FJ- Votre ouvrage montre très concrètement comment se construit la citoyenneté et l’identité sociale de l’enfant à l’école primaire en France et en Angleterre. Vous reprochez à l’école française d’être indifférente aux différences. Pouvez vous expliquer pourquoi ? Et finalement n’est-ce pas dangereux de voir la personne avant l’élève ?
L’école française fonctionne traditionnellement sur un modèle d’indifférence aux différences, au sens ou elle doit idéalement permettre de neutraliser les différences jugées illégitimes, essentiellement celles liées à la naissance (classe sociale, origine étrangère, etc.). Mes observations dans des classes d’école primaire ont suggéré que ce modèle, loin d’être pure rhétorique, influençait largement les pratiques des enseignants. Ainsi, surtout dans les premières années de scolarité, les enseignants évitent de réduire leurs attentes à l’égard des enfants dont le français n’est pas la langue maternelle par exemple. Certains expliquent à des enfants en difficulté qu’ils doivent fournir plus d’efforts que leurs camarades pour ne pas rester à la traîne. En cela, on peut bien dire que l’école évite de répercuter les différences à l’entrée sur ce qui se passe dans la classe.
Pour autant, il serait très réducteur de supposer que les enseignants sont indifférents aux différences. Bien au contraire, diverses initiatives de sensibilisation à la diversité des cultures ou des langues ont été observées, et certains moments de la journée – par exemple l’accueil ou la récréation – permettent une prise de parole personnelle et intime où peuvent être évoquées les langues maternelles, les cultures familiales, les festivals religieux, etc.
La spécificité française en la matière par rapport à l’Angleterre consiste à placer ces moments plus intimes en périphérie des apprentissages. Autrement dit, face aux savoirs, l’enseignant s’adresse au nom de l’égalité des chances à un élève générique, abstrait, universel, tout en ménageant des moments pour l’échange avec les enfants dans toute leur individualité.
FJ- Dans cette question il y a aussi le respect de l’enfant. Quel système éducatif le respecte le plus ?
L’école opère un travail de sélection des caractéristiques de l’enfant qu’elle va reconnaître et prendre en compte, et des caractéristiques qui vont être renvoyées à la sphère intime et privée. Dans la mesure où ce découpage de la sphère d’intervention de l’école n’opère pas de la même façon de part et d’autre de la Manche, on ne parle pas du même « enfant ». Côté anglais, l’impératif est la prise en compte de l’individu « sous toutes ses facettes » (whole child). C’est ainsi que les apprentissages s’ancrent fortement dans le vécu de chaque enfant, que l’enseignement est très fortement différencié, ou encore que le bilinguisme est valorisé et intégré dans les apprentissages pour les enfants issus de familles non anglophones.
Mais prendre en compte certains aspects de l’enfant revient-il nécessairement à un plus grand respect ? L’exemple du rapport au corps est éclairant en la matière. Celui de l’écolier anglais est plus fortement mobilisé qu’en France, tant comme moyen de favoriser les apprentissages (méthodes d’apprentissage de l’alphabet en associant une lettre à un geste) que comme objet éducatif en tant que tel (se tenir droit, assis en tailleur et les bras croisés pendant les assemblées matinales). Les besoins du corps du jeune enfant sont plus fortement intégrés dans le fonctionnement des petites classes : les écoliers anglais de 4-6 ans passent bien moins de temps que leurs camarades français assis à un bureau, et l’impression générale des petites classes anglaises est celle de liberté, de mouvement, de « respect de l’enfant ». Toutefois, la contrepartie de cette liberté est l’investissement symbolique et moral d’un corps auquel auquel s’imposent à d’autres moments une posture particulière dont la rectitude est construite comme témoin de rectitude morale.
Le relatif désintérêt de l’école française pour le corps – tant qu’il n’entrave pas les apprentissages et que sa liberté ne limite pas celle des autres – correspond au manque de légitimité de l’appropriation du corps par l’institution scolaire, ce qui contribue à laisser le corps essentiellement dans la sphère privée dont l’enfant est maître.
FJ- D’une façon générale, que devrait-on retenir du modèle anglais ?
Le modèle anglais, dominé pendant les années 1970 et 1980 par l’idée de l’enfant au centre et de l’école qui s’adapte à l’enfant plutôt que l’inverse, a été bouleversé depuis les années 1990 par l’introduction d’une logique de rationalité économique fondée sur les forces de marché (évaluations nationales et palmarès des écoles largement médiatisés, abolition de la carte scolaire, création de programmes nationaux). Pour autant, les pratiques enseignantes au primaire, comparées à celles qu’on observe en France, conservent un grand souci d’épanouissement de l’enfant, de protection de la confiance en soi, d’évitement du sentiment d’échec. Les différences de rythmes d’apprentissages sont à la base de toute pédagogie, largement différenciée par groupes de niveau. La classe est conçue comme un groupe d’âge, sans mécanismes tels que le redoublement pour éviter une forte hétérogénéité.
