« Mieux que dans toutes les moutures précédentes d’instructions officielles, apparaît un début de programmation syntaxique qui gagnerait à terme à remplacer la programmation par compétences toujours difficiles à cerner ». Peut-on trouver du bon dans le nouveau programme de langage de maternelle ? IEN et spécialiste du langage, Philippe Boisseau pense que oui.
Le programme de langage pour la maternelle a été exagérément écourté probablement pour être mis à la portée des parents : 3/4 de page pour l’oral et 1 page pour l’écrit. S’agissant du domaine d’apprentissage le plus important en maternelle, les parents pourront s’étonner qu’il y ait si peu à faire ! De même les progressions pour les enseignants tiennent sur 4 pages : 2 pages pour l’oral et 2 pour l’écrit. Au total 2 pages 3/4 pour le langage oral. Il n’est pas étonnant dans un tel cadre que manquent des précisions essentielles et que subsistent des ambiguïtés graves qu’il faudrait absolument lever.
Le programme est souvent exprimé en termes de compétences à conquérir :
– expliquer en situation de jeu et dans les activités de divers domaines (MS)
– relater un événement inconnu des autres (MS)
– inventer une histoire sur une suite d’images (MS)
– exposer un projet (GS)
qui peuvent correspondre à des performances enfantines de niveaux extrêmement différents. Il faudrait des exemples de prestations enfantines pour que la compétence en question soit mieux cernée par l’enseignant, dans le domaine syntaxique en particulier. On ne peut pas faire de programme pour le langage sans exemples de productions enfantines, mais il faut alors évidemment plus de 2 pages 3/4 pour le couvrir.
Cependant, la présentation en tableau du document pour les enseignants permet de percevoir une progressivité d’ensemble qui est assez éclairante.
Surtout, mieux que dans toutes les moutures précédentes d’instructions officielles, apparaît un début de programmation syntaxique qui gagnerait à terme à remplacer la programmation par compétences toujours difficiles à cerner :
– PS : utiliser le pronom je
produire des phrases correctes même courtes
– MS : utiliser le genre des noms
utiliser les pronoms usuels
utiliser les prépositions les plus fréquentes
produire des phrases de plus en plus longues correctement construites
– GS : utiliser les temps des verbes pour exprimer le passé et le futur
utiliser à bon escient parce que
produire des phrases complexes correctement construites
et cette programmation s’intéresse aux trois domaines qu’on sait essentiels dans la reconstruction de notre syntaxe orale qu’opère progressivement l’enfant : la diversification de ses pronoms, la construction de son système des temps, la complexification de ses phrases.
Cependant, le travail des temps aurait pu être amorcé beaucoup plus tôt et détaillé par section. Ainsi le système de base à 3 temps : présent / passé composé / futur aller (maintenant je fais / avant j’ai fait / après je vais faire) est à la portée des enfants de PS. En MS, ils peuvent apprendre à le basculer dans le passé (je faisais / j’avais fait / jallais faire). En GS, on peut cultiver de même les futurs et les conditionnels. Les complexités à conquérir auraient pu être détaillées aussi : en MS parce que mais aussi que / infinitif (je veux que tu manges / je veux manger), pour infinitif, qui relatif ; en GS pour que, quand / gérondif, si, comme, que et où relatifs (*).
A juste titre, le chapeau d’introduction des progressions invite à s’adapter au « développement personnel » de chaque enfant » et à « éviter tout apprentissage prématuré ». De même, le programme invite l’enseignant à « encourager les tentatives » enfantines, à « reformuler ses essais » « pour lui faire entendre des modèles corrects ». Il compte donc pour faire progresser l’enfant sur la qualité des interactions adulte / enfant, interactions qui sont d’autant plus efficaces qu’elle savent se tenir dans la zone proximale de développement du langage de l’enfant.
