Par François Jarraud
Le Conseil national du numérique (CNN) remet aujourd’hui son rapport au gouvernement sur le numérique dans l’éducation. Le rapport s’attache aux questions de maintenance, d’animation pédagogique et de pilotage de la politique numérique scolaire. Il propose la création d’un Conseil de l’Education Numérique, d’une plate forme unique de référencement de ressources, pilotée par le CNDP et le CNED et d’agences régionales pour la maintenance et l’équipement des établissements associant l’Etat et les collectivités territoriales.
Créé en avril 2011, le CNN a pour mission d’éclairer le gouvernement et de participer au débat public dans le domaine du numérique. Voulu par Nicolas Sarkozy, il est composé de personnalités de l’économie numérique, cadres ou dirigeants des grandes entreprises du secteur. C’est pourtant à l’Ecole qu’il consacre son premier rapport, « Permettre le choix du numérique à l’école ». Pour sa rédaction, le CNN s’est appuyé sur l’audition d’une cinquantaine de personnalités du monde éducatif.
L’urgence numérique. C’est que, pour le CNN, « la culture du numérique et la maîtrise de ses outils sont aujourd’hui nécessaires à une insertion réussie dans la société et la vie active. L’enjeu du numérique à l’École porte ainsi sur une des missions premières de l’institution, et en particulier celle de favoriser l’égalité des chances ». Le CNN attend aussi du numérique un gain en terme d’intégration car « tous les élèves ont une appétence pour le numérique quelques soient leurs origines sociales ou culturelles ». Enfin, le CNN pense que « le numérique ouvre un potentiel d’améliorations organisationnelles et pédagogiques que l’École ne peut ignorer ».
Résorber le retard. Si la France a un taux d’équipement parmi les meilleurs d’Europe, les usages pédagogiques du numérique restent très en retard par rapport à nos voisins et sans rapport avec l’équipement, souligne le rapport. Aussi le CNN préconise de soutenir l’équipement en s’attaquant enfin à la question de la maintenance et de favoriser la diffusion des usages.
La maintenance. Aujourd’hui, si les collectivités locales sont quasiment seules à équiper les établissements, Etat et collectivités territoriales en partagent la maintenance. Cette double responsabilité fonctionne d’autant plus mal que l’Etat se désengage financièrement sans cesser d’imposer aux collectivités des charges nouvelles sans consultation. Ainsi à la rentrée 2011, l’Etat a généralisé les cahiers de textes électroniques dans les instructions officielles, laissant aux collectivités locales le soin de mettre en oeuvre les instructions. Cette situation conflictuelle est un blocage repéré depuis longtemps. En 2010, Luc Chatel avait promis de trouver un accord. Les restrictions budgétaires l’ont empêché. Le CNN recommande » une mutualisation au niveau régional, avec les académies et les collectivités, des responsabilités techniques et pédagogiques relatives au numérique, sur la base du volontariat ». Cela passe par la création d’agences régionales regroupant académies, CRDP et collectivités territoriales. D’après le CNN elles seraient financées » par les cotisations de leurs adhérents ». Le problème est peut-être là. Qu’est ce qui pourrait amener les collectivités locales qui financent déjà la grande majorité des frais d’équipement, de fonctionnement et même parfois d’animation sur le terrain, à perdre le contrôle de cette politique ?
Les usages. Pour faciliter les usages, le CNN fait une approche par l’offre en recommandant « une plate-forme collaborative de référencement des ressources pédagogiques numériques ». Cette plate-forme permettrait de trouver facilement des ressources. Elle serait gérée par le CRDP et le CNED. Si une plateforme de ce type peut faciliter la distribution de produits numériques, peut-elle vraiment permettre l’émergence d’un marché ? Est-elle susceptible de véhiculer efficacement l’information ?
Le pilotage. Enfin le CNN envisage la création d’un Conseil de l’éducation numérique, à l’image du Haut Conseil de l’Education, pour « animer la réflexion sur l’école numérique ». Il serait composé de personnalités issues de l’éducation nationale, du monde enseignant et du monde de l’entreprise. Il émettrait des avis et des recommandations. Comment réussirait-il à s’imposer face à des pilotes actuels aussi puissants que la Dgesco ? Quelle compétence auraient des acteurs économiques pour piloter une politique éducative ? Là aussi des questions demeurent.
Tout au long du quinquennat Sarkozy, les rapports sur le numérique se sont succédés. On se rappelle le premier rapport Fourgous, la mission e-educ par exemple. Le CNN publie son rapport quelques jours avant un nouveau rapport Fourgous demandé par Matignon. Il faut y ajouter des « plans numériques » ministériels réédités pratiquement chaque année avec des ambitions réduites régulièrement chaque année. La seule initiative qui ait bien fonctionné remonte à X Darcos : il s’agit du plan Ecole Numérique Rurale qui était un plan d’équipement ministériel.
