Voici tout d’abord une brève synthèse des quatre réponses que j’ai obtenues des chercheurs suite à mon courrier de juin ; aucun des quatre ne fait référence au « Journal d’une grande section en ZEP », auquel j’invitais bien sûr chaque destinataire à se reporter.
- Si l’une de ces réponses, très elliptique, ne retient de mon courrier que la bonne intention de « donner de la culture aux enfants », une autre, plus chaleureuse, souligne le fait que l’approche que je décris rejoint les travaux de certains chercheurs (notamment au Canada) qui montrent l’importance de la production d’écrit dans l’apprentissage de la lecture.
- Concédant que mon approche par l’écriture n’est pas contredite par des données déjà recueillies, une troisième souligne néanmoins que, pour « guider l’action publique », on doit « se limiter aux résultats clairement validés dans la littérature scientifique internationale » (comprenons : seul est scientifiquement démontré le fait qu’il faut commencer par l’enseignement systématique des correspondances phonèmes-graphèmes).
- Les propos suivants, extraits de la quatrième réponse, ne sont pas sans me poser problème : « On pourrait penser à vous lire que ces enfants n’ont pas bénéficié d’un enseignement systématique du déchiffrage. Je pense qu’il n’en est rien […] ». Je m’étonne que des chercheurs qui ont inspiré la modification des programmes d’enseignement de la lecture au CP puissent ignorer qu’en GS d’école maternelle, les programmes ont toujours exclu formellement tout enseignement systématique des procédures de décodage. La redoutable confusion entre enseignement et apprentissage s’étale une fois de plus au grand jour : ce « chercheur » ne semble pas envisager une seconde que des enfants puissent explorer l’écrit et construire des savoirs en amont de tout enseignement systématique et décontextualisé, tel qu’il est maintenant imposé au CP (idéologie à laquelle la question de la grammaire donne une brûlante actualité).
C’est pourquoi il m’a semblé important de saisir la nouvelle opportunité qui m’était offerte d’accompagner, cette fois-ci, un groupe d’enfants du début de la moyenne section jusqu’à la fin de la grande section, en juin 2008. Les interrogations de nombreux lecteurs devant les productions écrites reproduites dans le « Journal d’une grande section en ZEP », comme devant les compétences évaluées au mois de juin dernier, devraient ainsi trouver quelques éléments de réponse… Cette « chronique » sera trimestrielle, ce qui me permettra de mieux faire apparaître les continuités pédagogiques et les progrès et/ou les difficultés de chacun des enfants (surtout en ce début de MS où les progrès s’avèrent très lents pour quelques-uns d’entre eux).
La classe regroupe, comme l’an dernier, une vingtaine d’enfants de moyenne et grande sections. Je m’intéresserai donc aux seuls moyens, que je présente brièvement : initiale(s) des prénoms, sexe, mois de naissance (tous sont nés en 2002), origine géographique :
A. |
F |
mai |
Sri Lanka / Fr |
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L. |
F |
janvier |
Fr |
Ad. |
G |
août |
Fr |
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M. |
G |
mai |
Fr |
Ah. |
G |
juin |
Turquie (arrivée : sept. 06) |
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N. |
G |
mars |
Turquie |
B. |
F |
juillet |
Fr |
|
Ni. |
F |
novembre |
Laos |
D. |
F |
juin |
Turquie |
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S. |
F |
février |
Fr |
K. |
F |
mai |
Fr |
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Les premières semaines de la moyenne section
Selon mon point de vue et celui de l’enseignante, l’intérêt majeur de cette chronique sera de montrer ce que peuvent construire sur deux années des enfants qui, à la différence des précédents, arrivent en moyenne section manifestement « démunis » :
– ils n’ont pas l’habitude d’écouter des histoires, se dispersent très vite ; corrélativement, ils n’ont aucune culture des albums ;
– ils n’ont pas conscience de la diversité des livres et des fonctions qu’ils remplissent – n’ont par exemple aucune idée de ce qu’est un documentaire, de ce qu’on peut y trouver, de l’organisation interne à laquelle il peut obéir ;
– ils ne donnent aucun sens aux situations proposées, ne se posent pas de question sur l’activité attendue à partir de tel support, oublient rapidement le but d’une recherche – par exemple, dans les premières situations d’écriture de septembre, quand ils ont repéré le nom d’une couleur, ils ne savent déjà plus à quelle fin ils l’ont recherché ;
– ils n’ont aucune pratique de l’écriture en capitales, ils n’ont pas été entraînés à écrire leur prénom.