De ce point de vue, ce qu’on entend par « modèles corrects » ou par « phrases correctes même très courtes » ou par « phrases complexes correctement construites » gagnerait à être précisé. un enfant de MS, racontant « La petite poule rousse » tente un pour que sans y parvenir :
Elle fermait bien sa porte pour.. pour qui.. pour..
Comme ça, i pouvait pas rentrer, le renard. (1)
Si on lui propose pour l’aider la phrase complexe de l’oral :
Elle fermait bien sa porte pour qu’i(l) (ne) rentre pas, le renard. (2)
il s’en empare, le plus souvent sans même qu’on ait besoin de l’y inciter.
Si, par contre, pour faire plus « correct », on lui propose la phrase écrite correspondante :
Elle fermait bien sa porte pour que le renard ne rentre pas.
il est, à ce moment de son développement langagier, totalement incapable de s’en emparer. L’élément facilitant dans la forme complexe de l’oral, c’est le pronom i(l) qui suit le pour que. Cette règle d’acquisition est valable pour toutes les complexités énumérées ci-dessus et reste prégnante pendant plusieurs années. Avec le modèle (3), ce qui pose problème à l’enfant, ce n’est pas le pour que, c’est le fait qu’on exige en plus qu’il bascule des formes de l’oral (avec leurs sujets pronominaux facilitants) dans celles de l’écrit (avec leurs sujets nominaux). C’est au cycle 3 que les enfants commencent à passer de (2) à (3) et c’est à cet âge qu’il faudrait les y encourager. A noter que la forme (3) ne deviendra vraiment « correcte » qu’avec un imparfait du subjonctif :
Elle fermait bien sa porte pour que le renard ne rentrât pas.
La forme (2), que les conteurs utilisent couramment parce qu’on peut la rendre particulièrement expressive en intensifiant l’intonation sur le renard :
Elle fermait bien sa porte pour qu’il ne rentre pas, le renard.
fait-elle, à l’oral, partie des « modèles corrects » ? Il faut le souhaiter parce que les i(l), les pronoms, sont comme de l’huile dans les rouages de la complexification qui peut seule conduire l’enfant à l’efficacité oratoire.
Ou bien la forme écrite (3) est -elle le seul « modèle correct », et pourquoi pas alors la (4) puisque « l’enseignant doit offrir un langage oral dont toute approximation est bannie » ! Dans ce cas, on choisit d’inculquer à l’oral les formes de l’écrit, en particulier les « déclaratives simples » à sujets nominaux :
La petite poule fermait bien sa porte.
Le renard ne pouvait pas rentrer.
Mais, ce faisant, on ferme l’accès des enfants aux formes complexes. Ils ne peuvent pas les additionner parce que les pronoms facilitants y ont été effacés. Cette pression trop prématurée de l’écrit sur l’oral peut les conduire à s’exprimer en une suite de « déclaratives simples », modèle qui n’a jamais assuré à personne une quelconque efficacité oratoire.
En effet l’efficacité oratoire n’a rien à voir avec la déclarative simple. Bentolila sur « Le blog des grandes gueules » (RMC) se montre efficace en utilisant comme phrases simples :
– 77% de phrases PnGV de l’oral : « Iz ont passé 14 ans dans les murs de notre école. »
– 13% de GN, Pn GV de l’oral : « Ces enfants-là, iz apprennent très mal à lire. »
– 10% seulement de « déclaratives simples » : « La situation de la Finlande est très différente de la nôtre. »
Ses 77+13=90% de phrases de l’oral sont additionnées en phrases très complexes en qui, de infinitif, parce que, que, pour qui, gérondif, si, alors que, du genre :
« Parce que je donne à l’école une mission fondamentale qui est de livrer au cours préparatoire des enfants qui ont une langue orale suffisamment « costaud » pour qu’i puissent entrer dans l’apprentissage de la lecture avec une chance de s’en sortir. »
Bentolila est partisan de l’inculcation massive en maternelle des formes de l’écrit. Si la pédagogie de l’oral veut être efficace, il vaut mieux qu’elle fasse comme Bentolila que comme il dit de faire.
