« La lecture, ça ne sert à rien ! », tel est le titre provocateur d’un ouvrage vivifiant que Bénédicte Shawky-Milcent vient de consacrer à l’enseignement du français au lycée. C’est que bien souvent les œuvres n’y sont abordées que comme supports de travaux scolaires, au point que la majorité des jeunes cessent de lire de la littérature une fois passé le bac de français. Comment alors susciter et fortifier le bonheur de la lecture ? « Ce qui importe, explique Bénédicte Shawky-Milcent, c’est de créer les conditions pour que toutes les œuvres littéraires étudiées à l’école puissent devenir, pour chacun, l’occasion d’une véritable expérience intérieure. » Pour que l’élève se déploie enfin comme « sujet lecteur », l’ouvrage présente des propositions pédagogiques concrètes et stimulantes : appropriations créatives des textes, autobiographies de lecteurs, événements de lecture… Chiche ?
« La lecture, ça ne sert à rien ! » : pourquoi ce titre provocateur ?
C’est un titre que l’on peut lire de deux manières… C’est d’abord un propos souvent tenu par des élèves non lecteurs, en particulier par des élèves de séries technologiques. Mais derrière la provocation, on peut entendre, de la part de ces adolescents, le regret de ne pas aimer lire, de ne pas être initiés à des joies que d’autres partagent. C’est en constatant que l’école n’offrait pas vraiment à tous les élèves la liberté de devenir – ou de ne pas devenir – des lecteurs de littérature que j’ai commencé mes recherches.
Ce titre voudrait aussi rappeler une idée importante, et d’ailleurs souvent développée : si la lecture de littérature peut, certes, avoir une utilité pratique immédiate, ce n’est pas sa vocation première. Car on a parfois l’impression, à l’école, que le texte littéraire devient un support comme un autre pour développer des compétences et… obtenir de bonnes notes !
Une lecture réussie, c’est avant tout une lecture qui apporte un plaisir, émotionnel, intellectuel, esthétique, souvent d’ailleurs au prix d’efforts et de patience. Or le plaisir n’a pas d’utilité pratique immédiate. Mais, c’est justement à partir de lui que la lecture pourra, de manière souterraine, nourrir celui qui la pratique et construire son identité. C’est donc ce plaisir de lire, qui donne envie de renouveler l’expérience de la lecture, qui devrait être au cœur de la transmission de la littérature au lycée, littérature infiniment précieuse et irréductible à une quelconque « utilité ».
Quels reproches vous semble-t-il légitime d’adresser aux modalités habituelles d’appréhension du texte littéraire en classe ?
Comme le souligne le courant de recherche auquel j’appartiens, qui met en avant la notion de « sujet lecteur », comme le déplorent aussi de nombreux professeurs, l’enseignement de la littérature souffre, dans l’ensemble, mais plus particulièrement au lycée, d’une approche trop formaliste du texte littéraire, appréhendé essentiellement par le biais de l’explication de texte, sous son nom actuel de lecture analytique.
Par ailleurs, cet enseignement très rationnel, qui « objective » la littérature, tend à exclure le lecteur ordinaire que nous sommes tous, qui réagit non seulement avec sa raison, mais aussi avec son cœur, son imagination, sa mémoire… L’investissement émotionnel, sensible, imaginaire, axiologique du jeune lecteur singulier est peu sollicité encore, et il a été longtemps banni.
Il conviendrait toutefois de nuancer ce constat. Sur le terrain, de nombreux enseignants et/ou chercheurs renouvellent désormais l’approche des textes, en les mettant par exemple en lien avec d’autres formes artistiques, en imaginant pour l’étude des œuvres de très nombreux prolongements passionnants : réécriture cinématographique d’un ouvrage étudié en classe, adaptations théâtrales, ateliers d’écriture, publications de textes d’élèves, etc. Loin d’être du temps volé aux « choses sérieuses », ces pratiques réinventées concourent, à mon avis, à redonner du sens pour les élèves aux cours de littérature.
Vous expliquez qu’il existe des « gestes appropriatifs » de l’œuvre bien plus variés que l’habituelle démarche d’analyse : lesquels ? par quelles activités de classe peuvent-ils se traduire ?