Ecouter, lire, graphier, copier
Pour l’enseignante, l’une des priorités est que chaque enfant, dès les jours qui suivent la rentrée, commence à s’approprier les gestes graphiques de l’écriture en majuscules « bâton » : pour cela, chacun apprend les gestes graphiques de l’écriture de son prénom. Par ailleurs, dès le mois de septembre, les enfants choisissent chaque semaine un album qu’ils emportent à la maison : ils doivent en écrire le titre – qui est, sur une feuille libre, « rétabli » en lettres capitales en début d’année quand il ne figure pas sous cette forme sur la couverture. Les progrès de l’écriture sont d’ailleurs assez rapides pour plusieurs des enfants, ce qui montre qu’ils auraient pu être placés dans ces situations d’apprentissage dès la petite section (je rappelle que dans certains contextes familiaux, les enfants n’attendent pas d’avoir 4 ans pour construire ces compétences élémentaires).
Il faut également apprendre à écouter des histoires, avec pour objectif d’augmenter aussi rapidement que possible le temps de concentration. Voici les lectures d’albums de la première semaine (il faut y ajouter notamment des comptines) – lecture d’albums répétitifs, les plus favorables pour concentrer et prolonger l’attention des moyens, lecture d’autres ouvrages qui vont appuyer les activités d’écriture des grands dans cette première période : Pipiou dans son oeuf, Une amoureuse, c’est bien et la série « Les zigotos » de Benoît Charlat ; Même pas peur et La semaine d’Uki, de Claudia Bielinsky ; Paulette petite coquette de 100drine ; Bébécédaire de Bénédicte Guettier ; Hop! et Dans la maison du petit ver de Jean Maubille ; Mon doudou de Dominique Peysson ; Tous les loups de Bisinski et Sanders ; Papa dort et Papa se rase d’Alain Le Saux ; Papa trop de Michel Gay ; Papa ! de Philippe Corentin et une dizaine d’albums d’Edouard Manceau, Toc la poule, Tic-Tic la girafe, Poum la baleine, etc. (E. Manceau étant intervenu dans l’école au printemps dernier, beaucoup de ses albums ont été « fréquentés » par les enfants de PS à cette occasion).
Différentes situations de lecture sont proposées sur un rythme soutenu, la plupart d’inspiration tout à fait classique mais rarement mises en oeuvre dès les premiers jours de la moyenne section. En voici quelques exemples :
– repérer « PAPA » dans les textes répétitifs des deux albums d’Alain Le Saux ;
– dans le texte dactylographié de Dans la maison du petit ver, surligner la couleur qui se répète ;
– surligner d’une couleur différente les prénoms de quelques enfants de la classe (chaque prénom est répété plusieurs fois, de façon aléatoire, sur la feuille A4) ;
– associer des noms d’animaux aux vignettes « images + mots » distribuées séparément ;
– en s’aidant des titres des livres d’Edouard Manceau, compléter la liste des noms des animaux – ex : POUM …….. [LA BALEINE].
Lire-écrire… Ecrire-lire
Par « activités d’écriture », j’entendrai constamment des activités qui ne consistent pas en « copie », même problématique et « active » au plan cognitif (par exemple, retrouver et replacer les « bons mots » aux « bons endroits », comme dans l’exemple précédent), mais qui impliquent des prises d’initiative de chacun, un projet personnel : en activité d’écriture, il y a donc autant de productions qu’il y a d’enfants. Durant ces deux mois, les productions sont toutes réalisées en majuscules « bâton », seule forme graphique à laquelle les enfants peuvent accéder pour l’instant (et pour quelques-uns, ce n’est pas sans difficulté). Voici quelques exemples des situations proposées.
- A partir de la question répétée Que regardent les vaches dans le pré ? (titre d’un album de Sylvain Victor) et des réponses proposées, compléter chaque énoncé par l’un des prénoms des enfants de la classe – exemples : « …….. regarde les nuages passer / …….. regarde les motos passer ».
- Après avoir choisi un animal dans un imagier, recopier son nom et ajouter une couleur, puis recommencer avec une nouvelle couleur – les enfants produisent donc des écrits de dimensions variables.
- A partir de l’album numérique Il n’y a plus de dodos, ajouter une couleur à la suite du nom de chaque animal : 1 TIGRE ……..
- Compléter par des prénoms la structure …….. AIME LE [+ couleur] ; Ecrire pour chaque animal de la série des albums d’Edouard Manceau, et après feuilletage de l’album correspondant, une ou deux couleurs, sur la structure suivante :
- pour les moins avancés, POUM AIME LE …….. : N. réussit assez bien [DOC 1], mais M. en est encore bien loin [DOC 2] ;
- ou, plus difficile, POUM AIME LE …….. ET LE …….. , ce qui ne pose pas de problème à D. [DOC 3].