Autre élément positif, le programme comme les progressions préconisent de raconter des histoires dès la PS puis d’en lire, à la différence du rapport Bentolila qui n’envisageait que la lecture de textes « aussi éloignés que possible de l’oral » deux fois par jour, dès la PS ! Ainsi une place importante est faite au récit oral comme au récit écrit. Les enfants sont entraînés à comprendre des récits de plus en plus complexes et à les raconter à leur tour. Découvrir et s’entraîner à restituer des contes, des histoires de l’oral de plus en plus complexes qui passionnent peut participer considérablement à la construction de la syntaxe de l’enfant : diversification des pronoms, construction du système temporel, complexification progressive des phrases.
A côté de la découverte de mots « dans divers domaines d’activité », le programme fait aussi confiance « aux histoires racontées ou lues » pour aider l’enfant à diversifier et enrichir son vocabulaire. C’est mieux que la seule « leçon de mots » de Bentolila. En effet des démarches qui ancrent le vocabulaire dans le vécu des enfants : activité / verbalisation de l’activité / mais aussi albums montés sur les photos des enfants dans l’activités qu’ils s’entraînent à raconter / imagier de l’activité / jeux sur les imagiers (lotos, kims…) et, par ailleurs, d’autres qui entraînent les enfants à raconter des textes de plus en plus complexes de l’oral mettant en oeuvre un vocabulaire de plus en plus étoffé sont absolument indispensables (**).
Le vocabulaire visé : 350 mots en PS, 700 mots de plus en MS, non défini en GS ; s’il est se 1000 mots, on est autour de 2000 mots au total, donc un peu en dessous des 2500 à 3000 mots de Bentolila (***). On aurait pu être un peu plus ambitieux en PS en sortant des thèmes utilitaires proposés : actions quotidiennes, activités de la classe pour s’ouvrir à des thèmes qui passionnent les 3 ans : leurs exploit en salle de grande motricité, les fabrications culinaires, les animaux…
Autre élément positif, les activités de classification de mots (les meubles, les vêtements…) qui permettent à l’enfant d’organiser son vocabulaire (cf Sylvie Cèbe), le rendant ainsi plus aisément mobilisable et mémorisable.
A juste titre, les progressions, préconisent d’utiliser les comptines pour travailler les sons voyelles et quelques consonnes. Bizarrement, pour les voyelles on n’évoque pas celles pour lesquelles il n’existe pas de graphie simple (un signe pour un son), ceci évidemment parce qu’on souhaite faciliter une entrée synthétique dans la lecture. Ainsi ou, les nasales in / on / an et eu passent à la trappe ! Par contre, on a osé le faire pour une consonne : ch. L’ordre le plus fréquent d’émergence des sons chez les enfants n’est pas mis en lumière. Ainsi pour les voyelles, il manque même un angle du triangle de base a / i /ou à partir duquel la plupart des enfants différencient progressivement toutes les autres voyelles. On aurait pu amorcer le travail des voyelles dès la PS en programmant les comptines en décalque de l’émergence la plus fréquente chez les enfants. Des jeux sur les paires distinctives rapprochant certaines images des imagiers de vocabulaire : seau / chaud, cassé / caché, sang / champ, mousse / mouche… pourraient être proposés pour accélérer l’émergence des sons consonnes. La programmation MS / GS des consonnes laisse à désirer. Ainsi ch est ordonné dès la MS alors que c’est pour beaucoup une acquisition tardive. On l’a même mis dans la liste destnée à motiver une orientation vers une consultation médicale ! (****)
Dans la partie « Découvrir l’écrit », le programme évoque la dictée à l’adulte. En fin de maternelle, l’enfant doit savoir « transformer un énoncé oral « spontané « en un texte que l’adulte écrira sous la dictée ». Concernant la discussion ci-dessus à propos des « modèles corrects », on est donc tranquillisé. Il existe bien une syntaxe orale différente de la syntaxe écrite et c’est donc cette syntaxe orale qu’on doit apprendre à l’enfant quand on travaille à l’oral. Cependant « spontané » peut inquiéter. Dans l’esprit des auteurs du programme, les « modèles corrects » qu’à l’oral l’adulte doit proposer en écho des tentatives spontanées de l’enfant sont peut-être les mêmes que ceux que l’enfant doit être capable de dicter à l’adulte en fin de maternelle !
