Par Nathalie Mons
Que dit la recherche sur la suppression de la carte scolaire ? Nathalie Mons analyse pour le Café les politiques menées dans les autres pays développés et nous aide à y voir plus clair sur les enjeux de cette suppression.
En France, le débat sur la carte scolaire vient de prendre un tournant avec l’annonce officielle de la disparition de la carte scolaire en trois ans. Parmi les arguments avancés pour justifier la mise à mort de la carte, on nous dit qu’elle n’est de toute façon pas respectée, et ce par certaines familles favorisées, ce qui entraînerait des inégalités sociales. Qu’en est-il ?
On ne peut nier que, dans certaines configurations urbaines notamment, certaines familles essaient d’échapper à l’établissement de leur secteur. Mais il y a, il me semble, une sur-médiatisation du phénomène de contournement de la carte scolaire. Prenons le cas du collège par exemple. A Paris, par exemple qui connaît pourtant dans certains arrondissements un contexte critique, selon une étude de la DEPP de 2005, le nombre de demandes de dérogations atteint 16% des nouveaux entrants en 6ème. 60% d’entre elles sont acceptées. De façon générale, en France, les dérogations demeurent minoritaires : seul un collégien sur dix est aujourd’hui hors secteur (DEPP, 2001). Or, les chiffres qui sont mis en avant quand on parle de contournement scolaire sont largement supérieurs. Pourquoi ? Parce qu’ils intègrent, dans la comptabilisation des détournements de la carte scolaire, l’ensemble des effectifs du secteur privé, comme si toutes les familles qui inscrivent leurs enfants dans le privé le faisaient pour contourner la carte scolaire. Or, par exemple, à Paris, 70% des effectifs entrant en 6ème dans le privé proviennent de ce même réseau. Il est donc difficile d’assurer que l’inscription dans le privé de l’ensemble de ces élèves résulte de stratégies parentales de contournement. Cette comptabilisation est abusive et induit l’opinion publique en erreur. Par contre, il serait nécessaire de disposer à la fois de recherches quantifiant mieux le phénomène du hors-secteur et d’un bilan sur les expérimentations d’assouplissement de la carte scolaire conduites au niveau académique. Bref, il nous faut aujourd’hui un état des lieux sérieux conduit à un niveau national.
Les sondages ne montrent-ils pas que les Français sont demandeurs d’une suppression de la carte scolaire ?
Les résultats des différents sondages montrent que leur position sur le sujet n’est pas stabilisée. Par exemple, dans un sondage IFOP pour Valeurs Actuelles, 73% des sondés sont favorables à la suppression de la carte scolaire « afin que les parents puissent inscrire leurs enfants dans l’établissement de leur choix » (septembre 2006, 957 personnes interviewées). Un sondage récent du Parisien va dans le même sens. A l’opposé, dans un sondage HL2 pour 20 minutes, 50% des sondés trouvent que « la carte scolaire est une bonne chose : elle favorise la diversité sociale au sein d’un même établissement » alors qu’ils ne sont que 42% à affirmer qu’elle est « une mauvaise chose : les élèves ne peuvent pas demander l’établissement de leur choix. » (sondage septembre 2006, 1049 personnes). En fonction de la formulation du sondage, les Français oscillent entre le souhait de davantage de liberté et le souci de la mixité sociale. Le sondage HL2 pose une autre question qui permet de relativiser l’importance accordée par les Français à une réforme de la carte scolaire. Quand on leur présente une série de réformes qui sont censées « améliorer la qualité de l’enseignement », ils ne sont que 6% à penser que, pour attendre cet objectif, il faut « mieux gérer la carte scolaire ». Les Français ne semblent pas faire de lien entre l’amélioration de la qualité de l’enseignement et la réforme de la sectorisation. Mes recherches sont dans ce sens.
L’autre argument avancé par le gouvernement c’est que la suppression libèrerait les familles défavorisées du ghetto scolaire dans lequel elles sont enfermées et atténuerait les inégalités sociales. La suppression de la carte scolaire est-elle réellement susceptible de luter contre les inégalités sociales ?
