Les neurosciences peuvent-elles éclairer l’éducation artistique d’un jour nouveau ? L’heure n’est plus à la suspicion, entre arts et sciences cognitives, et les griefs de réductionnisme ou de déterminisme sont bien oubliés. C’est au contraire parce qu’elles mettent en évidence la relation étroite entre l’esprit et la sensibilité que les neurosciences étaient à l’honneur, au Huitième Congrès de l’IDEA (International Drama/ Theatre and Education) organisé par l’ANRAT (Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale), qui se tient à Paris du 8 au 13 juillet 2013. Lors d’une conférence d’Alain Berthoz, suivie d’une Table Ronde sur le thème « En quoi les recherches en neurosciences bouleversent-elles nos conceptions éducatives ? », ce mercredi 10 juillet au Théâtre de l’Odéon, on aura découvert que les deux domaines n’en finissent pas de se questionner réciproquement : le partage des incertitudes y est plus bouleversant que les réponses.
Comprendre les détours efficaces du cerveau
Les modèles d’apprentissage et de transmission, rappelle Alain Berthoz, professeur honoraire de la Chaire de physiologie de la perception et de l’action au Collège de France, ont considérablement évolué, d’une structure rigide et fixe vers des formes vivantes et souples. Les travaux de Francisco Varela sur l’incarnation de la pensée, contre l’idée du cerveau machine, et d’Antonio Damasio sur l’importance des émotions dans la pensée, ont accompagné les sciences de la cognition dans leur prise en compte de la sensibilité. Le concept de « simplexité », proposé par Alain Berthoz, met en évidence les détours mécaniques qui permettent au cerveau d’aller plus vite dans son travail en remodelant les données initiales pour favoriser l’action plus rapide et efficace. De tels mécanismes, dit-il, se sont construits au cours de l’évolution chez les organismes vivants, et il s’agit de les comprendre – non de les instrumentaliser ou de les conditionner.
Le cerveau n’a pas besoin du corps
La relation entre sciences cognitives et domaines artistiques se dévoile dans toute sa nécessité si l’on sait que les stratégies cognitives inconscientes sont profondément reliées aux dispositifs de représentation mentale du réel. Loin de n’avoir que 5 sens, soutient Alain Berthoz, nous sommes structurés dans notre perception spatiale par les capteurs vestibulaires de l’oreille interne qui interprètent et réorganisent constamment les données de l’expérience selon les structures imposées par le cerveau. Ce que Descartes affirmait de la perception comme remodelage intellectuel, et que les peintres appliquent dans la perspective, c’est la construction permanente des espaces à titre d’image mentale dans le cerveau. Celui-ci impose ainsi, dans notre perception, une symétrie qui n’a pas besoin d’être, et il corrige les rapports inhabituels selon ses lois. « Notre cerveau n’a pas besoin du corps », remarque A. Berthoz. Il possède son schéma corporel interne propre qui accompagne la présence matérielle et la double – ce qui permet d’expliquer certaines expériences de parapsychologie, comme la sortie du corps dans un épisode de mort imminente, par exemple.
Percevoir, c’est agir
Autant la perception construit une projection mentale hors du corps, autant elle se constitue dans une simulation interne de l’action. Cette simulation est formatrice : elle produit une pré-expérimentation, active les données d’expériences passées et favorise la possibilité du choix. « Une même loi, affirme A. Berthoz, traduit la perception et la production d’un mouvement ». Percevoir, c’est agir. L’apprentissage par entraînement virtuel, dans la simulation imaginaire de l’acte ou du geste, développe des capacités nouvelles. L’imitation en miroir joue ainsi un rôle fondamental dans l’interaction avec le monde et avec autrui. La perception développe la capacité d’action ; mais inversement, on perçoit d’autant mieux ce qu’on connaît bien, parce qu’on a appris à le faire (par exemple un geste technique pour un danseur). L’action affine la perception. L’apprentissage modifie et renforce ainsi le cerveau, ce qui explique qu’on peut, sinon réparer, au moins remédier à certaines pertes ou dégradations par la rééducation.