Les deux nouveautés les plus importantes sont dans la présentation des nouveaux programmes :
La durée hebdomadaire d’instruction obligatoire passe de 26h à 24h. Sont ainsi libérées 2h, dont 60 h annuelles doivent être consacrées à l’aide aux enfants en difficulté, au travail en petits groupes. Les séances de soutien en langage, par exemple d’une durée de 3/4 d’heure, qui vont ainsi devenir possibles dans de bonnes conditions peuvent en effet être décisives pour les enfants en difficulté. Si on veut tirer tout le bénéfice de cette mesure, il importe que ces groupes de soutien puissent fonctionner en matinée, le mercredi ou le samedi, à des heures où la disponibilité mentale de ces enfants est la meilleure. En fin de journée, après 16h30 leur impact serait quasiment nul !
Par ailleurs, le préambule des programmes dit que « les élèves en difficulté doivent pouvoir bénéficier d’une aide dès que les premières difficultés apparaissent et avant qu’elles ne soient durablement installées ». C’est donc en maternelle, notamment pour aider à la construction du langage, que les enseignants de maternelle doivent mobiliser cette possibilité d’aide, et non pas au CP ou au CE1 comme le texte en laisse la possibilité.
La libération des 2 heures permet aussi de passer à 18h d’animation pédagogique et de formation. Il faut en profiter pour améliorer considérablement la formation continuée des enseignants de maternelle en langage, ce qui exige notamment de faire appel à des formateurs adaptés à cette responsabilité, certainement pas des professeurs formés en littérature pour enseigner dans les lycées et collèges mais qui ne connaissent rien ou pas grand chose ni des domaines théoriques qui peuvent conditionner la pédagogie du français en maternelle : linguistique, psycholinguistique.., ni d’une quelconque pratique pédagogique de la maternelle.
D’une façon plus générale, il faudrait redynamiser la formation continuée en mettant en place, pour les enseignants de terrain, des licences, des maîtrises… de pédagogie de la langue et des mathématiques, fonctionnant en unités capitalisables lors de stages qui seront ainsi suivis avec une attention accrue, mais aussi, pour ceux qui le souhaitent, ouvertes en soirée ou le mercredi, et exigibles pour progresser dans les carrières proposées au sein des écoles, en encourageant des trajectoires du genre : 1 – instituteur, 2 – maître de soutien, 3 – maître-formateur 4 – directeur, 5 – conseiller pédagogique, 6 – formateur d’IUFM, 7 – inspecteur… qui assurent le maximum de compétences à tous les professionnels de l’école.
Philippe Boisseau
Liens : Articles de P. Boisseau
Sur le Café, à propos du rapport Bentolila
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/BoisseauBentolilat.aspx
Sur le Café, à propos des « leçons de mots »
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/20032007Dossiers-leconsdemots-boisseau.aspx
(*) Voir la progression syntaxique de « Enseigner la langue orale en maternelle » (Boisseau, Editions Retz) p.202 à 204 ou, pour plus de détails, la totalité du 1er chapitre de la 3ème partie de ce livre.
(**) Voir les oralbums (Retz).
(***) C’est aussi le vocabulaire travaillé dans « Enseigner la langue orale en maternelle » : 750 mots à 3ans, 1750 mots à 4 ans, 2750 mots à 5 ans.
(****) Pour plus de détails, voir le chapitre 3 de la 3ème partie de « Enseigner la langue orale en maternelle ».