Tout dépend de la façon dont est conduite la réforme de la carte scolaire. La recherche que j’ai menée sur les politiques de libre choix de l’école montre que dans les pays de l’OCDE il existe deux grandes voies de réforme de la sectorisation classique. Dans un premier cas, que j’ai appelé « le libre choix total », les familles choisissent l’école de leurs enfants et les établissements sélectionnent les élèves qu’ils souhaitent recruter. Il n’y a pas de médiateur entre les parents et le chef d’établissement qui – lorsqu’il est à la tête d’un établissement prestigieux – s’avère être le décideur final. C’est le cas par exemple en Belgique, en Angleterre ou en Irlande. La carte scolaire peut également être réformée selon une seconde logique que j’ai qualifiée de « libre choix régulé ». Dans ces pays, si le choix des parents s’impose comme la règle de base de l’organisation, les inscriptions sont cependant régulées en aval par les autorités locales en charge de l’affectation des élèves. Selon les pays, ce sont des administrations déconcentrées ou des collectivités locales. Les logiques individuelles des vœux parentaux s’imbriquent alors dans un cadre plus global qui permet l’expression de considérations d’intérêt général, comme la mixité sociale. On retrouve ce type de dispositif dans certains pays scandinaves, comme la Suède ou le Danemark, ou dans l’Espagne des années 1980.
Et quels sont les effets de ces politiques sur les résultats des élèves ?
Dans le premier cas, le libre choix total conduit à des inégalités sociales renforcées sans que l’efficacité du système en général soit améliorée. Pourquoi ? Idéalement, selon les théoriciens néo-libéraux du libre choix, cette organisation des inscriptions des élèves doit permettre une stimulation des équipes pédagogiques par la mise en concurrence des établissements. De la même manière que, dans une économie de marché, les producteurs performants gagnent des parts de marché, la concurrence entre établissements doit permettre d’attirer davantage d’élèves dans les meilleures écoles, de stimuler les établissements médiocres, et donc au final de tirer tout le système vers le haut.
Mais la transposition directe des théories économistes néoclassiques au domaine de l’éducation ne s’est pas révélée si aisée pour un ensemble de raisons qui ont trait aux comportements à la fois des parents et des établissements. La théorie néo-libérale appliquée à l’éducation repose sur un ensemble de postulats qui posent question. Tout d’abord, comment les parents peuvent-ils déterminer qu’une école offre un enseignement de qualité alors que, dans la plupart des pays, ils ne disposent d’aucune information sur la valeur ajoutée des établissements en termes d’apprentissage ? Autre interrogation : est-ce cette qualité d’enseignement qui détermine leur choix ou la recherche d’un établissement qui présente une composition sociale proche de leur milieu d’origine ? Enfin, l’ensemble des parents vont-ils se mobiliser pour exercer ce choix (car s’il n’y a qu’une partie des consommateurs qui pèse sur le marché, les ajustements sont rendus difficiles) ? Or, la recherche montre en fait que les parents qui choisissent sont principalement issus des milieux sociaux favorisés et que, de plus, ils ne s’orientent pas vers les établissements qui sont pédagogiquement les plus efficaces mais vers ceux qui sont davantage en adéquation avec leur milieu social.
De leur côté, les établissements n’ont, eux aussi, pas toujours les comportements que les économistes attendent d’eux. Plutôt que d’accueillir davantage d’élèves pour faire bénéficier au plus grand nombre d’un enseignement de qualité, les établissements les plus prestigieux trouvent plus confortable de s’assurer un public scolaire performant en sélectionnant les meilleurs élèves. De même, on peut s’interroger sur les capacités de réforme des établissements « de faible qualité » qui dans la plupart des pays ont des moyens et des marges de manœuvre réduites dans des systèmes éducatifs qui restent encore très régulés par les procédures.
Au total, si les familles ne se déterminent pas en fonction uniquement de l’efficacité des écoles, et ce d’autant moins qu’elles ne détiennent pas l’information pertinente, si les établissements scolaires ne disposent ni des moyens de faire évoluer réellement l’offre éducative, ni de la capacité à élargir considérablement leurs effectifs, si de plus les écoles se confortent le plus souvent dans des comportements de sélection plutôt que dans des stratégies de conquête de marchés et, enfin, si le seul signal que leur envoient les « clients » sur l’appréciation de leurs performances est brouillé par leur manque de mobilité (problème de transport) : dans ces conditions, on imagine difficilement comment l’organisation de l’éducation selon la logique de marché pourrait conduire à une amélioration des performances globales des systèmes éducatifs.
Au total, le « libre choix total » – qui est associé à une faible efficacité et des inégalités sociales renforcées – entraîne une série d’effets pervers décrits par la recherche dans les pays qui ont par le passé mis en œuvre ce système.
Quels sont-ils ?
