« On est en train de renormer le travail. Je veux donner un chiffre en matière de santé au travail : actuellement, ça coûte une quinzaine de jours du PIB annuel : épidémie de troubles musculo-squelettiques, maladies en tous genres. Et quand ça commence à coûter cher, on s’en occupe. Certes, il n’y a pas de mauvais génie qui tire les manettes, mais une stratégie qui se met en place : réapprendre à « bien se tenir » aux deux sens du terme, dans une aide personnalisée à la bonne posture. C’est l’inflation des règles, des procédures à appliquer à partir de la prescription du travail par le « bureau des méthodes ». Dans les services, ce sont les « scripts comportementaux » où les téléopérateurs sont littéralement « interdits de communiquer », soumis à la « parole sans pensée ». C’est la première mâchoire de la tenaille : ces référentiels de « bonnes pratiques » nous rappellent les débuts du taylorisme, qui congèle le travail et tente de normaliser les pratiques.
La seconde, c’est la montée de l’écoute, qui intéresse le marché de la psychologie : les entreprises développent une fonction sociale de l’écoute, chaque salarié étant invité à appeler, au numéro vert de l’entreprise, la plate-forme d’écoute où les psychologues cliniciens leur répondent en direct. Le message subliminal est clair : l’entreprise est aussi là pour écouter vos maux personnels sur « Ma ligne d’écoute ».
Il s’agit de faire gérer l’insupportable. Les « risques psychosociaux » sont la nouvelle norme administrative, elle-même balisée par une liste de « bonnes pratiques ».
Si on prend ces deux mouvements (restandardisation des pratiques professionnelles et perfusion psychologique sur les organisations du travail malades), c’est le « retraitement des déchets subjectifs du travail » : l’organisation du travail étant définie comme intangible, naturelle, contrainte par le marché, même pour l’entreprise, il est « normal que ça n’aille pas » pour celui qui travaille. Il faut donc aider à supporter l’insupportable, recycler, à partir de l’analyse des bonnes pratiques et des « dix commandements », dans un double marché de l’expertise et de la compassion. C’est une réponse hygiéniste à la crise du travail : un néo-fordisme monté sur coussin compassionnel, qui s’installe au cœur du travail humain, dans les sociétés occidentales.
Le travail empêché
La maltraitance du travail, le travail abîmé, l’empêchement d’arriver à faire un travail de qualité, de soigner le travail, mais aussi de « soigner le boulot », peut emmener vers des coûts important, mais aussi de nouveaux profits pour les entreprises de services.
Au début du Xxe siècle, l’hygiénisme avait déjà tenté d’éradiquer les maladies. Mais la santé, ce n’est pas l’absence de maladie. Gerorges Cangilhem a sa définition de la santé : « c’est quand le sujet se sent capable de porter la responsabilité de ses actes, mais aussi quand il peut appporter des choses à l’existence, qu’il peut créer en entre les choses des liens qui ne leur viendraient pas sans soi». Il ne s’agit donc pas de « survivre » dans son milieu professionnel, mais créer du milieu pour vivre, entre des choses, entre des gens. Ca a à voir avec la création : accéder à un monde subjectif, symbolique et social.
Faire ce qu’on a à faire : de l’importance de la controverse.
« Faire son métier », ça peut s’entendre au premier niveau : faire ce qu’on a à faire.
Mais faire son métier, c’est aussi paraphraser Proust : « défendre le métier, c’est s’y attaquer ». Il n’y a donc pas de défense passive possible, de défense de l’existant. Le métier est toujours potentiellement défunt, confronté à la mouvance du réel qui nous prendre en défaut, nous met à découvert, nous soumet à l’inattendu, soumet la découverte au fait d’être mis à découvert.
Il faut donc, pour faire du métier, faire du désaccord sur le métier. Si le métier a à voir avec le collectif, ce n’est pas suffisant. Refaire du collectif, ce n’est pas faire de l’homogène. Le plus intéressant, dans l’existence professionnelle, c’est ce qu’on ne partage pas, ce qu’on arriver pas encore à faire ou à dire. Ne plus avoir les « mots pour dire », c’est aussi le signe qu’on est au taquet de ce qu’on sait, et ce n’est pas mauvais signe, si ça permet d’engager la pensée.
Le collectif est donc nécessairement la dispute professionnelle : partout où il y a inflation des querelles de personnes, c’est le signe de la déflation des querelles de métier. Partout où on ne peut plus « parler boulot », on risque de s’écarter du métier.
Les quatre instances du métier
Mais sur quoi porte la dispute ? Sur une discordance, entre ce qui peut être personnel, intime, respectable, et ce qui est impersonnel, la tâche, la prescription que doit prévoir l’organisation pour que les personnes soient interchangeables. Quand les gens disent « dites nous ce qu’il faut faire », ils demandent du métier.
Mais le métier est aussi adressé à quelqu’un pour pouvoir prendre sens, tout en étant transpersonnel, c’est à dire pouvoir évoluer si on « s’en occupe », si on peut disposer en soi du collectif. Pour cela, il faut oser affronter le désaccord, le répertoire des possibles que je peux emprunter, pour moi, au-delà de ce que l’autre fait.
Pour que ces quatre instances du métier restent en développement possible, il faut que les professionnels prennent « en charge » leur métier, pas par les organisations, mais par eux-mêmes, en étant accompagnés, pour qu’ils puissent développent leur pouvoir d’agir…
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