D’un côté la multiplication de ces rapports laisse sceptique sur leur efficacité. De rapport en rapport la situation sur le terrain n’a pas changé. Le changement demanderait sans doute un effort de formation et de pilotage de l’Ecole qu’aucun des ministres successifs n’a fourni et que le CNN ne peut envisager.
D’un autre coté, le retour régulier de ces initiatives montre que la question ne se laisse pas enterrer. L’écart grandissant entre l’éducation nationale et la culture et l’économie de la société qui l’entoure devient chaque année plus incompréhensible. Le rapport du CNN rappelle qu’il faut faire bouger cette situation si l’on veut réduire l’échec scolaire et préparer les jeunes à tirer parti de la culture, de l’économie et de la société de leur siècle.
François Jarraud
Le site du CNN avec le rapport
E-Educ la dernière chance pour l’Ecole ?
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/200[…]
Le rapport Fourgous
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/02/Flash[…]
« Les outils numériques pourraient considérablement réduire les risques de décrochage ». Entretien avec Gilles Babinet, président du CNN
» Il y a un partenariat à renouveler entre l’éducation et les acteurs privés, qui ont un savoir-faire et un potentiel d’innovation à offrir à l’école ». Entrepreneur, Gilles Babinet est le jeune président du CNN. Il explique quel rôle le CNN pourrait jouer aux cotés de l’Education nationale.
L’école française a bien des difficultés, ne serait-ce que lutter contre l’échec scolaire massif. Pourquoi le numérique est-il un enjeu important pour elle ? Est-il capable de lutter contre cet échec par exemple ?
L’échec scolaire est en effet massif, avec entre 100 000 et 300 000 enfants ne maîtrisant pas les compétences de base (lire, écrire et compter) à la sortie du CM2, alors que tout se joue en primaire, comme le montrent de nombreuses études. Le numérique est un enjeu pour l’école à double titre. Il y a en effet deux aspects indissociables : l’outil numérique, qui peut améliorer la pédagogie, et la culture du numérique, que les enfants doivent acquérir.
Une grande partie des enfants en échec le sont simplement parce qu’ils ont à un moment décroché. Les outils numériques pourraient considérablement réduire ces risques de décrochage, en permettant un enseignement plus personnalisé et plus engageant, adapté au rythme de chacun. Nous avons d’ailleurs la conviction que l’école dispose avec le numérique d’un outil d’intégration formidable, car tous les enfants, quelques soient leur milieu social ou culturel, partagent le même attrait pour les nouvelles technologies. Mettre ces outils à disposition des enseignants, c’est leur donner les moyens de mettre en confiance les élèves, de leur redonner le goût et l’envie d’apprendre.
Cela nous emmène au deuxième aspect. La finalité de l’école est de préparer les enfants au monde dans lequel ils vont vivre et travailler. Ce monde est aujourd’hui numérique, avec toutes ces caractéristiques et ses valeurs : le partage, l’ouverture, le travail en réseau, la diversité des sources d’informations etc. Si les programmes, les méthodes et les outils de l’école restent fondés sur des logiques anciennes, elle ne remplit tout simplement plus sa mission. Cela veut dire au mieux de l’ennui, au pire du rejet de la part des élèves. Et au final des situations difficiles pour les enseignants et plus d’échec pour les élèves. Il faut corriger le tir.
Dans les résistances à l’intégration du numérique dans les pratiques pédagogiques, la formation des enseignants est souvent mise en avant. Que préconisez-vous à ce niveau ?
Il peut y avoir beaucoup de raisons à ces résistances, et notamment le manque de formation, mais nous ne nous estimons pas au CNN compétents pour intervenir sur ce sujet complexe, malgré son extrême importance.
Notre but avec ce rapport a plutôt été de créer un cadre favorable à l’utilisation du numérique pour les 15 à 20% d’enseignants qui ont déjà envie de se lancer, où qu’ils soient. Leurs pratiques donneront la meilleure démonstration de la pertinence du numérique à l’école, aux autres enseignants comme aux décideurs politiques.
Afin que cela puisse se faire correctement, il est important de fournir un accompagnement dans la durée, autour de projets. Les usages du numérique s’apprennent et se développent en effet par la pratique, c’est leur nature même. Simultanément, il faut reconnaître et valoriser davantage le temps et les efforts consacrés par les enseignants à préparer un cours avec du numérique. Mais le mieux à faire est de réduire ce temps et ces efforts nécessaires, en s’assurant que les outils fournis soient fiables, adaptés et d’utilisation aisée.
