En ouvrant un vieux carton enfoui dans un placard sur lequel est inscrit le nom de la classe et l’année, on découvre parfois les traces de notre parcours scolaire. Nos anciens devoirs côtoient les photocopies données par les enseignants, les cahiers abimés des graffitis d’une année languissante, les bulletins de notes aux appréciations imagées, et le fameux livret scolaire reçu après avoir eu le graal de la scolarité, le diplôme… Pourra-t-on encore dans les années à venir effectuer ce « pèlerinage en mémoire » ? Rien n’est moins sûr au vu de la numérisation de plus en plus grande de l’espace scolaire et de ce qui s’y vit.
L’Ecole laisse des traces
On sait la mémoire défaillante et souvent reconstructrice d’une réalité davantage rêvée que réelle. Retrouver des traces d’une activité passée est une des bases permettant cette reconstruction. La photographie et l’histoire des photos de famille montrent une évolution intéressante : du portrait au selfie ou encore de la scène de vie au carnet de voyage, portfolio, les photographies sont devenues omniprésentes à tel point que parfois nous en oublions l’instant présent, les yeux rivés derrière l’écran de notre smartphone pour garder trace de ces moments que, finalement, nous n’avons pas vraiment vécu. Mais les traces servent-elles uniquement à se remémorer les moments passés, pour ne pas laisser filer le temps ? Elles servent à bien des choses et cela est semble-t-il consubstantiel à l’humain, des inscriptions de Lascaux aux écrits sur la pierre et mobiliers des sépultures et tombes égyptiennes, ou encore des traces visibles de l’écrit aux traces difficilement perceptibles par l’humain des inscriptions digitales sur des supports électroniques.
Les historiens sont, parmi d’autres, des spécialistes de l’étude des traces humaines. Certains pouvoirs politiques ont depuis longtemps examiné les traces des sociétés qu’ils dirigeaient pour organiser leur action, comme aujourd’hui les grandes entreprises du monde de l’Internet examinent les traces des usagers pour orienter leurs activités. Les enseignants n’échappent pas à l’organisation et la collecte des traces des élèves dont ils ont la charge. Que ce soit pour le suivi de leur travail que l’évaluation à laquelle ils sont astreints, ils doivent conserver des éléments pouvant leur permettre d’accompagner la trajectoire de chacun. Si les contraintes externes de la constitution des traces (notes, devoirs etc.…) forment un élément fondateur, il existe plein d’autres possibilités et systèmes de traces de l’activité de l’élève qui sont en place ou qui se mettront en place dans les années à venir. C’est parce que ce potentiel de traçage est en large augmentation qu’il nous faut y réfléchir à partir de quelques exemples.
Des traces des travaux…
Le travail de l’élève est perçu au travers de ses productions. Parfois écrites, elles peuvent être stockées, conservées et réutilisées. Orales il est difficile, en dehors de l’enregistrement audio ou vidéo, d’en garder trace. La valeur du travail est, par contre, établie sous diverses formes dont la plus habituelles (pour l’instant) est la note. Si l’on regarde l’institution scolaire c’est la valeur donnée au travail qui est l’objet de tous les soins de conservation. Du petit calepin aux multiples pages à colonnes au logiciel ou application de gestion des notes, les enseignants gardent ces indicateurs qui seront ensuite réutilisées jusqu’au niveau national (ex LSUN) en vue de l’orientation de l’élève entre autres.
Mais les choses sont en train d’évoluer. L’exemple de Folios est intéressant pour mettre en évidence comment d’autres traces peuvent être exploitables. A la suite du webclasseur, Folios élargit les possibilités et les domaines de travail de cette pratique qui consiste à offrir un espace de traces de l’activité des élèves qui prenne une forme nouvelle. On est alors dans l’idée, désormais classique, du portfolio mais orienté par les parcours scolaires proposés. Cet exemple est lié au développement du numérique qui permet de stocker de plus grandes quantités d’informations, mais aussi d’associer ce qui est d’une part les traces pour l’élève et les traces pour l’enseignant, pouvant ainsi favoriser un dialogue.
Au diagnostic des apprenants
Autre évolution, les traces au travers du cahier de texte numérique et des ENT, et autres logiciels de vie scolaire. Le passage à un troisième niveau de trace est en train de se développer. D’une part les notes auxquelles s’ajoutent les documents conçus, conservés, partagés et éventuellement des évaluations associées, d’autre part l’enregistrement automatique de l’activité de l’élève. On voit alors apparaître la possibilité pour l’enseignant ou le responsable d’organiser un traitement des informations captées qui sera bien plus riche d’enseignement. Non seulement ce que l’élève veut bien dire, mais aussi, sans qu’il le veuille, la trace de ce qu’il fait.
Enfin parmi les traces collectées, on peut voir apparaître celles de l’utilisation des manuels scolaires, des activités proposées en ligne et des exercices associés (un peu comme le propose le site de la Khan Académie). Ces traces sont collectées dans des contextes précis et ont pour but de fournir des informations non seulement d’évaluation de niveau, mais plutôt de suivi individualisé des parcours et progressions. Ce suivi s’opère sur la base d’une analyse « comportementale » qui articule le comment de l’apprentissage et le quoi des acquisitions. Il semble alors possible de fournir un « diagnostic » sur l’apprenant. En complétant cette analyse des traces automatiques avec un parcours structuré et explicite, l’enseignant peut ainsi obtenir des informations qui vont lui permettre d’intervenir de manière pertinente et d’orienter son action pédagogique et didactique
Et au jugement des algorithmes
Certains, sur la base de cette évolution, prédisent l’arrivée de « robots » de suivi et d’accompagnement de parcours d’apprentissage. Qu’en est-il en réalité ? De nombreux biais sont présents qui montrent qu’une telle hypothèse pourrait cependant provoquer des dégâts importants. En effet si certains acceptent le verdict automatique de l’analyse des traces, qu’adviendrait-il de la possibilité de remettre en question les arbitrages machiniques ? Faisons un rapprochement un peu audacieux : quand une famille se trouve confrontée à l’orientation automatique du jeune par un algorithme basé sur ses traces, ne serait-ce pas identique à ce qui se passe quand une famille est confrontée au professeur principal plongé dans ses fichiers de notes ? Algorithme humain vs algorithme machine, n’y a-t-il pas là quelque chose de bien inquiétant ?
Ce qui pose problème fondamentalement, c’est que, lorsqu’un usager d’un système se trouve face à ce système, il y a une part de boite noir, humaine ou machine, contre laquelle il risque de se heurter. L’arrivée d’une gestion automatique des traces de l’activité soulève plusieurs problèmes qui au-delà des réponses automatiques fournies, interroge sur la responsabilité humaine. Va-t-on voir se développer à nouveau l’argument du « c’est pas moi c’est la machine » ? Ou encore un argument du type : il y a beaucoup d’intelligence dans la machine, je vous invite à lui faire vraiment confiance… Cela laisserait entendre que l’erreur serait humaine mais pas machinique… on pressent ici outre une poussée scientiste et rationaliste, une déshumanisation de la relation humaine ce qui dans le cadre de l’école ne serait pas sans poser quelques questions de sens….
Bruno Devauchelle