« Fantastique ! » : au collège Arausio d’Orange, les 4èmes de Carlos Guerreiro ont réalisé un recueil numérique de nouvelles multimédia. Ce travail d’écriture collaborative et créative s’appuie sur l’étude, en autonomie via Google Drive, d’une œuvre d’Edgar Poe. Les textes produits sont ensuite enrichis d’enregistrements audio et de montages vidéo. Le projet, explique le professeur de français, pose questions : est-il pertinent d’analyser des textes via des questionnaires numériques ? Comment dans un tel dispositif gérer l’hétérogénéité de la classe ? La qualité de ces « récits fantastiques à glacer le sang » témoigne cependant du bel investissement des collégiens : le multimédia vient « matérialiser l’aspect sensible du texte » et « le rendre plus vivant », la production d’une œuvre numérique est « facteur de motivation et source de plaisir. »
Dans quel contexte ce projet d’écriture de nouvelles fantastiques multimédia est-il né ?
Inscrit dans le cadre de l’étude du récit fantastique en quatrième, le projet a concerné deux classes entières (28 et 26 élèves) et s’est déroulé pendant le premier trimestre, après l’étude du récit réaliste à travers des nouvelles de Maupassant. Il s’agissait de proposer aux élèves une nouvelle façon de travailler, orientée vers la réalisation d’une production collective aboutie mêlant lecture, écriture et oral, en mettant à profit des outils numériques simples et facilement accessibles.
De mon côté, il s’agissait aussi de mener une expérience inédite pour moi : je voulais mesurer quels pouvaient être les apports et les limites d’une démarche « tout numérique » dans les apprentissages. Très concrètement, l’ensemble de la séquence a été « déportée » en salle informatique que j’avais réservée pour une période de trois semaines sur les créneaux de mes classes, et les élèves ont essentiellement travaillé sur les ordinateurs disponibles, en classe ou à la maison. Nous n’avons bénéficié d’aucun matériel spécifique. Nous disposions d’une quinzaine de postes informatiques standards, ni particulièrement récents ni particulièrement performants. L’idée était de « faire avec ce que nous avions » dans une configuration largement répandue dans les établissements scolaires : j’ai donc privilégié des outils numériques simples, accessibles à partir d’une simple connexion Internet et qui ne demandaient aucune installation spécifique.
L’écriture des nouvelles, qui s’appuie sur l’étude du « Portrait ovale » d’Edgar Allan Poe, est guidée par une série de questionnaires que les élèves sont amenés à explorer via Google Drive : pouvez-vous en éclairer le contenu et les objectifs ? Pouvez-vous expliquer les modalités d’usage de l’outil Google Drive ?
L’écriture des nouvelles est en effet guidée tout au long de la séquence et s’appuie sur l’étude progressive du « Portrait ovale » d’Edgar Allan Poe – qui fournit un cadre modélisant pour l’écriture – à travers une série de questionnaires à renseigner numériquement par les élèves. Il s’agissait, d’une certaine manière, de « transposer numériquement » le cours dialogué traditionnel, les séances de lecture analytique se déroulant dans un « face à face » numérique entre l’élève et le texte fourni sur un support informatique, le professeur disparaissant de la scène pour se muer en un « accompagnateur » bienveillant qui répond aux sollicitations et encadre les travaux. Dans un tel contexte, la posture de l’enseignant change radicalement, puisqu’il n’y a plus de relation frontale entre le maître et le groupe des élèves considéré dans son ensemble, ce qui peut être frustrant et déstabilisant. L’enseignant doit accompagner chaque élève ou petit groupe d’élèves, qui travaille en autonomie à un rythme très différent. Afin de m’assurer de l’avancée globale des travaux et de l’acquisition par la majorité des notions et compétences nécessaires à la suite des activités, j’ai choisi d’organiser des points d’étape réguliers avec la classe entière (séances de correction, de mise en commun, retours sur la lecture analytique d’un texte, etc.).
