Par Rémi Boyer de l’association Aide aux Profs
Ce mois-ci, nous attirons votre attention :
– Sur le parcours de carrière d’Ingrid Westercamp, qui, après 20 ans d’enseignement de la philosophie, s’est investie pour la prise en charge de personnes âgées dépendantes, en devenant Assistante de Service Social ;
– Le chantier des secondes carrières des enseignants, en guise de bilan des années 2009-2012, car beaucoup reste encore à faire pour donner une identité à cette problématique dans l’Education nationale.
Ingrid Westercamp, professeur de philosophie pendant 20 ans, est devenue Assistante de Service Social
Quel a été votre parcours de carrière ?
Après mon Bac, j’ai commencé des études de Droit et Langues, et deux ans plus tard je suis partie en Allemagne travailler comme interprète. A mon retour, j’ai repris des études à Paris, à la Sorbonne et à l’Institut de Philosophie comparée, et les ai poursuivies jusqu’à un DEA d’épistémologie. Dans un premier temps, j’ai commencé à enseigner à l’université pendant 3 ans comme professeur de logique et de métaphysique, puis j’ai enseigné la philosophie en classe de terminale 9 années, dans des lycées du privé comme du public. En parallèle, je réalisais des sessions de formation pour adultes en philosophie éthique et politique pour un public très demandeur, attentif, avec une capacité d’échange qui bien sûr m’apportait beaucoup de satisfaction professionnelle, c’était passionnant. Je donnais aussi des cours de philosophie dans un Institut Régional du Travail Social et j’ai été sollicitée pendant 4 ans pour le jury du Diplôme d’Etat d’Assistant de Service Social à Bordeaux.
Plus personnellement dans mon adolescence j’avais aussi eu l’opportunité aux côtés de bénévoles de rendre des visites régulières à des personnes âgées, à leur domicile ou à l’hôpital. C’est aussi par ces rencontres, que j’ai appris progressivement à entendre et écouter ces personnes âgées, souvent esseulées et délaissées.
C’est certainement cet ensemble d’éléments dans mon parcours qui à un moment font sens et me conduisent à passer le concours d’Assistant Social avec pour objectif de travailler auprès des personnes âgées. Je m’engage alors pour 3 années d’études, j’entreprends de nombreux stages, 6 mois par an, d’abord au CHU de Poitiers au pôle gériatrique, puis en réseau gérontologique.
A l’issue de la formation, il me fallait trouver moi-même mon poste en démarchant les différentes structures. C’est à Marmande que je travaille actuellement depuis 2 ans, comme assistante sociale en soins de suite et de rééducation, service polyvalent à orientation gérontologique, sur la consultation mémoire et l’unité Alzheimer. Les patients qui sont accueillis ont des pathologies multiples : fractures, AVC….
En quoi consiste votre nouvelle activité professionnelle ?
Dans ce service, j’occupe à mi-temps la fonction d’Assistance sociale, et pour un autre mi-temps j’anime des « consultations mémoires », pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer. La structure où je travaille est un établissement pilote en la matière. Cela consiste à prendre soin du patient, de sa famille aussi et, en complément du diagnostic médical posé par les médecins gériatres, je repère et analyse les difficultés du quotidien posées par des pathologies particulières, des atteintes neurologiques très variées, afin de mettre en place des mesures de protection adaptées.
Je réalise aussi l’accompagnement social du patient. Je recueille l’histoire de vie de la personne, ses failles, ses blessures, pour pouvoir ensuite aider les partenaires à ajuster leurs interventions en fonction du profil du patient. C’est un cheminement vers l’acceptation, pour le patient âgé, d’un soutien extérieur à la famille, un professionnel qui interviendra à son domicile.
Dans ce contexte, je me charge de réaliser les dossiers de demande d’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA), de solliciter l’Hospitalisation A Domicile (HAD), les Centres Locaux d’Information et de Coordination (CLIC), d’orienter les personnes âgées et handicapées vers les structures qui conviendront à leurs pathologies, et je sollicite les réseaux gérontologiques.
Tout ce travail de mobilisation des réseaux, des partenaires contribue à l’accompagnement des familles qui culpabilisent énormément d’avoir confié un de leurs proches à d’autres soins que les leurs. J’établis des liens de confiance pour que la prise en charge de la personne aimée s’effectue dans les meilleures conditions de compréhension et de satisfaction pour tous et je viens en aide aux familles pour trouver le financement de la structure d’hébergement. Il faut compter actuellement environ 2000 €/mois dans une structure dépendant de l’Etat et 2500 €/mois pour une structure privée. Les dossiers de demande d’aide que je réalise sont transmis au Conseil Général.
J’initie également des démarches en étroite collaboration avec médecins et juges en vue de protéger les majeurs vulnérables dans leur personne et dans leurs biens. Il est possible de mettre en place, pour les personnes âgées vulnérables des mandats de protection : curatelle simple ou curatelle renforcée, …. Sans cette protection juridique, la famille d’une personne âgée qui aurait été abusée par une tierce personne ne pourra pas agir juridiquement.
