Professeure de lettres au lycée Goscinny à Drap, Celia Guerrieri a été assassinée ! Du moins dans les romans policiers qu’ont écrits peu à peu ses élèves de seconde. Les chapitres ont été publiés progressivement sur les murs du lycée avec un système de QR codes et d’énigmes à résoudre par les lecteurs, autrement dit tous les membres de la communauté éducative. De façon ludique et cathartique à la fois, le projet fait du lycée simultanément le lieu d’une fiction littéraire et un espace de narration interactive. Il développe aussi des compétences de lecture et d’écriture, de créativité et de collaboration. En « tuant » littérairement la prof de français, c’est le français, et même le lycée, que l’on fait vivre ! Récit et explications par la « victime » plus que consentante …
Le projet articule remarquablement le lire-écrire-publier : pouvez-vous expliquer quels étaient sur ces trois points vos ambitions ? en quoi vous semble-t-il important de relier ces trois activités ?
Le constat de départ, posé lors de la précédente année scolaire, était qu’un grand nombre d’élèves entrait en Seconde avec des habiletés d’écriture en deçà des attentes. Il s’agissait donc pour moi de mener un projet faisant la part belle à l’écriture. Même si c’est en écrivant que l’on devient écrivain, lire et écrire me semblent être des activités indissociables : la lecture nourrit l’écriture et l’écriture s’enrichit, s’affine, grâce à la lecture. La publication me paraissait aussi être cruciale pour mettre du sens, en particulier dans le cadre scolaire où lire et écrire sont souvent perçues par les élèves comme des activités à court terme et purement pragmatiques : j’écris pour le devoir en classe, je lis pour l’examen. Il s’agissait donc d’écrire pour les autres, d’écrire avec les autres, et donc aussi de se lire et d’enrichir son écriture par d’autres lectures. Et peut-être, alors, d’atteindre le plaisir d’écrire, le plaisir d’être lus et le plaisir de lire.
Un tel travail d’écriture longue et collaborative pourrait faire peur à bien des enseignants … Comment avez-vous organisé le travail de conception et de rédaction du roman ? Avec quelles difficultés éventuelles ?
Le projet a été mené en parallèle sur les deux demi-groupes de la classe : chaque demi-groupe a ainsi réalisé un roman policier et les deux ont été publiés simultanément. Le travail a donc alterné entre du travail en demi-groupes, du travail en binômes à l’intérieur du demi-groupe, dans le temps en classe ou dans le temps hors classe. Mon rôle a été consultatif : toutes les décisions sont les leurs. Mais j’ai aussi veillé au respect du calendrier fixé pour parvenir à l’aboutissement du projet. C’est là où ils ont été le moins autonomes.
En effet, le travail a été très long et a failli ne pas aboutir. Il a donc aussi fallu que je fasse des choix de coupes dans ma progression didactique. Néanmoins, je n’ai pas eu l’impression de sacrifier les savoirs sur le récit puisque nous les abordions dans le projet et que nous les manipulions de façon concrète. La classe étant en difficulté, cela a aussi été l’occasion de consolider des acquis très fragiles sur des notions de collège.
Le travail a donc non seulement été riche sur le plan didactique, mais aussi sur le plan des savoir-être puisqu’il leur a fallu dialoguer, négocier, s’organiser, pour parvenir à une réalisation commune.
Assassiner son enseignant, fût-ce en imagination, est une idée qui peut paraitre pour le moins osée ! Comment avez-vous géré la difficulté d’inscrire ainsi la fiction dans la réalité de l’établissement ? Quels sont les intérêts d’aller jouer ainsi sur la frontière fiction – réalité ?
Je leur ai confié mon image, mais mon personnage a fini par être extrêmement éloigné de la réalité. Il n’y avait aucune superposition possible avec qui je suis réellement : que cela soit Mme Guerrieri était un point de départ amusant, voire iconoclaste, mais le personnage assassiné, au final, n’est pas vraiment moi et aucun élève, pas même ceux dont je ne suis pas l’enseignante, ne pouvait confondre les deux.
Il a néanmoins fallu les sensibiliser à la question de la diffamation, en particulier lorsqu’ils ont voulu réutiliser d’autres enseignants ou les noms des chefs d’établissement. Ils ont donc sollicité des autorisations ou bien ont travaillé à écrire des personnages éloignés des personnes réelles.
Les romans ont ainsi superposé au lycée réel un lycée de fiction, mais dans lequel tous les élèves pouvaient reconnaître le modèle. Il s’agissait d’investir le réel, de se l’approprier, par la fiction. C’était une déclaration d’existence dans cet espace, à un moment donné de leurs vies, une affirmation de leur quotidien de lycéens : ils abordent ainsi les relations amicales, les rumeurs, le rapport aux enseignants, la popularité… Ou les retards des transports en commun ! Il était aussi important que leurs personnages reflètent le fait que nous sommes dans un lycée multi-culturel. En tant qu’enseignante, je les retrouve vraiment dans la galerie de personnages qu’ils ont écrits.
Le roman leur a permis, au final, d’aborder de nombreux aspects de leur vie mais à travers une fiction qui la mettait à distance ou la mettait en scène avec ce goût du drame souvent caractéristique des adolescents.
Le roman policier a été publié progressivement par chapitres dans le lycée avec un système de QR codes : pouvez-vous expliquer comment le dispositif fonctionne ? Comment les différents membres de la communauté éducative se sont-ils emparés du projet ?
La publication par QR code a aussi participé à la superposition du lycée réel au lycée de fiction : à la fin de chaque chapitre, les lecteurs trouvaient une énigme dont la solution était un lieu de l’établissement. En se rendant dans ce lieu le lendemain, ils pouvaient y trouver un nouveau QR code qui, grâce à leur smartphone connecté à la 3G, leur donnait accès au chapitre suivant. Le lycée était donc le lieu de la fiction, mais aussi le cadre d’une sorte de Cluedo géant, restant dans la thématique des romans policiers écrits par les élèves.
La lecture n’était donc plus réservée à quelques personnes de la classe, tout le lycée était invité à participer à la lecture et à la recherche des coupables. Et, effectivement, les lecteurs n’ont pas été que les élèves de la classe, mais aussi des adultes et des élèves des autres classes.
Quels vous semblent les intérêts d’un tel dispositif de lecture interactive et partagée ?
Au-delà de la ludification, c’était une véritable valorisation de leur travail : tout le monde savait que la classe avait écrit deux romans, un par demi-groupe, et les QR codes des chapitres, disséminés à travers l’établissement, le rappelaient sans cesse. La plupart des lecteurs ont d’ailleurs été très sensibles à l’aspect événementiel de la publication, un chapitre par jour, dans des lieux à trouver. Comme m’a dit une élève d’une autre classe : « Cela fait vivre le lycée. »
Au final, quel bilan tirez-vous de cet ambitieux projet ?
Ma plus grande fierté, même si elle pourra paraître dérisoire, est que cette classe en grande difficulté a réussi à aller jusqu’au bout du projet, ce qui n’était pas gagné ! Le projet a également réconcilié avec l’écrit de nombreux élèves, en particulier les élèves en difficulté. Il a également permis à des élèves créatives de se lancer dans l’écriture et elles continuent encore à écrire aujourd’hui. Et puis, peut-être est-ce la vanité de l’enseignante qui parle, mais je trouve leurs récits réussis pour des récits écrits par des adolescents. Au final, le bilan didactique me paraît très satisfaisant, mais je crois que ce que je retiendrai vraiment sont le fait qu’ils ont fini le projet et le fait qu’ils ont pris plaisir à écrire et à être lus.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut