Malgré quelques avancées, « cet ouvrage qui prétend s’imposer à l’ensemble du système scolaire français ne présente ni la rigueur ni la prudence qui seraient nécessaires pour soutenir cette prétention ». Pierre Sève, maitre de conférences en didactique du français, Université de Clermont, analyse la « Grammaire du français » que le ministère vient de publier sous l’autorité de la Dgesco.
C’est un ouvrage qui correspond à un véritable besoin d’actualiser et de stabiliser la terminologie. D’un point de vue formel, il n’est pas mal fait : les termes introduits sont rappelés en fin d’exposés, sous une rubrique « notions grammaticales », dans des cartouches, il y a un index… Dans le détail, on peut déplorer un certain nombre de points.
Un ouvrage non opératoire
Cet ouvrage n’est pas opératoire, sa perspective est purement descriptive, et cette description n’est pas orientée par les besoins de élèves (et donc des enseignants).
Quelques exemples :
– On sait que les élèves s’appuient largement sur le sémantisme pour identifier les fonctions, par exemple celle de complément circonstanciel. Or dans la phrase donnée en exemple Alice part à Paris, le groupe à Paris est analysé comme complément d’objet indirect à la page 16 et à nouveau à la page 40, et il faut attendre la page 93 (point 2.4 « Pour aller plus loin ») pour trouver l’expression « complément circonstanciel de verbe » – dans un passage particulièrement embrouillé qui essaie de distinguer les compléments circonstanciels de phrase, les compléments circonstanciels de verbe et les compléments circonstanciels qui appartiennent au prédicat (mais cette notion de « prédicat » semble honnie) sans qu’ils aient été recrutés par le verbe. Bref, cette difficulté – qui n’est pas que terminologique –n’est pas soulagée par une netteté terminologique que l’ouvrage promet mais ne tient pas complètement.
-Toujours à propos des compléments circonstanciels – de phrase, en l’occurrence –, la fréquentation des classes montre que les élèves répugnent au déplacement, et cela souvent à juste titre. Or ce point est relégué dans la note 5 de la page 17 (point 1.4). Pourtant, cela ruine l’idée qu’il serait facile de s’appuyer sur les tests de suppression ou de déplacement pour différencier les circonstanciels de verbe et les circonstanciels de phrase.
C’est que la distinction si importante entre valeur dans la langue et valeur dans le discours, distinction entre l’intuition épilinguistique et la réflexion métalinguistique, distinction qui risque fort d’échapper aux élèves les moins habiles, cette distinction n’est pas faite. Il faut d’ailleurs attendre le détour d’un « pour aller plus loin » pour qu’elle soit exposée, p. 106.
– Dans la présentation des valeurs temporelles des formes verbales (présent, passé, avenir) (p. 143 et suivantes), il n’est jamais dit qu’elles sont à comprendre du point de vue d’une énonciation située et que donc les élèves sont régulièrement en difficulté devant un texte écrit (justement pour construire ce présent, ce passé ou cet avenir qui ne sont pas les leurs). Voilà une précaution qui aurait pu être prise à moindre frais.
– La dimension sémantique n’est pas réellement prise en charge. Ainsi les expansions du groupe nominal ne sont présentées que dans leur valeur déterminative – et encore, cela uniquement à propos des relatives épithètes (à la page 59, point 1.4.1.) alors même que la relative n’apparait pas dans la liste des expansions du GN telle qu’elle nous est fournie – et jamais dans leur valeur qualificative.
– Semblablement, la distribution du lexique en hyperonymes et hyponymes est présentée p. 175 (point 4.4.5) sans que soit jamais explicité en quoi cette organisation du lexique est utile (dans la gestion des chaines de substituts lexicaux, dans l’interprétation des termes polysémiques, par exemple).
– La présentation de la morphologie verbale n’est pas faite pour faciliter la mémorisation des formes : si l’analyse en marques du temps-mode et marques de la personne est bien présentée, la distinction des verbes en « verbes en -e » et « verbes en -s » n’est pas faite, et c’est l’analyse en « terminaisons » qui est mise en avant.
Cet ouvrage n’est pas exempt de zones obscures
– Il faut être assez averti du problème pour suivre l’utilisation du test de la négation dans le passage de la page 93 déjà évoqué.
– Pourquoi la relative épithète n’est-elle pas présentée comme une expansion du GN ? Pourquoi cela est-il relégué à la présentation de la fonction « épithète » (page 59) ?
– Pourquoi dans « Avant de partir le facteur distribue le courrier » le groupe « avant de partir » est considéré comme un « groupe infinitif prépositionnel »(p. 195) alors que dans « Elle parle de réussir » le groupe « de réussir » est considéré comme un « infinitif » et non comme un « groupe infinitif prépositionnel » (p. 198) ? Si l’on considère que la notion de préposition ne s’applique qu’aux termes qui introduisent un complément circonstanciel (il y aurait des arguments pour cela), que les prépositions qui sont liées à un verbe n’en sont pas vraiment, il faudrait au moins le dire. Mais il est douteux que telle ait été l’intention, puisque « de mon facteur » dans « Elle parle de mon facteur » est bel et bien présenté sous la vedette « groupe nominal prépositionnel » (p. 194).