L’une de nos propositions pour répondre à ces deux problèmes est l’agence régionale qui sera chargée de cet accompagnement et du support des enseignants, tant sur les aspects techniques que les aspects pédagogiques relatifs au numérique.
La maintenance des équipements est souvent aussi citée comme un problème. Pourquoi est-elle souvent mal assurée aujourd’hui ? Ne faudrait-il pas la confier une fois pour toute aux collectivités locales ?
Il est en effet très fréquent de voir des équipements livrés dans les classes, sans que la question de la responsabilité de la maintenance n’ait été vraiment discutée en amont. La conséquence, ce sont des milliers de machines qui demeurent inutilisées. Au-delà du gachis financier, il y a la tristesse de voir que de bonnes intentions, allant dans le bon sens, n’ont pas abouti au résultat escompté.
Fort heureusement, les progrès de ces dernières années rendent la maintenance, matérielle comme logicielle, de plus en plus transparente pour l’utilisateur. A cet égard, les technologies du « cloud » représentent une avancée significative pour les écoles qui ont la chance de disposer d’un accès au très haut-débit.
Mais le problème qui subsiste est celui des ambiguïtés dans le partage des rôles entre l’Etat et les collectivités territoriales. Ces dernières se sentent responsables de l’investissement initial, mais pas forcément de la maintenance. Bien sûr, cela pourrait être corrigé par la loi, mais le résultat serait une coupure accrue entre les équipements et la pédagogie (ressources et applications), qui doit rester du ressort de l’Education nationale.
Il nous semble pour cette raison préférable de confier l’ensemble du périmètre numérique à une entité unique rassemblant les collectivités et l’académie. Elles doivent travailler ensemble.
Maintenance et formation : sur ces deux plans le problème numéro 1 n’est il pas d’abord celui du budget et de l’effacement budgétaire de l’Etat ?
Les moyens financiers sont effectivement très limités, et les débats actuels laissent penser que la marge de progression est faible, compte tenu du contexte budgétaire. A notre niveau, il nous a semblé plus réaliste et utile d’étudier dans un premier temps les budgets déjà engagés, notamment par les collectivités qui consentent des efforts considérables.
Nous avons évoqué le problème des machines inutilisées. Notre proposition est de mieux équilibrer les dépenses entre équipements initiaux, maintenance et accompagnement. Par ailleurs, une mutualisation à un niveau régional fait sens compte tenu de l’éclatement des établissements, notamment les écoles primaires. Enfin, il semble que de nombreux plans n’aient pas suffisamment tenu compte des besoins des enseignants, que ce soient dans les déploiements de PC ou la conception des ENT. Il y a là beaucoup de progrès à faire pour améliorer l’efficacité des dépenses.
D’autre part, il faudra favoriser le transfert du budget « papier » vers le budget des ressources numériques. Cela concerne notamment les manuels scolaires (entre 200 et 400 millions d’euros par an), les éditeurs s’y préparent, mais pas seulement. Il semble aberrant en 2012 de dépenser plus de 100 millions d’euros par an en photocopies ! D’ailleurs l’utilisation massive de la photocopie révèle des besoins auxquels numérique répond précisément : la modularité, la flexibilité, l’actualité etc.
On a l’exemple d’un pays qui a réussi une intégration massive des TICE c’est la Grande Bretagne. C’est passé par un plan d’équipement suffisamment important pour redescendre jusque dans la classe. Ne conviendrait-il pas de suivre cet exemple ?
L’effort de la Grande Bretagne, à travers l’agence BECTA, a en effet été impressionnant. Les milliards investis sur les 10 dernières années ont fait de ce pays l’un des plus avancés en matière de TICE. On peut d’ailleurs déplorer la fermeture de cette agence l’année dernière pour des raisons budgétaires.
Mais les plans massifs d’équipement imposés par le haut souffrent toujours des mêmes travers : un manque d’adéquation aux besoins des utilisateurs et finalement beaucoup de gaspillages. Les entretiens que nous avons menés ces derniers mois nous ont convaincus qu’il fallait changer d’approche. Cela tient sans doute à la nature du numérique mais aussi au métier d’enseignant, dont les exigences, et notamment les attentes des élèves, s’accommodent difficilement de solutions mal pensées, peu fiables ou déjà dépassées lors de leur mise en place. Ces échecs expliquent en partie la résistance de certains enseignants dont vous parliez précédemment.
