L’école n’est-elle qu’un lieu du vivre ensemble, un lieu de socialisation, un lieu du faire société ou encore un espace de sociabilisation ? Probablement tout cela et probablement bien davantage… La généralisation des outils numériques dans la société pose la question de la manière dont l’espace scolaire peut repenser ses missions et en particulier son rôle socialisant d’une part mais aussi sa capacité à sociabiliser les jeunes. La rupture introduite par le confinement à d’un seul coup mis à distance l’espace de socialisation, mais est restée la question de la sociabilisation liée aux dispositifs d’enseignement, et plus largement d’éducation. Comment permettre la sociabilisation quand on est enfermé dans une maison, un appartement, un espace restreint et fermé et en lien à distance avec l’école ? Le recours aux moyens numériques a bien entendu été convoqué par l’école, mais les jeunes comme les adultes ne l’ont pas attendue pour développer leur propre sociabilité, bien avant le confinement.
Socialisation, sociabilisation
Les fameux réseaux sociaux numériques sont souvent convoqués comme étendards de la vie sociale des jeunes. Ils servent aux jeunes, et à certains adultes, d’espace pour exercer leur sociabilité. S’ils créent du lien social, c’est indirectement, à partir de leur effet instituant dans l’ensemble de la société, relayés en particulier par les médias de flux et de masse qui sont prompts à les observer les citer et ensuite les intégrer dans leurs propres logiques de socialisation. Rappelons ici les définitions des termes que nous employons :
– La socialisation est le fait de faire entrer un individu une personne dans un groupe social, une société en créant un contexte facilitant : on est dans une dimension institutionnelle (instituante)
– La sociabilisation est l’action qui consiste à développer chez quelqu’un la capacité à entrer et à vivre dans un groupe social, c’est à dire à l’amener à prendre pour lui-même les attitudes pertinentes lui permettant d’évoluer dans ce groupe : on est dans une dimension développementale.
Les médias de masse et de flux, comme le monde scolaire, sont des moyens de la socialisation. Celle-là même qui permet de construire sa citoyenneté et son identité. Le web, comme espace ouvert propose lui à chacun d’exercer sa place dans la société sans jamais l’instituer a priori. Si le statut d’élève ou de spectateur s’impose le plus souvent, la possibilité de se sociabiliser est désormais permise par d’autres canaux que ceux que la société traditionnelle propose (la famille en particulier). Le déclin des religions ou encore l’arrêt du service militaire ont marqué la fin partielle du lien entre sociabilisation et socialisation. L’émergence de nouvelles formes de prise de parole dans l’espace public, en lien avec la multiplication des moyens numériques, a révélé de nouvelles manières de faire et de se construire. Reste alors à interroger l’école (dernier lieu institué de socialisation) et sa capacité de sociabilisation, alors qu’elle conserve son rôle de socialisation.
Construire la sociabilité à l’école
La crise du confinement a remis en évidence l’importance des interactions humaines en face à face, à deux et en groupe, en particulier pour l’apprentissage. Le simple fait que cela aille de soi les avait faites oublier, sauf dans l’esprit des élèves et des enseignants qui les vivent au quotidien. En supprimant l’espace scolaire, le confinement a interrogé les formes possibles d’interactions. Si l’école socialisait habituellement, avec le confinement elle a perdu (au moins temporairement) sa place, ce rôle. Si le processus de sociabilisation qui se déroule aussi entre autres au sein de l’espace scolaire mais aussi ailleurs a été interrogé du côté du monde académique, c’est parce que les moyens numériques, devenus vecteurs obligés par le confinement, étaient largement ignorés et délaissés comme vecteur de sociabilité. Mais c’est aussi que les formes de sociabilité possibles et disponibles se sont multipliées avec des moyens numériques. Dès lors la concurrence entre les différents espaces de vie est devenue importante, montrant que la sociabilisation est un processus complexe et qu’il ne se suffit pas des institutions et qu’il impose des interactions humaines. Ces fameuses interactions sont souvent mises à mal dans le monde scolaire du fait même de son organisation. Les enfants, les jeunes, en devenant élèves doivent développer des comportements dans lesquels les interactions sont très souvent guidées par l’enseignant et parfois interdites. Toutefois ils résistent et clandestinement construisent de multiples interactions, allant même jusqu’à amener l’enseignant à « punir » ou au moins à limiter les interactions. L’interdiction de téléphone portable pourrait, dans une certaine mesure, être rapprochée de l’interdiction de bavardage ou d’échanges de petits mots entre élèves. Cela illustrant la manière dont l’institution scolaire entend réguler et maîtriser la sociabilisation.
Si la sociabilité se construit désormais davantage en dehors de l’école elle participe alors largement à de nouvelles formes de socialisation qui échappent à l’institution scolaire et à sa mission initiale. Les moyens numériques bousculent bien sûr quatre champs essentiels de nos sociétés : l’éducation, l’éthique, l’économie, l’écologie. La socialisation est principalement fondée sur eux mais on constate que l’éducation peut être mise en difficulté par les trois autres champs qui sont contraignants (cf. JF Cerisier, Injonctions et numérique, Ludovia#17, 2020). Le monde scolaire ne peut échapper à une réflexion en amont du numérique sur la sociabilité numérique et sur la manière de reprendre la main (si tant est que cela soit souhaitable ou même encore possible). A cela s’ajoute une réflexion sur la socialisation que permet l’école et de sa progressive inadaptation au monde actuel. Pour le dire autrement l’une des principales urgences est de refonder une organisation et des pratiques quotidiennes d’enseignement qui engagent les jeunes à construire une sociabilité et donc à faire évoluer le rôle socialisant de l’école. Comment ? En prenant en compte en priorité ces questionnements : le comportement éthique dans un monde numérique, la conscience des conséquences écologiques de l’usage des moyens numériques, l’identification et la réflexion sur les sous-bassement économiques du développement du numérique dans la société. A cela s’ajoute aussi la nécessaire recherche de continuité éducative entre les différentes sphères qui participent du développement de l’enfant, du jeune, mais aussi de l’adulte. Ainsi l’Ecole pourrait s’inscrire véritablement dans une dynamique de développement durable qui ne signifierait pas le refus du numérique, mais sa prise en compte réelle.
Bruno Devauchelle