Le choix de l’outil Google Drive, totalement gratuit, s’est imposé très naturellement : il nous fallait un traitement de texte collaboratif, accessible sans installation en classe et à la maison, qui permette de diffuser une copie numérique de tous les documents de travail aux élèves et de centraliser les travaux réalisés pour correction par le professeur. L’ensemble des activités de lecture, d’analyse et d’écriture s’est déroulé via cet outil : les élèves étaient libres de progresser à leur rythme (tous les documents étaient disponibles dès le début pour tous les élèves), sachant que seules étaient imposées les dates des points d’étape où je devais pouvoir disposer des travaux des élèves achevés sur Google Drive pour procéder à une correction (sur support numérique, elle aussi).
Quels vous semblent les intérêts et/ou les limites d’un tel dispositif de travail ?
Un tel dispositif offre un intérêt réel. L’autonomie des élèves est renforcée. Les élèves peuvent travailler à leur rythme, en classe ou à la maison, d’une manière différenciée. L’outil numérique (traitement de texte collaboratif) est attractif et favorise le travail en groupe et l’entraide entre pairs (corrections mutuelles). Il permet aussi de retravailler les productions écrites (brouillons multiples).
Je mentionnerai cependant des réserves importantes. La première tient à la « transposition numérique » de l’analyse des textes sous une forme numérique par le biais de questionnaires. Il me semble que la réalisation de documents de travail que les élèves doivent compléter en ligne fige la construction du sens dans le cadre étroit de questionnaires préétablis, ce qui est profondément regrettable. Il y a certes un changement de posture de l’enseignant qui accompagne les élèves dans une relation qui n’est plus seulement frontale, mais il se fait aux prix de la disparition du dialogue véritable, à trois voix, entre le texte, les élèves et le professeur. La difficulté est qu’on ne voit pas a priori comment procéder autrement : l’outil numérique qui permettrait de concilier à la fois les bénéfices – indéniables – du numérique et cette construction dialoguée du sens est sans doute encore à inventer. Un tel dispositif est, par ailleurs, très difficile à gérer avec le temps et implique un investissement très important du professeur, s’il veut s’assurer que tous les élèves aboutissent à des productions relativement achevées.
Il est ainsi très difficile de répondre aux sollicitations fréquentes de quatorze ou quinze groupes d’élèves hétérogènes, qui travaillent en totale autonomie et à des rythmes très différents. Par exemple, certains groupes avaient déjà quasiment fini d’écrire leur nouvelle, alors que d’autres écrivaient laborieusement leurs premiers mots : comment faire, dans un cadre horaire contraint, pour s’assurer que les plus en retard aboutiront à une production et que les plus avancés ne seront pas désœuvrés ? J’ajoute enfin que le rythme des corrections des travaux est éprouvant : celles-ci doivent être quotidiennes, pour que d’une séance sur l’autre, les élèves puissent poursuivre leurs activités en tenant compte des retours du professeur.
Peu à peu, les élèves ont ainsi écrit leurs nouvelles fantastiques avant de les enrichir par des productions multimédias : comment concrètement les élèves ont-ils mené ce travail audio et vidéo ? qu’apporte selon vous un tel enrichissement de l’écrit ?
Une fois l’écriture des nouvelles finalisée, les élèves ont réalisé les enregistrements audio en classe entière. Dans un premier temps, les groupes d’élèves ont procédé, à tour de rôle, à une première lecture d’entraînement devant la classe. Celle-ci a été invitée à réagir, à la fois sur le contenu du récit et le respect des attendus, mais aussi sur l’acte de lecture lui-même (rythme, intonation, expressivité, …). Les élèves ont ensuite disposé de quelques jours pour s’exercer chez eux, avant une nouvelle lecture en classe, où ils étaient cette fois enregistrés, à l’aide d’un simple microphone.