Une fois par mois, j’anime le groupe des aidants, pour accompagner les proches du patient, pour réfléchir ensemble aux comportements adaptés, aux bons gestes.
Quelles compétences pensez-vous avoir développées dans l’enseignement ?
Ce sont surtout celles liées à la discipline que j’enseignais, la philosophie. Elle a aiguisé mon regard sur le monde, sur les autres et d’apprendre à mieux les connaître, à entrer en relation avec eux, en étant attentive, à l’écoute, empathique. La philosophie m’a transmis un besoin d’unité, d’harmonie.
Elle m’a permis de découvrir que la relation est notre origine, notre être, notre avenir.
Quelles compétences pensez-vous avoir transférées sur votre nouvelle activité ?
Le sens de l’accueil, de l’objectivité, de l’écoute, le respect de l’autonomie des personnes et de leur libre arbitre, l’apprentissage d’un regard qui ne s’en tient pas aux apparences mais qui s’efforce de rejoindre la personne dans son intériorité. Les personnes âgées et dépendantes que j’accompagne sont des êtres d’histoire et ne doivent pas être infantilisées. La philosophie soutient mon activité professionnelle, l’anthropologie et la réflexion sur les valeurs sont le terreau de ma pratique.
Quels conseils donneriez-vous à un enseignant qui souhaite changer de métier ?
Le problème actuellement est que l’on ne prend pas tellement les profs au sérieux quand ils évoquent leur volonté de changer d’horizon professionnel. La société les culpabilise, en les soupçonnant de ne pas être adaptables, de ne savoir qu’enseigner, et cela constitue un frein à de nombreux projets, car il faut beaucoup de combativité pour l’enseignant qui souhaite s’en sortir. Le professeur doit d’abord trouver le levier qui lui permettra de se remotiver, d’aller de l’avant, de rencontrer d’autres personnes qui, comme lui, ont eu envie de changer et sont allés au bout de leur projet. Les enseignants ont eu le goût de la transmission des savoirs et ont occupé pendant des années une estrade pour s’adresser à leurs élèves. Leur enseignement a été très physique pendant une durée plus ou moins longue, en fonction des publics auxquels ils faisaient face, et il est important d’analyser d’abord ce que cette période leur a apporté avant d’envisager de changer.
Vous venez de publier un ouvrage sur « la promesse de vieillir digne », pouvez-vous nous en dire plus ?
Cet ouvrage est une très belle aventure et beaucoup, beaucoup de plaisir. Il est issu du travail de soutenance de mon Diplôme d’Etat d’Assistante de Service Social. Mon objectif est de servir la cause de la personne âgée dépendante, et mon travail de terrain a servi ma réflexion en ce sens, et je présente de nombreux exemples dans ce livre. J’y analyse les émotions, les blessures, les sensibilités humaines, et cet ouvrage est une approche positive des choses. Professionnel du soin, et de l’accompagnement, proche des personnes en vieillesse, ma pratique du respect de la personne âgée est source de vie pour chaque journée nouvelle, et cet ouvrage donne des clés à chacun pour lui permettre lui aussi d’agir, pour ses proches confrontés à cette nouvelle étape de leur vie.
En savoir plus :
Ingrid Westercamp, La promesse de vieillir digne, un choix qui nous regarde, Les Savoirs Inédits, 254 p.
Que propose Aide aux Profs au nouveau Ministre de l’Education nationale sur le chantier des secondes carrières des enseignants ?
Le dispositif de l’EN est créé : dans chaque académie, des correspondants mobilité dans les établissements, des conseillers mobilité (en nombre insuffisant), des inspecteurs qui s’en occupent de temps en temps, des chefs d’établissement un peu mieux sensibilisés à ces questions. D’après une récente étude de Georges Fotinos, 39% des enseignants n’envisagent pas de le rester toute leur vie. Nous sommes au seuil d’une révolution des comportements, que l’Institution n’a pas su bien anticiper, et qu’elle ne s’est pas encore donné les moyens (méthodologiques et humains) de gérer.
Les mots et expressions « reconversion », « mobilité », « seconde carrière » ont été vidés de leur sens par l’Institution ces dernières années, car toute l’action de ce dispositif s’est tournée vers la gestion des flux, le redéploiement interne des moyens : changer de niveau, changer de discipline, devenir chef d’établissement, ou inspecteur. Rien de bien nouveau, et tellement décevant… L’EN doit en effet faire face à sa première pénurie, à une perte d’attractivité du métier, orchestrée par le Gouvernement précédent, qui rêvait d’enseignants contractuels employables et congédiables à merci. Des contractuels qui coûteraient le moins cher possible, recrutés au Bon Coin ou à Pôle emploi.
