuie pas sur l’intelligence collective des enseignants, leur souhait que les élèves réussissent. Pourtant, l’adhésion des enseignants à la continuité pédagogique, injonction sans base légale, atteste de cette conscience professionnelle ». Finalement les choses sont recadrées.
Alors » beaucoup d’enseignants ont ressenti une forme de collapsus de la hiérarchie, la disparition du cadre de travail produisant des effets en cascade, au moins dans le second degré. Les efforts importants d’adaptation consentis par la profession s’expliquent donc moins par la contrainte externe, institutionnelle que par la contrainte interne (le rapport aux usagers) et la conscience professionnelle. Certains cadres n’ont pas donné de nouvelles, soit en raison de difficultés personnelles, soit parce qu’ils étaient désemparés. D’autres ont entretenu des relations étroites avec les enseignants ». La hiérarchie n’avait pas les outils pour suivre les enseignants. » Finalement, on peut estimer que les projets managériaux n’ont pas progressé dans cette séquence, même si certains cas d’emprise hiérarchiques sur les enseignants ont pu être aggravés. Globalement les contradictions de l’administration ont joué, les managers de terrain étant ulcérés par l’irréalisme de nombre de mesures préconisées par le ministère. Surtout, la force syndicale s’est manifestée », écrit L Frajerman.
Stéphane Bonnery et Etienne Douat essaient de tirer les conséquences de cet événeemnt. » Finalement, les chercheurs vont probablement avoir à élucider s’il s’agit d’un changement mineur, d’une disparition tendancielle ou d’une redéfinition profonde de la scolarité unique, en tant qu’objectif de transmission des mêmes savoirs aux enfants de toutes les classes sociales. Car, du 12 mars à la rentrée de septembre 2020, six mois se seront écoulés, sans que n’aient été débattus publiquement ni au parlement les conditions d’une reprise de tous les élèves qui soit durable et en sécurité en cas de nouveau pic de l’épidémie – ce qui ne pouvait passer que par le découpage des classes en sous-groupes, donc le recrutement massif et la formation d’enseignants ainsi que la location de locaux. Faute d’avoir retenu cette hypothèse qui engageait le budget de la Nation à développer les crédits en faveur des services publics plutôt que pour d’autres types de dépenses, il faudra étudier plus précisément, si une nouvelle période de confinement se produit, le sujet du renforcement des fortes inégalités d’acquisitions selon les types de familles ».
Ce livre est donc particulièrement important par les éclairages qu’il apporte sur cette période. Il est important aussi parce qu’on se heurte depuis le début au déni de ce qui se passe. L’école a réouvert sans qu’aucune réponse sérieuse ait été apporté eaux inégalités scolaires aggravées par la crise , ni même à la façon dont on allait pouvoir faire durer la réouverture. « L’impréparation » dénoncée par de nombreux enseignants en ce moment est aussi une façon de faire avancer un modèle de société.
François Jarraud
Stéphane Bonnery et Etienne Douat (dir), L’éducation au temps du coronavirus, La Dispute , ISBN 978-2843033162. Sortie ce 11 septembre.