La réalisation des vidéos est venue ensuite, en salle informatique. Nous avons utilisé l’outil Stupeflix, remarquable par sa simplicité d’utilisation et de prise en main. J’ai laissé les élèves travailler en totale autonomie : ils avaient pour consigne d’illustrer leur texte par un choix d’images à animer et éventuellement par des sons ou des bruitages. Deux heures ont été consacrées à cette activité (prise en main de l’outil, recherche et intégration des images et des sons, synchronisation avec la bande son de leur nouvelle, …). Ils ont disposé ensuite de plusieurs jours pour achever leur travail à la maison.
A mon sens, un tel enrichissement de l’écrit transforme un exercice d’écriture scolaire en une activité créative qui aboutit à la production d’une véritable œuvre que l’on peut non seulement lire, mais aussi voir et écouter. L’enrichissement multimédia impose une exigence de qualité supplémentaire que les élèves perçoivent très rapidement : leur production n’est plus simplement un objet textuel – dans leur esprit, malheureusement trop souvent obsolète – qui ne connaîtra aucun destinataire et restera lettre morte, mais une œuvre destinée à un public potentiel, auprès duquel il faut produire certains effets. D’une certaine manière, le détour par le multimédia permet de matérialiser l’aspect sensible du texte et de le rendre, pour nos élèves, plus « vivant ».
Les productions sont finalement rassemblées dans un recueil Madmagz : pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit, quelles sont dans cette étape de travail les tâches spécifiques de l’enseignant et des élèves ?
Madmagz est un outil qui permet de créer très simplement des magazines en ligne, intégrant du texte et des contenus multimédia. Il est aussi possible d’acheter le magazine réalisé sous une forme papier. Le recueil Madmagz est l’aboutissement du projet : il permet de rassembler l’ensemble des productions et les contenus multimédia sous la forme d’une production aboutie de qualité professionnelle.
J’avais prévu que les élèves produisent eux-mêmes les pages du recueil en réalisant des copier-coller des textes et en intégrant les différents média. Mais, faute de temps, c’est moi qui me suis chargé de cette tâche, qui ne présente, au demeurant, pas d’intérêt pédagogique particulier.
De manière générale, quel bilan (pour les élèves et pour vous-même) tirez-vous du travail mené ? quels conseils donneriez-vous à un collègue tenté de mettre en place une telle activité créative et collaborative ?
Le bilan est globalement positif. La majorité des élèves est parvenue à une production achevée et a été enthousiaste. Le projet a permis de travailler différemment et de manière individualisée, à l’aide d’outils numériques attractifs. La création d’une véritable « œuvre » numérique est incontestablement un facteur de motivation et une source de plaisir.
Cependant, le projet soulève aussi de nombreuses questions quant à l’intégration du numérique. Une démarche « tout numérique » semble peu pertinente. Certaines pratiques sont difficilement transposables numériquement et certains outils restent à inventer. Le numérique ne possède pas en lui-même de vertus magiques : s’il permet indéniablement de motiver certains élèves, de les faire travailler en autonomie et d’individualiser les apprentissages, il exige aussi beaucoup de temps et un investissement très conséquent du professeur. Il ne permet pas forcément de faire mieux réussir les élèves les plus faibles. J’ai au contraire observé le phénomène inverse : les meilleurs élèves ont réussi encore mieux, alors que les plus faibles ont souvent réussi encore moins bien, se réfugiant derrière l’alibi de la panne ou de la faille informatique. Et il a alors fallu déployer une énergie considérable pour que la majorité mène le projet à terme.
L’ensemble du projet a été réalisé sans matériel spécifique et reste donc facilement reproductible dans n’importe quel établissement scolaire. Cependant, à l’issue de ce projet, je préconiserais certaines inflexions dans la démarche. D’une part, je conseillerais de limiter l’usage du numérique à des activités où sa plus-value est avérée (par exemple les séances d’écriture ou de production numérique, audio ou vidéo). D’autre part, je recommanderais de privilégier des groupes réduits. Sinon, le professeur n’a matériellement pas le temps de s’occuper de tous les élèves et de les accompagner efficacement.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut