Après l’été des festivals de musique, de théâtre et de cinéma, voici l’automne non plus mélancolique comme au temps des feuilles mortes, mais une saison active, hyper-active où l’on travaille la semaine et le dimanche : festival de géographie ici, fêtes de la science là, rendez-vous de l’histoire et concours en tous genres encore ailleurs, se pressant tous dans les recoins du calendrier que l’on consacrait jadis à la cueillette des champignons, la récolte des marrons, les chrysanthèmes, les poilus du monument aux morts. Accourez bonne gens, écoutez, applaudissez ! Au festivalier épuisé par ce barnum de « fêtes » du savoir, il reste dans le train du retour quelques pensées dubitatives.
Que signifie ce savoir banalisé qui court sur les ondes de France-Culture entre les questions des journalistes, dans les revues en kiosque, les émissions télévisées thématiques en face de contenus diffusés en classe par des professeurs forcément moins spécialisés, plus généralistes, pas toujours au fait de tout. Ce savoir-ci peut faire pâle figure à côté de ces débauches de moyens « festifs ». Comment un élève peut-il apprendre la géographie, l’histoire ou les sciences, l’économie ou la philosophie avec un professeur lorsqu’un festival laisse penser qu’il suffirait de suivre dans un fauteuil ou autour d’une bière, d’une oreille distraite ou en téléchargeant ses mails, une conférence-débat, une table-ronde, un entretien pour apprendre ce qu’est le développement durable, l’urbanisme, la géopolitique des Etats ? Et quelle vision donne-t-on du « travail » – je pèse lourd mon mot qui vaut son pesant d’or, même éloigné de la famille et de la patrie – du travail, donc, lorsque tout peut s’apprendre en se divertissant, en se faisant plaisir en société, en zappant d’un savoir à l’autre comme on empile les sujets sans lien d’un magazine ?
On poussera la question sur les terres du web où l’on voit fleurir une nouvelle littérature dans toutes les disciplines, offrant des liens sur lesquels cliquer pour obtenir du prêt-à-penser fort utile pour faire ses devoirs, du prêt-à-réchauffer au micro-onde didactique. Les « portails » qui se mettent en place n’ont-ils pas vocation à ressembler aux automates qui remplacent les guichets dans les gares, à la poste, à la banque où l’on compose soi-même son bouquet de billets, de timbres et de reçus ? Des distributeurs automatiques de savoirs qui vont reléguer le professeur dans le rôle du gentil animateur, on n’ose même plus dire « organisateur » comme au bon vieux temps du Club Med.
S’il faut être de son temps, suivre le rythme emballant des nouvelles technologies, est-on dispensé de réfléchir sur la valeur d’un savoir marchandisé, devenu gratuit ou presque ? Peut-on comparer les divertissements d’aujourd’hui aux salons mondains d’hier, les empilements virtuels à l’Encyclopédie ? Peut-on imaginer qu’un savoir disponible instantanément produise une même réflexion qu’un savoir né du mûrissement, de la frustration de ne pas tout avoir tout de suite et tout le temps ? On dira, certes, qu’on n’a pas le choix, que la technologie impose ses rythmes, que les digital natives, ceux qui sont nés avec un terminal dans la main – sans réel apprentissage car les nôtres n’ont sans doute pas été suffisants –, vont devoir reformater la mémoire collective.
L’Afrique « plurielle » au festival de Saint-Dié-des-Vosges avait invité des Togolais, des Rwandais qui ont plaidé pour un autre regard sur l’Afrique. Planaient des visions encore condescendantes, lorsque la géoéconomie mettait en balance les chiffres. Dans les salles obscures où les films tentaient de conjurer l’afropessimisme, une autre Afrique dansait, chantait, suait le bonheur dans le malheur. La « science » géographique y perdait ses déterminismes pour affronter les questions qui fâchent : l’ethnie, la corruption, la natalité, le bidonville. Revenus du « terrain », les géographes ont bien donné le change jusqu’à insister sur la difficulté à poser les problèmes en ces termes. Si « l’Afrique est un regard » comme l’a bien rappelé Alain Dubresson, alors la géographie doit s’y former. Gourou a écrit des pages magnifiques sur le paysage africain, mais qui peut travailler comme Gourou aujourd’hui ?
La fête des géographes n’est pas inutile. Elle pousse les pédagogues dans leurs retranchements. Et si les lampions s’éteignent pour un an au festival, dans les classes, la petite veilleuse du savoir maintient l’enthousiasme. Mais il faut réfléchir sur les plumes que perd l’école dans les fêtes automnales autant que les lauriers qu’elle y tresse. Sans tabou.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-IV. Il a animé les Cafés géographiques jusqu’en 2010. Il dirige la revue de géographie culturelle « La Géographie ».