Par Rémi Boyer de l’association Aidoprofs
Hélène Billiet, de l’enseignement de l’anglais à la création d’entreprise
1. Pouvez-vous nous retracer les étapes de votre parcours professionnel jusqu’à ce projet de reconversion que vous réalisez actuellement ?
Après une maîtrise d’anglais, Hélène obtient un CAPLP2 en anglais et français et enseigne deux ans en lycée professionnel, puis décroche le Capes interne d’anglais en 2000, tout en travaillant à plein temps.
Elle est ensuite amenée à travailler en collège et lycée, mais, comme bon nombre de professeurs, trouve qu’il demeure un très grand fossé entre le contenu des savoirs exigés pour le concours et la réalité de ce que l’on enseigne…De plus, malgré l’investissement qu’elle a consacré à son métier de pédagogue, Hélène estime que le système n’est pas motivant : en effet, quels que soient les concours obtenus, le métier demeure le même, avec les projets pédagogiques que l’on peut diversifier, certes, mais l’obtention de concours d’un plus haut niveau ne permet pas d’accéder, en fait, à des responsabilités plus importantes.
En 2005-2006, pour ne pas avoir à enseigner au-delà de ses 60 ans, Hélène préfère anticiper sa reconversion et, tout en travaillant à plein temps, poursuit et obtient un Master de traduction et de rédaction éditoriale. « Ce fut une année marathon » nous confie-t-elle, et les entreprises contactées pour les stages pratiques s’avèrent compréhensives : « j’ai pu réaliser le stage professionnel sur mes différentes périodes de congés scolaires » indique-t-elle. Ces stages ont porté sur l’édition numérique pour l’Ecole Normale Sup et pour la Société Montesquieu à Lyon. Ces structures ayant des liens étroits avec le milieu enseignant, cela a facilité la mise en œuvre du master lui-même.
Depuis octobre 2006, obtention du diplôme tant convoité, Hélène a mené une réflexion très approfondie sur son projet de reconversion. Dans un premier temps, l’idée de monter une entreprise de traductions la travaille…puis tombe à l’eau. Elle décide de se tourner vers quelque chose de plus vaste, de plus varié, d’inexploité aussi…car tout créateur d’entreprise doit, avant de démarrer, mener une étude de marché, de faisabilité, pour pérenniser dès le départ ses chances de durer dans l’activité envisagée.
Hélène décide de créer une entreprise destinée aux expatriés anglophones affectés dans la région lyonnaise, car ils sont de plus en plus nombreux, et leurs besoins ne sont pas pleinement pris en compte par les services consulaires.
Le projet d’Hélène est long à mettre en place, car, comme elle le souligne « quand on est enseignant, on ne peut pas foncer tête baissée dans la création d’entreprise, car il y a de nouveaux savoirs et savoir-faire à acquérir, et il faut bien se renseigner : Chambre de Commerce par exemple, et glaner des informations à droite et à gauche ».
Hélène est actuellement monopolisée par la conception de son site web, et bénéficie des conseils de son conjoint qui monte lui aussi son entreprise.
Cependant, Helène enseigne toujours à plein temps, hésitante quant au type de statut à choisir pour assurer cette reconversion : prendre une disponibilité ? Comme l’association Aidoprofs, elle est bien consciente que les délais administratifs imposés pour la demande d’une disponibilité ne facilitent pas ce type de projet, puisque, pour une disponibilité à prendre en début d’année scolaire, il faut s’y prendre six mois avant…puisque dans notre profession, toute mobilité n’est bien souvent possible qu’en début ou en fin d’année scolaire, a contrario de tous les autres fonctionnaires qui, eux, ont la chance de pouvoir effectuer une mobilité à tout moment de l’année.
Choisir la démission ? C’est tentant, mais pour cela il faut disposer d’économies suffisantes, ou avoir bien balisé sa création d’entreprise.