En effet, toute la vie culturelle est traversée par des échos de lectures singulières : les lecteurs témoignent de relations à la littérature mobiles, riches et inventives. On peut, bien sûr, s’emparer d’une œuvre en l’analysant dans la tradition universitaire et scolaire, mais aussi en prélevant des citations ou des extraits, en la reformulant, en la racontant – et en se racontant -, en la réécrivant. Il existe tout un pan d’activités que l’on peut proposer aux élèves afin de les amener à s’interroger autrement sur les significations d’une œuvre, et sur ses procédés de création. Ouvrir la découverte d’un texte en demandant aux élèves d’éclairer ce texte par la reproduction d’une peinture par exemple, c’est les amener à dialoguer avec les idées de l’auteur, tout en mobilisant leur raison, leur imagination et leurs éventuelles émotions…On pourrait multiplier les exemples.
Vous pratiquez en début de seconde « l’autobiographie de lecteur » : de quoi s’agit-il ? En quoi un tel travail ne constitue-t-il pas une perte de temps ?
Il s’agit, comme son nom l’indique, d’écrire l’histoire de sa vie avec les livres, en mettant en lumière les étapes décisives, les lectures fondatrices, les difficultés rencontrées, et en cernant ses goûts personnels. Si Pierre Dumayet a inauguré ce genre littéraire, il revient à la chercheuse Annie Rouxel d’avoir souligné tout l’intérêt qu’il y aurait à l’exploiter auprès des élèves ou des étudiants : ces lecteurs en formation peuvent en effet, dans un tel écrit, mesurer le chemin parcouru, cerner leur identité de lecteur, prendre leur place dans la communauté constituée par la classe. Une telle démarche est souvent extrêmement valorisante pour les élèves, puisqu’ils se sentent reconnus par leur enseignant, sur un plan qui n’est pas celui du savoir sur les livres, mais du rapport à la lecture.
Pour le professeur, de tels écrits, qui sont à écouter avec délicatesse plus qu’à « corriger », offrent une photographie vraiment très intéressante de la classe en début d’année : on peut, par exemple, identifier les élèves en rupture avec la lecture et avec la culture, ceux pour qui la lecture est associée à un flot de souvenirs heureux mais lointains…On repère les adolescents grands lecteurs habités par de très fortes émotions qu’ils redoutent de perdre, d’autres qui manquent de mots pour évoquer des expériences littéraires réussies…Et on identifie aussi, bien sûr, des lecteurs avides de dépaysement et de nourritures intellectuelles nouvelles, prêts à entraîner toute la classe vers des univers nouveaux… Loin d’être une perte de temps, ce travail permet de trouver très vite des solutions personnalisées pour que tous les élèves entrent dans l’étude des œuvres étudiées collectivement.
Vous proposez d’accueillir en classe, beaucoup plus qu’on ne le fait aujourd’hui, la réception des œuvres par les élèves : cela ne risque-t-il pas de prendre du temps à d’autres activités qui sont elles aussi importantes, comme la transmission de savoirs littéraires ou historiques ?
Je voudrais tout d’abord lever une peur concernant l’accueil de la parole subjective des élèves sur les œuvres littéraires. Donner la parole, ce n’est pas donner toute la parole, ce n’est certainement pas non plus réduire le cours de français à un bavardage hasardeux. Il s’agit de créer les conditions pour qu’à un moment ou un autre, chaque élève de la classe puisse se mettre personnellement à l’écoute du texte littéraire qui lui est donné à découvrir, afin qu’il en retire quelque chose, et que ce texte ait quelque chance de s’inscrire dans sa mémoire. Cela demande en amont une préparation exigeante, adaptée à chaque œuvre, et je dirais à chaque classe. Il y a un temps pour tout : un temps pour découvrir un texte, un temps pour le contextualiser historiquement et culturellement, un temps pour l’interpréter collectivement, à la lumière des interrogations du présent, un temps pour que chacun le fasse sien, et l’enracine dans son paysage intérieur. C’est ce dernier temps qui manque actuellement dans le cours de français, et c’est d’autant plus important que nos élèves d’aujourd’hui se mettent rarement à l’écoute de leur propre lecture quand ils sont de retour chez eux. On observe que les adolescents pour lesquels on ménage, d’une manière ou d’une autre, un tel moment, sont beaucoup plus présents en classe, plus attentifs au savoir qui leur est dispensé, plus curieux des réactions de leurs pairs.
À la lumière d’une expérience menée sur Le père Goriot, vous faites en particulier l’éloge de « l’appropriation créative » : de quoi s’agit-il ? Quels en sont les intérêts ?