DOC 1 | DOC 2 | |
DOC 3 |
- Le choix d’inscrire beaucoup d’activités dans des contextes peu nombreux et bien circonscrits (les couleurs, les animaux) vise à aider chacun à se familiariser avec les premiers éléments d’une méthodologie et à se l’approprier progressivement – notamment dans le va-et-vient entre lecture et écriture : que chercher ? où chercher ? pour quoi faire ? etc.
- Dans le même esprit, un cahier de références est mis en place dès le mois d’octobre : les enfants vont apprendre à y retrouver les outils dont ils ont besoin : ce sont dans un premier temps les noms de couleur, la bande numérique, l’alphabet, puis des textes de comptines et de chansons.
Les mois de novembre et décembre
Dès la rentrée de novembre est lancé un projet de production d’albums à compter, qui prend des formes plus ou moins complexes selon qu’il concerne les moyens ou les grands. Les albums, qui seront réalisés par petits groupes, seront tous construits sur une structure répétitive : pour les moyens, ce sera « comptine numérique + nom d’un unique animal + couleur » (pour les grands, « comptine numérique + nom d’un animal chaque fois différent + localisation géographique »). L’implication des enfants de grande section dans ce projet « contamine » rapidement les moyens qui attribuent dès ce moment, et de façon visible, du sens aux situations qui leur sont proposées : par exemple, plusieurs se souviennent d’un jour sur l’autre de l’animal qu’ils ont choisi – cette mémoire leur était, je le rappelle, parfaitement étrangère jusqu’en octobre. (Je signale, sans développer ce point, que les productions des grands dépassent pour certaines d’entre elles, dès le mois de novembre, le nombre 10 : […] « 10 harpies féroces en Argentine / 11 tamarins au Pérou / 12 pumas au Brésil » – pour cette production, l’enfant s’est appuyé exclusivement sur une faune d’Amérique du Sud.)
Ecouter, lire, graphier, copier
L’habitude de l’écoute progresse : prenant le relais des grands, certains moyens (D. notamment) commencent à repérer les rimes lors de lectures de comptines. Ils participent aux recherches de rimes orales sur le modèle de « dans mon corbillon » (les grands prolongent ces recherches par des essais d’écriture au tableau).
Les situations de lecture gagnent en complexité (de façon très progressive), en ménageant toujours la possibilité de plusieurs « niveaux de réussite » :
– découper et regrouper en 2 séries les extraits mélangés de C’est méchant ! et C’est dangereux ! , deux albums de Pittau et Gervais (ex. : « Faire pipi sur les fleurs… c’est méchant ! » / « Grimper sur les étagères… c’est dangereux ! ») ;
– retrouver les noms de couleur dans des titres de contes ou d’albums reproduits en capitales (sur A4) : Chien bleu, Tout vert, tout rouge, etc. ;
– associer des titres d’albums aux reproductions de couvertures (les typographies proposées sont différentes) ;
– compléter une information tronquée – la salamandre de …….. – en retrouvant dans un « texte long » l’énoncé original (la série « [animal] de + [prénom] » est la compilation de productions écrites individuelles précédentes).
A la différence de l’écriture en majuscules « bâton », l’écriture cursive implique la maîtrise de tracés complexes et une réelle fluidité gestuelle : c’est pourquoi dès cette période les enfants pratiquent, dans le cadre de l’éducation esthétique, des activités plus spécifiquement graphiques – calligraphies abstraites aux mouvements complexes, inspirées de reproductions affichées dans la classe, et réalisées avec des « traceurs » variés.
Lire-écrire… Ecrire-lire
L’écriture de l’album est quotidiennement reprise pendant plusieurs jours pour que chacun puisse parvenir à la comptine numérique la plus ample possible – par exemple : 1 éléphant bleu / 2 éléphants roses /… ». Ces productions impliquent des recherches dans des documentaires afin que chaque enfant puisse déterminer l’animal de son choix. Pour les enfants à qui l’écriture oppose le plus de résistance, l’enseignante reproduit sur feuille libre les noms choisis en capitales : c’est le cas pour N. [DOC 4]. Certains cependant commencent à écrire en cursive : ils ont dès ce moment à leur disposition des alphabets présentant en parallèle les différents « systèmes graphiques » d’usage quotidien (majuscules et minuscules d’imprimerie, majuscules et minuscules cursives). S. commence à s’en servir de façon efficace [DOC 5].
DOC 4 | DOC 5 |
Le 14 décembre, une situation enregistrée en video permet d’observer plus précisément les stratégies d’écriture de chacun de ces enfants en cette fin de premier trimestre. L’activité proposée est inspirée de l’album Même pas peur, lu dès la première semaine (voir plus haut) et souvent repris avec plaisir. Le document remis à chaque enfant est :
- soit proposé en capitales, c’est le cas pour Ah., dont l’écrit s’améliore au fil des lignes [DOC 6], ou pour M., qui a sensiblement progressé depuis octobre [DOC 7].