Il reste l’option suggérée par la récente loi du 2 février 2007 qui permet, tout en enseignant à mi-temps, de reprendre ou de créer une entreprise, moyennant un accord de l’Etat sur l’activité menée. L’accord est obtenu pour une durée d’une année, et peut être renouvelé une deuxième année : après, il faudra choisir, mais au moins cette loi offre-t-elle enfin la possibilité d’assurer ses arrières tout en démarrant un projet de mobilité professionnelle conforme à ses vœux personnels. Néanmoins, les décrets d’application de cette loi ne sont pas encore parus…
Hélène indique que, depuis toute petite, elle voulait devenir maîtresse, et s’y était de nombreuses fois exercée. « J’apprécie mon métier, je n’ai aucun problème de discipline avec mes classes, mais ce discours là paraît bizarre pour les services des ressources humaines qui estiment que lorsqu’un professeur a envie de quitter le métier, c’est qu’il est forcément en difficulté face à ses élèves, ou démotivé, voire dépressif : des préjugés nous collent à la peau dès que l’on évoque notre souhait de faire autre chose, car pour beaucoup, le « plus beau métier du monde » est un métier où l’on entre pour toute sa vie ». Hélène ne mâche pas ses mots pour décrire ce sentiment d’incompréhension qu’elle ressent de la part des services administratifs de l’Education nationale qui ont du mal à encourager les projets de reconversion des professeurs souhaitant « sortir du système », car ils recherchent avant tout à « savoir pourquoi l’enseignant cherche à quitter son métier, et à expliquer les raisons de cette fuite ». « Etes-vous sûre de partir ? » lui a-t-on répondu, pour accueillir sa demande de reconversion…Des postes d’enseignante au niveau européen lui ont été proposés, ainsi que la voie de l’inspection, ou devenir chef d’établissement…Un bilan de compétences lui a été proposé, puisqu’elle avait dix ans d’ancienneté, mais elle l’a décliné, incertaine d’y trouver son compte, puisqu’elle connaissait alors des professeurs qui avaient été déçus par une analyse qui ne débouche sur rien de concret en dehors des pistes déjà évoquées pour l’Education nationale, malgré l’investissement personnel.
Pourtant, Hélène indique que « l’idée du bilan de compétences est très bonne : a-t-on les compétences pour partir ? Cela reste toujours théorique, et le bilan de compétences n’est pas toujours réalisé par des personnes qui ont la connaissance du monde de l’entreprise, c’est là où le bas blesse en fait ».
Hélène aurait aimé être conseillée sur les différentes pistes professionnelles accessibles hors enseignement avec ses compétences, mais les services auxquels elle s’est adressée n’ont pas pu l’aider en ce sens.
Dans le cadre de son projet, Hélène insiste sur un point préoccupant pour notre profession : « le monde de l’entreprise n’a pas tellement envie de nous ouvrir les bras, car l’image que l’on a du prof, ce sont les vacances ». Les professeurs que nous avons interviewés jusqu’ici soulignent aussi cette difficulté : l’image du prof véhicule des congés scolaires très longs, un temps de travail en apparence réduit, et des grèves très médiatisées. Cela ne facilite pas les évolutions professionnelles vers le privé, et pour évoluer, il faut presque oublier que l’on a été enseignant…
Autrefois, Hélène voulait devenir journaliste, mais sa mère faisait des ménages et son père était ouvrier : « je n’ai pas pu bénéficier des moyens financiers nécessaires pour réaliser mon rêve. J’ai dû travailler pour payer mes études à la Fac, et je suis devenue surveillante en 1989. Je ne suis donc jamais sortie de l’école, et je suis devenue prof parce que c‘était aussi le seul modèle de métier que je connaissais en fait ».
Hélène ne souhaite pas dépendre d’un employeur, d’un service : « je recherche un travail où je puisse me sentir autonome, responsable, un travail où je puisse créer et m’épanouir, et je ne veux pas devenir un prof aigri de son métier, un prof démotivé, je ne veux pas attendre de ressentir cette impression là, et j’ai peur de ce que peut être le quotidien d’un prof au-delà de 60 ans, alors que nos carrières vont nous mener au moins jusqu’à 65 ou 70 ans avec le nombre d’annuités nécessaires pour avoir une retraite à taux plein ».
Comme l’association Aidoprofs, Hélène est très dubitative sur les « secondes carrières » des professeurs : « que va-t-on nous proposer ? Surveiller les gamins au CDI ? Faire du soutien scolaire ? Suivre une nouvelle formation à 60 ans ? Je n’attends plus rien de ce côté-là… ».
La « seconde carrière », rappelons-le, a été instituée dans l’article 77 de la Loi Fillon afin de permettre aux professeurs de poursuivre leur carrière autrement…tout en allongeant leur durée de cotisation. Si la seconde est bien effective, le dispositif de « seconde carrière », lui, manque de visibilité, les postes proposés – par une mise en concurrence avec d’autres fonctionnaires qui ont bien plus les compétences que des professeurs pour les occuper- s’étant limités à une cinquantaine fin juin 2007 et à une douzaine fin octobre 2007…
Hélène, actuellement, réfléchit à la forme que prendra son entreprise : SARL ou portage salarial…le projet continue…mais la motive pleinement, car elle est bien consciente de construire pas à pas sa propre mobilité professionnelle, et de rejoindre le métier qu’elle souhaitait faire au départ, puisqu’elle envisage aussi des interviews audio-visuelles sur son site web.
