La Loi de 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » a favorisé la scolarisation en milieu ordinaire des enfants en situation de handicap. Frederic Grimaud, enseignant en CLIS et chercheur, a observé en quoi l’accueil d’un élève handicapé participe ou non à de vrais changements dans le métier d’enseignant ? De « grosses modifications du contexte entrainent –elles de grosses modifications dans l’activité? » interroge t’il ? Pour répondre à la question, il a effectué une analyse du travail de deux enseignantes.
La première est enseignante en CE1, dans une école difficile. Elle accueille dans sa classe une élève en déficience intellectuelle. Une assistante de vie scolaire est présente à mi temps. La seconde enseigne en CM1 dans une école de banlieue assez cossue. Elle accueille une élève myopathe lourdement appareillée. Une assistante de vie scolaire est présente à plein temps. Pour les observer, Fréderic Grimaud a utilisé la technique du sosie qui consiste à interroger la personne avec comme consigne d’expliquer en détails l’activité de façon à permettre à l’observateur de se substituer à l’observé. Cette technique permet de voir en profondeur ce que fait l’enseignant, de repérer les gestes incorporés. Fréderic Grimaud utilise aussi la technique de la confrontation. Les deux enseignantes sont filmées. Elles regardent individuellement le film les concernant avec la possibilité de l’arrêter dès qu’elles souhaitent commenter. Ensuite elle regarde chacune le film de l’autre.
Dans son travail d’analyse, Frederic Grimaud emprunte l’angle de l’ergonomie de langue française selon laquelle il faut adapter le travail à l’homme. Il s’interroge sur l’incidence de l’organisation du travail sur le développement ou non de pathologie. La notion d’activité correspond à un compromis entre ce qu’on nous demande de faire et ce que ça nous demande pour le réaliser. L’analyse de l’activité permet de faire émerger une culture professionnelle. Pour l’enseignant, le travail c’est aussi l’adaptation au quotidien, une forme de travail réel qui se différencie du travail prescrit par l’institution, l’environnement, les parents, etc. Ce delta existe particulièrement lorsqu’il s’agit de scolarisation d’élèves en situation de handicap. La prescription institutionnelle est très lourde sur les objectifs généraux et quasi-inexistante sur les objectifs opérationnels. Les enseignants doivent donc bricoler pour construire une opérationnalité acceptable par tous.
Les enseignantes observées ont vécu l’intégration des élèves handicapés comme un sur rajout à leurs difficultés.. La situation de handicap en situation ordinaire produit un effet loupe sur l’analyse du travail de l’enseignant. Dans un cas, l’appareillage conséquent de l’enfant, dans l’autre, ses difficultés comportementales, désorganisent l’activité, y compris sur le plan spatial. La classe continue pourtant de fonctionner normalement. L’observation de l’adaptation, des bricolages mis en œuvre par les enseignantes permettent de voir comment elles font, ce qu’elles mettent en œuvre pour faire classe en mobilisant des ressources ordinaires.
Un dialogue rapporté avec l’une des enseignantes montre comment elle utilise le rôle de l’AVS pour réguler sa classe en la plaçant à côté d’un enfant dont le comportement demande une vigilance soutenue. On peut alors s’interroger : l’AVS est au service de qui d’un élève, de la classe ? Si l’on prend la définition du mot inclusion comme « rendre le milieu favorable », alors on peut considérer que l’ AVS est au service du milieu. Dans le cas étudié, elle favorise un climat d’apprentissage apaisé. L’exemple est intéressant car il montre comment l’enseignant réorganise sa classe, en utilisant les moyens mis à sa disposition, pour que celle-ci fonctionne normalement.
L’écart entre travail prescrit et travail réel, les adaptations constantes qu’il impose, place l’enseignant face à des dilemmes, des interrogations. La solitude face à ce questionnement peut être aussi source de souffrance au travail. Mutualiser ses dilemmes permet de vérifier la validité de ses pratiques, de prendre connaissance de celles des autres et de revenir sur une dimension collective. Les difficultés rencontrées dans l’exercice du métier peuvent se transformer en souffrance personnelle. Il s’agit donc d’une question de santé au travail. Les enseignantes observées réalisent des activités qui pourraient être émancipatrices. Mais en l’absence de collectif, avec l’impression de devoir se débrouiller seules, elles ont du mal à évaluer leur propre travail.
Analyser les pratiques permet de garder les traces du métier, de construire une culture de ce métier. Frederic Grimaud plaide pour sa généralisation. Revenir à l’activité, s’intéresser au travail réél et non au travail prescrit permet de se placer dans une conception émancipatrice du travail. Prendre du plaisir à faire et donner un sens collectif au métier, la diminution de la souffrance au travail passe par un voyage entre les deux dimensions pour laisser respirer la créativité individuelle dans une vision collective du métier.
Monique Royer