La clé de l’empathie
On se prendrait à rêver aux possibilités infinies d’un apprentissage par simulation virtuelle, d’un travail sur la maîtrise – non de l’espace, mais des espaces, construits par le cerveau dans des stratégies cognitives qu’on apprendrait à harmoniser entre elles pour s’approprier le monde matériel sans risque d’accident… Mais A. Berthoz déjoue la tentation solipsiste : la fonction d’empathie joue un rôle déterminant dans le développement des apprentissages. Tout se fait dans l’interaction réciproque. Au contraire de la sympathie, qui produit une forme d’identification non distanciée, l’empathie n’est pas mimétique. Elle relève d’un effort mental pour adopter la situation de l’autre. Et loin de nous protéger des chocs du réel, elle active les mêmes structures que l’expérience concrète : on a pu établir, par exemple, que l’expérience de l’ostracisme produit chez le sujet les mêmes effets mentaux que la plus vive douleur physique. La clé de l’apprentissage ne peut pas résider dans un processus passif de simulation cumulative ; il y faut une élaboration active de la pensée du point de vue de l’autre, et non sans risques : le cerveau se forme par objectivation, pas par mimétisme.
Formuler ce que l’artiste ne peut expliquer
« Les acteurs commencent leur formation en détestant les exercices que je leur donne ; puis, s’ils n’abandonnent pas, ils finissent par les adorer et travaillent beaucoup plus. J’ai voulu comprendre pourquoi », explique John Schranz, professeur d’études théâtrales à l’Université de Malte, quand on lui demande pourquoi il s’est rapproché des travaux des neuroscientifiques. Lors de la Table Ronde consacrée aux relations entre neurosciences et éducation artistique, il décrit la démarche du travail théâtral : un effort de « fragmentation à un degré impossible, dans la recherche de la vérité ». Aucune simulation, le vide des images de l’auteur qu’il faut remplacer par ses propres images, des images vraies sans quoi tout s’effondre. C’est aussi ce que font les sciences, fragmenter pour recomposer avec des images neuves et qui tiennent, mais à un degré susceptible d’aboutir. Stanislavski, en un sens, par sa méthode théâtrale analytique, aurait découvert par intuition ce que s’efforcent de formuler les neurosciences – mais il ne pouvait pas le démontrer. En ce sens, l’artiste peut apprendre au scientifique ce qu’il ne peut pas trouver sans lui : une expérience du jeu de la sensibilité qui échappe à l’expérimentation scientifique. Une « formation de la chair » qui dépasse la différence entre corps et chair – qu’il est impossible d’obtenir en laboratoire.
Une « éducation » artistique est-elle pensable ?
Rhonda Blair, metteur en scène, actrice et chercheur américaine, Gabriele Sofia, chercheur en études théâtrales et ethnoscénologie en Italie, Emmanuelle Vo Dinh, chorégraphe, directrice du Centre chorégraphique du Havre, interviennent à leur tour sous la modération de Joëlle Aden, professeur en sciences du langage à l’Université du Maine et Bérangère Thirioux, docteur en neurosciences à Berlin. Pour Rhonda Blair, la dimension essentielle du travail théâtral réside dans l’expérience d’une émotion pré-langagière, dont on va chercher à mettre sur elle un mot : comment nommer cette émotion, de manière qui va lui donner sens ? La linguistique cognitive permet d’approfondir cette approche. Gabriele Sofia, pour sa part, refuse l’idée que les neurosciences retrouvent l’intuition de l’artiste : elles échangent avec l’acteur, dans un partage de questions qui se nourrissent mutuellement, estime-t-il. Elles ont en commun avec le théâtre l’idée d’une connexion directe entre action et perception : les neurosciences essaient de comprendre comment le jeu change le rapport du spectateur au monde – ce que l’acteur lui ne sait pas, mais qu’il fait. Quant à Emmanuelle Vo Dinh, elle reconnaît avoir supprimé la dimension pédagogique de son travail : elle préfère évoquer le partage d’une expérience créatrice. Le modèle de la transmission asymétrique et didactique n’est pas pertinent pour elle dans le registre artistique, en particulier dans la danse où il s’agit « d’accepter de recevoir quelque chose qui nous parle sans savoir de quoi ça parle ». La capacité à recevoir, authentique moment du partage de l’expérience artistique, qui ne relève pas de l’éducation mais au sens fort, de l’empathie.
Comme si, en définitive, ce que les neurosciences avaient à apprendre à (et de) l’activité artistique, c’est que leur double opacité – l’une côté science de la sensibilité, l’autre côté sensible du savoir – ne peut que mieux leur apprendre à explorer ce qu’elles ne sauront jamais entièrement expliciter.
Jeanne-Claire Fumet