Il faut donc plutôt développer progressivement les usages du numérique par la demande. C’est-à-dire remettre l’enseignant au cœur des dispositifs et étudier avec lui les besoins, qui peuvent être particuliers selon ses méthodes pédagogiques, et la question des ressources. A cet égard, la logique d’appels à projets du plan Ecoles Numérique Rurales (ENR) était semble-t-il un pas dans le bon sens.
Bien entendu, il faut stimuler cette demande par l’installation d’infrastructures robustes (accès au très haut-débit, services de cloud au niveau régional etc.), la mise en avant des bonnes pratiques, la diffusion de recommandations, et un accompagnement régulier.
Sur quels leviers appuyer pour voir émerger une offre de produits suffisante ?
C’est vrai, l’offre est encore insuffisante et les produits ne sont pas encore au niveau qu’on pourrait attendre, comparés à ce dont on dispose à la maison ou en entreprise. On parle pourtant d’une institution rassemblant chaque jour 900 000 enseignants et 12 millions d’élèves !
Le meilleur levier pour faire émerger une offre de qualité nous semble être la demande. Les acteurs du numérique ou les éditeurs historiques investissent encore trop peu dans les ressources numériques parce qu’ils ne voient pas de marché. Pour favoriser cette demande, il faut comme on l’a dit s’assurer que le parc de matériel soit en bon état de fonctionnement et que les enseignants soient accompagnés dans le développement des usages.
Il faut de manière générale faire la jonction entre les deux maillons essentiels que sont les enseignants et les acteurs du numérique. L’agence régionale qui est une de nos recommandations permet d’offrir un interlocuteur à ces derniers, alors que le marché est aujourd’hui « atomisé » : il est très difficile de s’adresser aux 57 000 écoles primaires de France. Par ailleurs, la création d’une plate-forme de référencement, avec notamment un moteur de recherche et des fonctions collaboratives, permettra aux enseignants de retrouver rapidement les ressources les plus adaptées et les plus appreciées.
Dans les freins aux usages il y a le fait que les enseignants cherchent la meilleure efficacité pour leurs élèves. Peut-on intégrer le numérique sans toucher aux programmes et aux examens ?
Il est évident que l’intégration du numérique à l’école forme un tout cohérent, et doit notamment passer par une évolution des programmes et des examens. La création de l’option « informatique et sciences du numérique » pour le bac S semble aller dans le bon sens, mais le numérique ne doit pas être cantonné à une filière particulière mais plutôt intégré dans les pratiques de tous les cours. Apprendre le numérique, c’est apprendre par le numérique. Il ne serait par exemple pas totalement absurde d’imaginer une épreuve d’examen du brevet avec un accès libre à internet.
Cependant, nous n’avons pas souhaité aborder en profondeur la question des programmes scolaires et des examens, car cela sortirait de la mission du CNN. En attendant que les objectifs assignés aux enseignants évoluent, le numérique peut jouer un rôle dans la manière de les remplir. On a parlé de la réduction des décrochages. On peut aussi évoquer le fait que le numérique favorise le « désenclavement » des matières scolaires. Les enquêtes PISA montrent justement que les élèves français éprouvent des difficultés à croiser les connaissances acquises dans différentes disciplines.
Vous recommandez la création d’un Conseil de l’Education Numérique. Mais les questions pédagogiques ne doivent-elles pas être réservées au monde de l’éducation ?
Cette recommandation provient d’un constat partagé par toutes les personnes que nous avons rencontrées : les aspects technologiques, pratiques et industriels sont aujourd’hui insuffisamment pris en compte aujourd’hui dans l’élaboration des politiques pour le numérique à l’école.
Or, on ne peut pas séparer pédagogie et usages. Les enseignants et les élèves ont naturellement un niveau d’attente, en termes d’ergonomie, de possibilités et d’usages, qui correspond à ce dont ils disposent par ailleurs dans la vie en dehors de l’école.
Il y a un partenariat à renouveler entre l’éducation et les acteurs privés, qui ont un savoir-faire et un potentiel d’innovation à offrir à l’école. C’est ce que Jules Ferry a fait avec les éditeurs au siècle dernier. Ce conseil devra donc intégrer des personnes issues du monde de l’éducation mais aussi du monde des entreprises du numérique, ayant une compréhension fine de leur secteur. Vous en conviendrez, ces derniers auraient difficilement leur place au sein même de l’Education nationale, d’où la nécessité de ce conseil. Son indépendance lui permettra de faire des recommandations fortes et cohérentes. L’Education nationale doit bien sûr avoir le dernier mot sur les questions pédagogiques.
Propos recueillis par François Jarraud
Sur le site du Café
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