La période 2007-2012 aura été celle du gâchis de possibilités de reconversion sans avoir à démissionner :
– Les postes en MAD sont passés de 5217 en 2005 à 48 seulement début 2012, une véritable hémorragie ;
– Les postes en détachement de non enseignants dans les établissements publics dépendant du MEN étaient d’environ 4500 en 2005, et ne sont plus que 1600 environ fin 2011. Le Cned, le réseau Scéren, feu l’Inrp, l’Onisep, ont été particulièrement affectés.
Il serait trop coûteux de revenir en arrière, mais si l’EN ne trouve pas les moyens de répondre aux attentes de milliers d’enseignants qui ne souhaitent pas d’une reconversion dans le métier qu’ils cherchent à quitter, l’Education nationale devra s’acclimater d’un plus grand turn-over, d’une usure de ses troupes en cours de carrière, puisqu’elle dure maintenant 41.5 années.
Aide aux Profs préconise :
– Une vraie mobilité comme l’institue la loi du 3 août 2009 : autoriser les enseignants à réaliser comme tous les salariés leur mobilité tout au long de l’année. Ce droit ne leur est pas reconnu aujourd’hui, car beaucoup doivent se battre contre leur administration (pour partir en détachement, pour prendre une disponibilité, pour démissionner aussi), en portant plainte auprès du Tribunal Administratif, pour obtenir ne serait-ce que leur IDV et leur liberté de démissionner, puisque le manque de dialogue n’a pas permis d’aboutir à une autre solution. Nous avons soumis en temps utile une proposition de mécanisme de mobilité en cours d’année scolaire à l’équipe de Vincent Peillon durant la campagne ;
– Un dispositif de diversification du temps de travail des enseignants qui le souhaitent au sein de leur établissement, ce qui permettrait de remanier en conséquence les décrets de 1950, mettant fin à cet a priori que l’enseignant traîne comme un boulet, en laissant croire à la société qu’il ne travaille que le temps de son horaire statutaire. Il faut mettre fin à cette mauvaise communication. C’est là que se trouve la clé de la remotivation de l’enseignant, la clé contre l’usure du métier, la clé du bien être au travail, et la clé de la valorisation des compétences de chacun : c’est le trousseau du geôlier pour sortir de la prison d’un métier devenu synonyme de routine et de souffrance pour des milliers d’enseignants ;
– Concevoir un dispositif plus économique que l’actuel pour l’accueil des premières demandes des enseignants, et pour leur accompagnement, car tout a été déployé dans l’urgence, et cette optimisation du dispositif demeure l’un des principaux chantiers à mener ;
– Concevoir un dispositif optimisant les emplois en détachement qui subsistent, en arrêtant d’en réduire le nombre. Il est possible de proposer, en partant de ce qui reste, près de 500 emplois par an en détachement sur toute la France, et rien n’a été fait à ce niveau là ;
– Multiplier les possibilités de VAE, de VAP, afin de faciliter les passerelles entre les corps, de l’enseignement vers l’administratif, et inversement : ce n’est qu’en fluidifiant ces mobilités que l’on renouera avec la confiance entre ces deux univers ;
– Faciliter les cumuls d’activités accessoires, en particulier pour la création d’auto-entreprises, car la génération d’enseignants actuelle sait que sa fin de carrière sera placée sous le signe de la précarité : un métier devenu pénible, avec 41.5 années d’activité, et une pension civile qui ne pourra aller qu’en diminuant ;
– Une autre conception de la formation continue : il est possible de valoriser les compétences de chacun, pour réaliser de grandes économies : cette dimension est sous-exploitée actuellement ;
– Epauler les enseignants qui veulent créer leur entreprise, car en quittant leur métier, ils seront créateurs de richesses, donc d’emplois, et la société a tout à y gagner, notre économie aussi. Il est intolérable que des personnels administratifs censés les aider, leur mettent des bâtons dans les roues, alors qu’eux-mêmes n’ont pas ce cran de s’engager dans un tel processus. Décourager la création d’entreprise, c’est agir à l’encontre de la relance de l’économie ;
– Optimiser la richesse humaine que peuvent constituer les jeunes retraités enseignants, pour les nouveaux enseignants, voire les étudiants qui se destinent à le devenir : beaucoup de choses sont possibles à ce niveaux, très économiques.
Entre 2009 et 2012, 80% des idées proposées par Aide aux Profs ont été mises en œuvre par l’EN. Nous espérons que le nouveau Ministre poursuivra cette écoute positive, en faisant sauter les verrous, en mettant fin aux tabous, en agissant sur ce dossier indissociable de l’objectif de redonner de l’attractivité au métier d’enseignant. Il n’y a rien de pire qu’un métier qui enferme, qui retient, qui ne donne pas de réelles perspectives de mobilité interne, et de mobilité externe. Il faut les placer sur un pied d’égalité, pour une liberté respectueuse du choix de chacun, pour une gestion plus humaniste des ressources.
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