– dans la présentation des subordonnées (p. 53), on ne voit pas très bien la raison des critères hétérogènes qui conduisent à la liste : « propositions subordonnées complétives ; propositions subordonnées circonstancielles ; propositions subordonnées relatives ; propositions subordonnées sans conjonction de subordination ». On constate un critère lié à la fonction : complétive / relative (épithète) / circonstancielles. On constate un critère morphologique : avec une conjonction de subordination / sans conjonction de subordination.
Mais l’ensemble ne se combine pas aisément. À lire la liste telle qu’elle est présentée, on pourrait croire que les propositions relatives sont introduites par une conjonction de subordination (puisqu’elles ne font pas partie des « subordonnées sans conjonction de subordination » ; on pourrait croire aussi que les infinitives ne sont pas des complétives… Faut-il voir là une maladresse ? Un travail trop hâtif ? Le refus d’entrer dans une certaine complexité (refus démenti par beaucoup d’autres aspects de cet ouvrage) ?
Avec de l’indulgence, on dira que les auteurs ont voulu simplifier une présentation complexe, mais on regrettera qu’ils n’aient pas indiqués les principes de cette simplification.
On peut aussi se demander pourquoi les interrogatives partielles indirectes ne sont pas rapprochées des relatives, puisqu’elles en sont proches morphologiquement (introduites par un pronom) et sémantiquement (portant sur une qualification ou une détermination d’un référent – inconnu dans le cas de l’interrogation, exprimé par l’antécédent dans le cas de la relative). Il faut attendre la « leçon de latin » de la page 113 pour que le rapprochement soit suggéré pour être immédiatement repoussé.
– L’exposé de la connotation présente en fait des différences de registres de langue, et non pas réellement des connotations (il est vrai que l’aveu en est fait : « la connotation introduit des nuances en matière de registre de langue, d’affectivité ou de références culturelles partagées ». Julia Kristeva appréciera !
Vu le désintérêt marqué de cet ouvrage pour les dimensions discursives, on se demande d’ailleurs pourquoi la notion y figure. Il s’agit sans doute d’une concession aux enseignants du secondaire qui en font grand cas dans l’étude des textes littéraires.
Cet ouvrage prend des partis qui ne sont pas discutés
– Il est affirmé qu’ « il n’existe qu’un seul mode non personnel qui se divise en trois formes : le participe présent, le participe passé et l’infinitif » (p. 151)… ce qui conduit à une formule disons risquée : « elles se distinguent uniquement par leur aspect ». N’est-ce pas ici négliger la dimension nominale de l’infinitif et la dimension adjectivale du participe ?
– La traditionnelle répartition des verbes en trois groupes, répartition contestée par tous les didacticiens (Chartrand, Gourdet…), est reprise p. 138 sans discussion ni justification. Qui plus est, on associe des verbes dont le comportement flexionnel n’est pas du tout le même comme savoir (verbe à deux bases : je sais / nous savons) et apercevoir (verbe à trois bases : j’aperçois / nous apercevons / ils aperçoivent), comme fuir (verbe à glide de hiatus : je fuis / nous fuyons) et servir (verbe à chute de consonne je sers / nous servons)…
– Il est décidé (p. 86, point 2.3.1) que les compléments des verbes de mesure (peser, mesurer, couter…) soient considérés comme des COD. On se demande pourquoi, puisque sont donnés les deux arguments consistants qui s’y opposent : l’impossibilité de mettre au passif un phrase comme « le bébé pèse quatre kilos », la différence de sens d’avec « Le pédiatre pèse le bébé ». Est-ce à cause de l’accord dans des formules du genre « les efforts que l’entreprise m’a coutés » ? Si tel est le cas, il est dommage que cette raison ne soit pas explicitée.
– L’exposé sur l’iconicité (p. 134) parait fragile quand il affirme « l’iconicité est beaucoup plus répandu qu’on l’a longtemps cru ». Il s’agit là d’une question encore largement débattue, et la référence aux pratiques d’enseignement du secondaire renvoie à des considérations stylistiques plutôt qu’à des savoirs linguistiques.
Cet ouvrage comporte des manques regrettables
– Il n’est fait qu’allusion au rôle de l’accent tonique (p. 121) à propos du pronom possessif dérivé « d’une forme, dite tonique, du déterminant possessif (mien, tien, sien, etc.) » On le regrette – non pour ces déterminants possessifs, rares, et dont il n’est fait mention nulle part ailleurs dans cet ouvrage – mais parce que le repérage du rôle de l’accent tonique permet de comprendre les alternances vocaliques et d’éclairer bien des familles de mots (cœur / courage, entre autres) et bien des conjugaisons (je peux / nous pouvons).