- soit proposé en écriture cursive, comme c’est le cas pour D. ou, dans l’exemple reproduit, pour S. [DOC 8] :
DOC 6 | |
DOC 7 | |
DOC 8 |
Des albums et des documentaires ont été réunis dans un bac à proximité des moyens ; ceux-ci vont choisir et rapporter à leurs tables, entre autres :
– les albums Victor et la sorcière d’Olga Lecaye, Une histoire à faire peur de M.G. Jullien et F. Muller, Bouh la petite bête d’Antonin Louchard, Squelette hoquette de M. Cuyler et S. D. Schindler ;
– les documentaires Insectes araignées serpents (Ed. Seine), Animaux qui piquent (Hachette jeunesse), Dans la nuit (Mango), Les quatre saisons du renard roux de H. Imazu et T. Kanzawa, etc.
- » A l’exception d’A. qui a encore beaucoup de mal à rester « dans l’activité » pendant plus de quelques minutes, tous les moyens donnent la preuve que la pratique de l’écriture d' »invention » fait maintenant sens pour eux, qu’elle est génératrice d’engagement et, pour certains, d’un plaisir immédiatement lisible dans leurs attitudes.
- » La majorité d’entre eux, qui éprouvent encore des difficultés à tracer les caractères « bâton », font un effort manifeste pour y parvenir, même si certains résultats sont encore problématiques (caractères à l’envers, tracés approximatifs).
- » Certaines interactions révèlent la qualité des représentations de l’écrit dès maintenant construites par les plus avancés. S. cherche à écrire « sorcière », personnage qui illustre la couverture d’Une histoire à faire peur. D., sa voisine, dit après avoir repéré l’image : « Oui, ça fait peur ! » ; puis, regardant le titre (l’album est bien connu des enfants), elle ajoute : « C’est pas la sorcière… » et, en suivant du doigt les mots du titre à l’adresse de S. : « Une histoire à peur ! Une histoire à peur ! »
Bref bilan de ce premier trimestre
Des comportements en évolution, des compétences encore fragiles
- La capacité individuelle des enfants à se concentrer pour écouter les lectures magistrales progresse régulièrement à partir du mois d’octobre.
- Le matin, à l’image de l’enseignante qui lit des albums, des documentaires, des comptines…, des enfants plus nombreux osent lire devant le groupe l’album qu’ils ont choisi.
- Les énoncés répétitifs dans les textes écrits sont maintenant repérés et surlignés assez rapidement et avec peu d’erreurs.
- B., D., L., N., S. commencent à rechercher avec méthode les livres dont ils ont besoin, à consulter spontanément le cahier de références et y retrouver ce qu’ils y cherchent.
- D. et S., qui écrivent maintenant en cursive, manifestent simultanément une autonomie croissante dans leur rapport à l’écriture.
- Ni. et Ah., qui sont au contraire « partis de très loin », ont régulièrement progressé tout au long du trimestre.
Des difficultés manifestes pour plusieurs d’entre eux
- A., Ad., M., K. ont encore beaucoup de mal à se représenter les contraintes propres à l’écrit à produire et à mettre en oeuvre les procédures susceptibles de les aider à « traiter » le problème posé.
- Ils éprouvent de réelles difficultés à entrer en activité de façon autonome : pour l’instant, la présence de l’enseignante est indispensable pour cadrer, pendant les premières minutes, la situation spécifique et le travail attendu.
- Leurs tracés des majuscules « bâton » sont encore très aléatoires et la lecture de leurs écrits par l’adulte n’est possible que de façon très fragmentaire.
- K., qui est arrivée dans l’école fin novembre et qui n’avait jusqu’alors jamais écrit, commence à savoir repérer « quoi écrire » mais ne parvient pas à en reproduire la suite graphique – lettres oubliées, lettres en désordre, lettres répétées de façon aléatoire…
D’une façon plus générale, beaucoup de ces enfants ont, dès ce premier trimestre de moyenne section, établi un rapport « naturel » à la chose écrite, qu’il s’agisse de la fréquentation des albums, des premiers repérages qu’ils y opèrent, de la pratique d’activités d’écriture qui ne provoque aucun découragement de leur part ou même qui, pour quelques-uns d’entre eux, est déjà l’occasion d’implications attentives entre écrits à produire et supports de référence. Nous suivrons tout particulièrement au deuxième trimestre les progrès des quatre enfants qui manifestent pour l’instant les plus lisibles « difficultés d’apprentissage ».
Bernard Devanne,
professeur à l’IUFM de Basse-Normandie