2. Quelles compétences Hélène pense-t-elle conserver dans ses futures fonctions ?
« L’adaptabilité : j’ai côtoyé des publics très différents. Des compétences en communication aussi, car être prof, c’est aussi savoir communiquer par le geste, la présence, la manière d’être, pour captiver son public. »
3. Comment Hélène vit-elle « ce grand saut » ?
« Je me suis posé beaucoup de questions, cela a duré au moins 12 mois, mais désormais, je vis cette situation de mieux en mieux, j’ai croisé tous les obstacles, ressenti tous les préjugés et les soupçons qui se projettent sur les profs qui indiquent à leur hiérarchie qu’ils ont envie de faire autre chose, de quitter l’enseignement : j’en ai assez de ceux qui considèrent que si l’on a envie de partir, c’est que, forcément, on est en difficulté ou en train de déprimer. Ce n’est pas mon cas. J’ai tout simplement le sentiment d’être dans un carcan, sans pouvoir m’épanouir. Alors mon projet, plus ça va, moins j’en parle…mais je ne l’abandonne pas pour autant ! ».
4. Comment réagissent les collègues d’Hélène face à ce changement d’orientation ?
« Ils se divisent en deux clans : majoritaire est celui qui ne prend pas mon projet au sérieux, d’autant plus que je n’en parle plus. Il y a une incompréhension de leur part puisque je n’ai aucun souci avec mes élèves : ça les laisse perplexes. Et puis minoritaire est le clan de ceux qui, comme moi, ont eu un jour envie de partir, et sont déçus entre le niveau de connaissances que l’on exige de nous au niveau des concours, et la réalité du terrain…Ceux là souhaitent ma réussite. »
5. Hélène a-t-elle des regrets de quitter l’enseignement ?
« Non, de moins en moins. Transmettre des savoirs, je peux le faire d’une autre façon. Dans l’enseignement, ce qui finit par m’exaspérer, c’est que l’on ne parle que d’enfants, on ne voit que des enfants et des adultes qui ne parlent que d’enfants, qui ont rarement d’autres sujets de conversation, c’est vraiment un cocon, et j’en ai assez. »
6. Que conseille Hélène à ceux qui souhaitent devenir enseignants ?
« Se poser les bonnes questions : pourquoi je veux enseigner ? Est-ce pour tenter un concours par défaut et entrer dans la fonction publique ? Je pense que pour les jeunes qui sont intéressés par le métier de professeur, il serait utile de leur permettre de donner des cours en primaire, en collège, plutôt que de leur faire faire seulement des stages d’observation, car ce n’est que par la pratique que l’on se rend compte de quoi est réellement fait ce métier, et si l’on est capable de l’exercer. Je pense aussi qu’il faut leur dire de continuer leur propre formation en parallèle, pour anticiper le jour où ils souhaiteront faire autre chose. Il faut aussi qu’ils soient bien conscients des conditions de travail des profs. »
7. Hélène a-t-elle des conseils à donner aux enseignants qui souhaitent quitter le métier de professeur ?
« Il faut se demander pourquoi l’on veut partir, bien se renseigner de partout sur les possibilités offertes. La personne doit bouger, sortir du cadre scolaire, se faire aider, mais aussi et surtout chercher par elle-même, affiner ce qu’elle souhaite faire. Deux à trois ans, c’est le minimum pour se reconvertir : la réflexion va durer 6 à 12 mois, puis vient le temps de la mise en œuvre. Je conseille de ne pas aller prendre conseil auprès de son rectorat et de mener sa réflexion seul ou avec des personnes extérieures au système, pour conserver sa motivation et mener son projet personnel à bien. Il ne faut pas se dire que « le privé c’est génial », car travailler en entreprise privée, ce n’est pas toujours marrant, on peut être licencié, c’est difficile à vivre psychologiquement, il faut aussi savoir rebondir rapidement. Il ne faut pas attendre des aides, ni que « tout vous tombe du ciel » : il faut se bouger ». Hélène a les mêmes paroles que Nicole Marquis : « se bouger ». C’est en effet la motivation intrinsèque qui est le paramètre le plus important, et que l’association Aidoprofs analyse dans le discours de ceux qui la consultent dans le cadre de leur propre mobilité. Sans réflexion, sans motivation, sans concessions sur les avantages qui font la spécificité du métier d’enseignant, il n’est guère concevable de mener un projet de reconversion à bien.
8. Que pense Hélène d’une association comme Aidoprofs ?
« C’est très bien, car il faut donner plus de place aux profs, leur permettre de s’exprimer de manière constructive en dehors de l’institution, d’échanger leurs expériences, pour vivre leur enseignement autrement, mais aussi pour savoir construire leur propre projet de reconversion professionnelle. »