On observe tout d’abord une sur-demande des familles pour les établissements prestigieux, qui vont ainsi pouvoir sélectionner de façon draconienne leurs élèves. Cette pratique est doublement explicable. Elle permet à l’établissement de se construire un public scolaire de choix, c’est-à-dire d’excellent niveau académique, ce qui améliore les conditions de travail des équipes enseignantes. Elle conduit également mécaniquement à une amélioration des performances de l’établissement, ce qui va rejaillir, dans un cercle vertueux, sur la demande des familles. Les établissements ont alors tendance à focaliser leur attention sur les élèves les plus performants dont les résultats permettent de faire progresser l’évaluation globale de l’établissement. A l’opposé, les établissements les moins cotés vont subir une spirale du déclin : perte des bons élèves, démoralisation des équipes enseignantes qui supportent difficilement d’enseigner dans un établissement stigmatisé… Se créent ainsi une hiérarchie des établissements. Ceci explique que des pays comme l’Angleterre qui avait adopté ce système dans les années 1980 soit revenu en arrière en limitant la liberté de sélection des établissements (code de procédure plus transparent des sélections, imposition d’une mixité académique dans le recrutement…).
Quels sont les effets de la seconde version des politiques de libre choix de l’école ?
A l’opposé, le « libre choix régulé » conduit à une réduction des inégalités sociales parce qu’il permet réellement ces effets de déghettoïsation qui sont attendus de la suppression de la carte scolaire. Ce système présente en effet une double caractéristique : a) l’ensemble des parents est impliqué dans le choix de l’établissement – et non les familles les plus favorisées -, b) la décision finale d’affectation de l’élève n’est pas entre les mains de l’établissement mais entre celles d’autorités locales qui tentent alors de faire coïncider vœux parentaux et considérations d’intérêt général. Ce système est socialement plus égalitaire que le système français qui couple carte scolaire et dérogations.
En Angleterre, où la carte a pratiquement disparue, peu d’écoles ont perdu des élèves, même parmi les failing schools, c’est-à-dire les écoles en perdition. Certains travaux montrent que c’est largement du au rôle organisationnel des autorités éducatives locales (les LEA). En France on sait que les collectivités locales ont déjà leur mot à dire sur la carte scolaire. Faut-il donc décentraliser la gestion scolaire et si oui jusqu’où ?
En France, historiquement pour les écoles primaires et depuis 2004 pour les collèges, ce sont respectivement les communes et les conseils généraux qui sont en charge de la sectorisation. Seule la sectorisation des lycées est entre les mains de l’Éducation nationale. La sectorisation est donc aujourd’hui un dossier principalement local. Les conseils généraux ne semblent pas avoir bougé sur le sujet depuis l’octroi de cette nouvelle compétence. Tout déréglementation de la sectorisation effraie les élus locaux et ce d’autant plus qu’ils sont responsables financièrement des transports scolaires.
Le gouvernement promet de surveiller la composition sociale des établissements. On comprend qu’il veut dire qu’il veillera à ce que certains établissements ne deviennent pas des ghettos favorisés. Certains pays ont-il réussi à faire cela ? Cela vous paraît-il crédible ?
Le modèle de libre choix régulé vise entre autres à atteindre une certaine mixité sociale. Mais cet objectif paraît être difficile si les décisions finales de recrutement sont laissées entre les mains des établissements.
On a l’exemple en Angleterre d’une diversification de l’offre scolaire qui a accompagné l’assouplissement de la carte scolaire. Et le thème est apparu aussi ici dans la campagne électorale. N’y a-t-il pas le risque de revenir à des filières scolaires nettement différenciées socialement comme ce qu’on a connu sous la IIIème République ?
En Angleterre, ce sont deux politiques bien différentes, bien que menées de façon concomitante. En fait, c’est plutôt le risque contraire qui se produit. Le libre choix de l’école peut amener quand il est mené dans le cadre d’un quasi-marché scolaire à une hiérarchisation des établissements qui continuent à présenter une offre scolaire relativement homogène, malgré les incitations gouvernementales contraires. La politique de Blair en Angleterre a consisté à développer une politique volontariste d’écoles dites « spécialisées », entre autres à un niveau équivalent à notre collège, pour contrer les effets pervers du libre choix de l’école. C’est la thématique de la « diversité des voies d’excellente » qui peut selon les cas aller soit dans la voie d’une différenciation hiérarchisée des écoles soit dans le sens d’un enrichissement réel de l’offre scolaire. Tout dépend de la philosophie qui préside à ces réformes. Diversifier l’offre scolaire sans la hiérarchiser est une réforme de longue haleine qui demande des moyens.
Nathalie Mons
Entretien : François Jarraud
Nathalie Mons publiera cet automne, aux PUF, un ouvrage intitulé « Les Nouvelles Politiques Educatives ».