Dans cette expérience menée auprès de 4 classes, dans le prolongement de l’étude de ce roman, j’ai observé que l’appropriation la plus aboutie à laquelle se livre le lecteur dans son for intérieur tendait vers une forme de recréation de l’œuvre. C’est certainement ce que pressentait Balzac lorsqu’il écrivait dans La Physiologie du mariage : « lire, c’est créer, peut-être à deux ». C’est aussi ce que montrent de nombreuses réflexions contemporaines sur la lecture. Dès lors, il me semble intéressant de proposer aux élèves de produire, en plus des exercices d’analyse traditionnels, des créations de lecteur qui leur permettent de s’approprier à la fois les savoirs savants engrangés sur l’œuvre étudiée, et les clés interprétatives mises au jour collectivement, mais aussi de retranscrire les retentissements subjectifs de cette œuvre sur eux. Cette piste, qui amène les adolescents à dialoguer personnellement avec la littérature, les aide, sans nul doute, à garder une mémoire vive du travail accompli ensemble.
Vous montrez aussi qu’il est pertinent de chercher à créer des « événements de lecture » : pouvez-vous nous en donner un exemple pour éclairer cette démarche ?
La question de l’événement de lecture a donné lieu à des analyses passionnantes. Je citerai notamment les actes récents d’un colloque sur la question, qui s’est tenu au Québec. Qu’est-ce qu’un événement de lecture ? Pour aller vite, disons qu’il s’agit d’une lecture tellement bouleversante, qu’il y aura toujours, pour celui qui en fait l’expérience, un avant, et un après. « Un jour, j’ai lu un livre et toute ma vie en a été changée » : ainsi commence le roman d’Orhan Pamuk, La Vie nouvelle… J’ai montré comment on peut, à l’école, créer de tels événements par le biais de lectures cursives, en offrant aux élèves des listes d’ouvrages variés, et en inscrivant les adolescents dans une quête subjective. On peut les amener à trouver le bon titre, qui vient au bon moment, et qui deviendra un événement parce qu’il répond de façon détournée à une question que se pose ce lecteur. Parmi les titres qui ont souvent suscité de tels événements chez mes élèves, je peux citer La jeune fille à la Perle de T. Chevalier, Les Cerfs-volants de Kaboul, de K. Hosseini, ou encore L’Attrape-cœurs de Salinger…Mais je pourrais aussi mentionner Manon Lescaut ou encore Tristan et Iseut, et bien d’autres classiques encore…Ces lectures sont décisives : elles créent des émotions inoubliables autour desquelles les souvenirs de lectures plus arides viennent se cristalliser, elles mettent en appétit et encouragent un dialogue avec les autres…
Il est évidemment beaucoup plus difficile de créer un tel événement quand on impose à une classe entière l’étude d’une œuvre : on peut néanmoins faire en sorte que cette étude ne devienne pas un « non événement ». On peut, comme j’ai tenté de le faire avec le récit de Modiano Dora Bruder, modifier les conditions habituelles de la transmission de la littérature, afin qu’une œuvre ait toutes les chances de devenir un événement de lecture à retardement, ou au moins l’occasion d’une relecture…
De manière générale, en quoi les approches pédagogiques que vous préconisez, celles qui accueillent davantage la subjectivité du lecteur, vous semblent-elles susceptibles de fortifier le goût de la lecture chez les élèves, et ce durablement ?
Je l’ai maintes fois constaté : ces démarches attisent le goût de lire, et fortifient indéniablement la curiosité des élèves. Elles dessinent pour tous une place dans la culture. En prenant voix au chapitre, chaque élève peut entendre qu’il est un héritier à part entière d’un patrimoine commun. Ce n’est pas grave s’il n’est pas immédiatement passionné par un classique étudié en classe. Ce qui compte, c’est de créer dans sa mémoire une empreinte profonde, qu’il sente que cette œuvre lui appartient, et qu’il pourra y revenir . Ce qui importe, c’est de créer les conditions pour que toutes les œuvres littéraires étudiées à l’école puissent devenir, pour chacun, l’occasion d’une véritable expérience intérieure.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Bénédicte Shawky-Milcent, La lecture, ça ne sert à rien ! Usages de la littérature au lycée et partout ailleurs. Presses Universitaires de France, septembre 2016
L’ouvrage sur le site de l’éditeur
Thèse de doctorat « L’appropriation des œuvres littéraires en classe de seconde », sous la direction de Jean-François Massol, soutenue le 10 novembre 2004, Université de Grenoble Alpes
Références :
Le sujet lecteur, Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rouxel A. & Langlade G. (dir.), PUR, 2014.
Dumayet P., Autobiographie d’un lecteur, Paris, Pauvert, 2000.
Cambron M., Langlade G., (dir.), L’Evénement de lecture, Nota Bene, Montréal, 2015.