– Il n’est rien dit des phrases à présentatif (voici / voilà, il y a, c’est…) qui sont pourtant extrêmement fréquentes, en particulier dans la langue des élèves. Il n’y est fait qu’une vague allusion, au détour d’un encart « histoire de la langue », et uniquement à propos des phrases emphatiques avec extraction, c’est-à-dire justement dans des tours qui ne sont pas les phrases à présentatif (p. 79).
– la syntaxe de dont n’est jamais explicitée. Certes, elle est complexe, mais le lien avec la particule de (parfois préposition, parfois élément du déterminant partitif, parfois simple copule) n’est pas fait, alors qu’il est fait pour le pronom adverbial en.
Cet ouvrage comporte d’authentiques erreurs
– La formule traditionnelle « l’adjectif exprime une qualité ou une propriété du nom auquel il se rapporte » est reprise telle quelle alors qu’elle est manifestement absurde. Dans « la maison rouge » l’adjectif exprime une qualité de LA CHOSE évoquée par le nom, pas une qualité du nom lui-même ! Le mot maison n’est pas ici écrit en rouge.
– Il est dit (p. 35 et p. 138) que les verbes du second groupe (type finir) sont dérivés des verbes de la quatrième conjugaison latine (comme audire -> ouïr, venire -> venir, dormire -> dormir, sentire -> sentir, servire -> servir…) Aucun des verbes français issus de ces verbes (les plus fréquents) de la quatrième conjugaison n’appartient au second groupe.
C’est que les verbes du type finir proviennent essentiellement de verbes de la troisième conjugaison, dont le radical se terminait par le suffixe inchoactif -esc- (comme durescere -> durcir, emacescere -> maigrir, erubescere -> rougir, gemiscere -> gémir, grandescere -> grandir…)
– Dans « pour aller plus loin » de la page 155, la formule « aller croissant » est considérée comme un gérondif sans préposition. C’est méconnaitre la forme progressive du français construit avec le semi-auxiliaire aller et le participe présent : « Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle / Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant. » (Ronsard). D’ailleurs, pour cet exemple, il n’y pas de reformulation avec la préposition, contrairement aux autres exemples donnés (argent comptant = en comptant l’argent…)
Enfin, cet ouvrage n’évite pas la cuistrerie
Il y a surabondance de « leçons de latin » qui n’éclairent rien.
Certes, il n’est pas inutile de justifier l’importance en français de la place des mots par opposition à la liberté du latin (enfin expliquer la différence entre les langues à déclinaison et les autres) ou d’identifier des rémanences de déclinaison dans le comportement des pronoms, certes il n’aurait pas été inutile (à la page 62, par ex.) de comparer le sujet à l’accusatif des infinitives en français (« je les vois jouer ») et en latin (« eos ludere jubeo » « je souhaite qu’ils jouent »), mais à quoi sert de comparer (p. 61) les relatives au subjonctif du français et du latin puisqu’elle sont similaires ? De connaitre la manière dont les latins introduisaient les interrogatives indirectes puisque cette manière a disparu sans laisser de trace (p. 56) ? De connaitre la construction des verbes de volonté en latin puisqu’elle n’a aucun rapport avec la construction en français des mêmes verbes (p. 56) ? De suivre la disparition de quis au profit de qualis dans le latin du IVème siècle (p. 113) ? etc., etc.
Cette cuistrerie est d’autant plus visible que l’histoire – par exemple – des conjonctions de subordination n’est pas explicitée. Or il n’aurait pas été inutile, par exemple, d’expliquer comment que a servi pour presque toutes les subordonnées en français du Moyen-Âge ; que c’est en moyen français (XVème / XVIème siècles) que se sont différenciées pour que ; lors + que ; par + ce + que ; puis + que ; à + lors + que ; à + fin + que… ; que certaines se sont agglutinées mais non pas toutes, mais que cet usage universel de que s’est maintenu dans la langue populaire, celle de beaucoup d’élèves (« Je bosse, je bosse, que j’en ai des courbatures. » « Je bosse, qu’il faut bien gagner ses sous » « Le jouet que j’en ai envie »…)
Au total, cet ouvrage qui prétend s’imposer à l’ensemble du système scolaire français ne présente ni la rigueur ni la prudence qui seraient nécessaires pour soutenir cette prétention. On ne boudera cependant pas les avancées profitables qu’il propose : reconnaissance des relatives substantives dont l’antécédent est un ce ou un celui ; présentation claire des semi-auxiliaires (aller, venir de, commencer à, finir de…+ infinitif), entre autres…
Pierre Sève
MCF en didactique du français, Université Clermont-Auvergne