Invité à clore la journée, Philippe Meirieu inscrit son propos dans la suite de sa participation du matin à la coordination de l’Appel des Appels, et se réfère au mouvement social qui se développe, avant de préciser avec quelle éthique il invite les enseignants à habiter leur métier.« Derrière le cadre apparemment brouillon des mesures ministérielles, il n’y a pas de complot, mais une conspiration, au sens étymologique du terme », quelque chose qui « respire ensemble », en écho, et qui relève d’orientations lourdes de dangers : un libéralisme technocratique et autoritaire, dans laquelle la concurrence entre les individus serait le moteur du développement social. Développant un système d’indicateurs destinés aux «usagers» à se diriger dans le grand supermaché de l’éducation, cette orientation s’inscrit conjointement dans la concurrence et dans la pression de l’Etat, qui ne garantirait plus « la qualité des produits, mais uniquement la qualité des étiquettes ».
Il fait grincer la salle en posant à haute voix une question qui fâche : « le libéralisme autoritaire, pourquoi ça marche aussi bien ? » Sans doute, selon lui, parce qu’il y a un problème réel dans notre société : la montée de l’individualisme social après la chute des grands modèles alternatifs. « Nous n’avons pas su démocratiquement identifier les valeurs qui fassent tenir ensemble des collectifs autrement que par la rivalité et la lutte pour le pouvoir ». Ceux qui sont au pouvoir utilisent un ressort disponible dans la société : flatter l’individu contre le citoyen, celui qui est capable de penser le bien commun.
C’est pourquoi il invite « à réinventer le service public », pour ne pas laisser au gouvernement l’usage du mot «réforme», « lui qui cherche toujours à faire croire que nous serions les défenseurs du statu-quo. Nous avons donc à imaginer ensemble un modèle de service public qui ne soit ni un modèle du tout-Etat, ni un modèle du tout-marché ». C’est l’implication citoyenne qui est sans doute une clé, pour contribuer à régler les dysfonctionnements éventuels. « Le service public est encore une idée neuve en Europe » ose-t-il paraphraser…
Pour lui, l’Education a une partie de la réponse, et la maternelle en particulier. Ce n’est pas en tant que chercheur qu’il entend en dire quelque chose, mais avec son regard d’historien de l’Education. « Si la maternelle est une école première, c’est parce qu’elle doit retourner, au pied de la lettre, aux fondamentaux ». Mais quels sont-ils ? Pas ceux que le ministre nous propose… Il invite à sortir d’une vision géologique de l’Ecole, dans laquelle chaque couche se superpose à la précédente, quitte à subir des mouvements tectoniques quand les tensions sont trop fortes. Il propose donc un répertoire de références morales, comme autant de balises pour l’activité quotidienne des acteurs du service public.
Sept points-clés
– L’Ecole est le lieu, toujours difficile et conflictuel, de l’articulation de la sphère publique et privée. Ce problème n’est pas réglé à la fin de la maternelle. L’Ecole de la République y a été confrontée dès sa création : penser que chacun allait pouvoir y revêtir sa « blouse symbolique dédiée à la raison », comme disait Anatole France, c’est pour la Nation un formidable pari : chercher à rendre possible une « disponibilité à la rationalité » indépendamment des trajectoires individuelles de chacun. Il est clair que la blouse et la Marseillaise n’y suffisent plus aujourd’hui. « Pourtant, c’est bien autour du savoir que les choses se passent. Passer de la tétine au doudou, c’est déjà passer du privé au public ». Mais être en sécurité dans un espace public, y exister, n’est pas évident, pour les enfants comme pour les adultes. Pour que les enseignants le rendent possible, ils doivent avoir acquis une professionnalité avérée, et être eux-mêmes en sécurité…
– L’Ecole est un lieu qui fait de l’aléatoire une vertu. La classe est un lieu où on considère comme une chance le fait que les gens soient ensemble, sans forcément s’aimer ni s’être choisi. Cela va de moins en moins de soi, du fait des ségrégations sociales, et demande donc d’être mis en place dès la maternelle, pour aider chacun à sortir de sa « tribu » pour aller ensemble vers un même but, indépendamment de ses origines. Là encore, c’est une mission exigeante pour l’enseignant.
– L’Ecole est le lieu du développement de l’intelligence, au-delà de la transmission des savoirs, pour mettre de l’ordre dans le réel chaotique. « Pour apprivoiser le réel, il faut le penser ». Cela commence par distinguer, des couleurs, puis des lettres, puis des concepts, pour avancer. L’Ecole maternelle, qui aide à commencer à parler « juste », fonde le processus, permet de s’approcher progressivement du langage, outil par lequel on accède aux concepts.
– L’Ecole est un lieu de coopération, réalité des apprentissages avant d’être méthode pédagogique. Il ne s’agit pas de co-présence ou de spontanéisme, mais bien de faire ensemble.
– C’est un lieu d’entrée dans la parole. « Parler à quelqu’un » en lui parlant de quelque chose, à propos duquel on peut se mettre en «je», en même temps faire émerger le sujet et sortir de la toute-puissance. La maternelle a un rôle fondateur pour faire exister des objets, des phrases, des concepts.
– l’Ecole, lieu d’entrée dans la culture, où on crée un lien ténu entre l’intime et l’universel, que ce soit la peur d’être mangé par un ogre ou d’être abandonné. Cette culture, cette construction du symbolique est un rempart pour ne pas basculer dans la pathologie. « L’enfant, s’il n’est pas un homme achevé, est déjà un homme complet qui peut déjà avoir peur ou aimer, et ce n’est pas plus dérisoire à trois ans qu’à cinquante ».
– Construire des collectifs, avec des rôles et des règles du jeu, dans des dispositifs qui mettent en jeu des allers-et-retours entre l’individu et le groupe. « Construire le « nous », après le « on » théocratique et le « je » libéral, c’est l’enjeu de notre école, et vous voyez la place essentielle que peut y jouer la maternelle… »
Il invite donc ses auditeurs à continuer de construire, jour après jour, des « petits bouts de nous … Vous avez de quoi vous dire ce que vous pouvez y mettre jour après jour… de manière ordinaire, mais sans jamais perdre de vue l’utopie… »
La salle applaudit, chaleureusement. Quelques poussières d’étoiles à faire tourner dans sa tête dans les trains du retour…