Or ce qui me paraît essentiel à retenir, c’est la cohérence de chaque système éducatif. Les pratiques pédagogiques ne sont pas dissociables des conceptions de l’élève, de l’école, de ce qui est nécessaire juste. Ainsi la plus grande attention à l’enfant va de pair avec des mécanismes de différenciation qui conduisent dans les faits à cristalliser, voire accroître, les écarts de départ. L’idéal d’égalité des chances, sans être incompatible avec le respect de l’enfant, entre tout de même en tension avec lui. Les systèmes scolaires anglais et français ont opéré des hiérarchisations distinctes dans les valeurs, et les pratiques sont en cohérence avec ces valeurs centrales.
FJ- Actuellement on voit revenir la note de conduite à travers la note de vie scolaire) au collège, des évaluation comportementales spontanées (à travers par exemple des « permis à points ») à l’école. On assiste également à une reconnaissance du fait religieux. N’assiste-on pas au retour de l’éducation morale dans le système éducatif français ?
Les débats sur la violence ou les incivilités ont largement contribué au prétendu « retour » de la morale. L’éducation morale est parfois perçue comme une composante problématique de l’enseignement français. Elle en formait une composante essentielle à l’époque de Jules Ferry, sous le nom d’éducation morale et civique, mais elle a reculé, au nom d’une conception de la laïcité qui concevait la morale comme étant d’ordre privé et relevant de la responsabilité première des familles.
Pour autant, certaines valeurs fondamentales telles que le respect d’autrui ou le juste n’ont jamais disparu, simplement elles apparaissaient dans les objectifs de l’éducation civique et non morale. La ligne de partage entre les deux est très ténue, mais en comparaison avec l’objectif anglais « d’éducation spirituelle, morale, sociale et culturelle », il est plutôt question en France d’une morale interpersonnelle, qui contribue au vivre ensemble.
FJ- Vous dressez un constat sévère de l’école française en disant que « Marianne est un fantôme ». Les enseignants français auraient désinvesti le modèle républicain. Qu’est ce qui justifie cette affirmation ? Depuis les hussards de la République, il s’est passé bien des choses (1914, Vichy etc.) qui peuvent faire remettre en question le modèle de l’école de J Ferry. Peut-on et doit-on souhaiter le retour d’une école des hussards de la République ?
D’après les observations menées, les pratiques républicaines demeuraient très présentes à l’école primaire. Ainsi, pour ce qui est des « responsabilités » ou « métiers » dans la classe, les enseignants français insistaient sur la participation de tous, par exemple selon un roulement, ce qui correspond étroitement à un modèle civique ou les droits et devoirs sont définis en fonction du statut de citoyen.
Par contraste, l’accès à certaines responsabilités en Angleterre se mérite et intervient comme récompense suivant des critères souvent moraux (la posture étant traitée chez les plus jeunes comme signe de rectitude morale et d’adhésion aux valeurs de l’école). L’image du fantôme n’a pas pour objet de déprécier ce mode de fonctionnement républicain, mais plutôt de souligner le décalage entre les faits et les pratiques. Chez les enseignants observés – qui ne constituent pas un échantillon représentatif car il s’agit ici d’un travail qualitatif – les pratiques républicaines ne se légitimaient pas par un renvoi aux valeurs, mais souvent par des arguments plus pratiques, voire la tradition.
Or l’école peut-elle aujourd’hui continuer à donner aux élèves l’impression d’être indifférente à leurs différences, sans se justifier ? Si les élèves ressentent ce mode de fonctionnement comme une négation de leur individualité, est-ce par refus du principe de séparation des sphères publique et privée, ou parce que ce principe n’est pas ressenti, compris et expliqué ? Peut-on interdire le port du foulard sans faire prendre conscience du modèle d’égalité qui conduit à l’interdit ? Il ne s’agit pas par là de défendre ce modèle contre des formes « multiculturelles » de reconnaissance de la différence, mais de constater un décalage entre des pratiques nées d’idéaux qui perdurent parfois sans être réinvesties par les acteurs.
FJ- Si on décline l’école républicaine au présent quelle est votre position sur la carte scolaire par exemple ? Où doit s’arrêter la liberté des parents ?
La position de principes n’est peut-être pas la plus pertinente ici. Si les objectifs républicains d’égalité des chances gardent toute leur force, il n’est plus possible de demander à l’école seule d’en assurer la réalisation.
La carte scolaire n’est qu’un élément dans les mécanismes actuels d’évitement, largement compliqués par des phénomènes internes aux établissements (classes de niveau scolaire ou social qui taisent leur nom), le recours possible au secteur privé, sans compter les stratégies résidentielles des familles, car on oublie souvent que les écoles les plus socialement homogènes ne sont pas celles des « quartiers », mais de zones résidentielles très huppées qui se rapprochent des communautés fermées américaines. La seule entrée de la carte scolaire est réductrice si elle en s’inscrit pas dans une politique urbaine et sociale plus large.
Maroussia.Raveaud
Entretien : François Jarraud
Le dernier ouvrage de Maroussia Raveaud :
M. Raveaud, De l’enfant au citoyen, Paris, PUF, 2006, 209 pages.
A voir également :
Sur le site du Snuipp
http://www.snuipp.fr/spip.php?article3999
Sur France Culture
http://web1.radio-france.fr/chaines/france-culture/mediatheque/?theme=67&id=360124654