Par Jeanne-Claire Fumet
Des ateliers d’échanges réunissaient, samedi 29 octobre, des chercheurs spécialisés dans les domaines de la recherche sur l’éducation autour du thème de la crise. Parmi les sujets abordés, la question de la crise de la continuité identitaire dans les groupes d’adolescents, et celle de normativité encadrante dans les structures et les équipes éducatives.
Crises identitaires dans le groupe.
Un atelier de réflexion sur les Ruptures, fractures, exclusions, conduit par Françoise Lorcerie, permet de mettre à jour plusieurs figures de la crise identitaire : crise topologique, pour Halima Belhandouz, au terme de recherches menées dans un LEP de la banlieue parisienne : la configuration des lieux de la relégation ou de l’isolement nourrit une représentation territoriale discontinue, estime-t-elle, source de violence. Une séparation perceptible dans les discours de cloisonnement : « nous » contre « eux » (les enseignants, la direction, les Blancs…) « Nous, on tourne en rond. Ici, on envoie tous les cas sociaux. Eux, ils habitent Paname ». L’impossible ouverture vers l’altérité, un sentiment de néant scolaire et social, auquel les enseignants répondent maladroitement par une sortie au cinéma… pour voir le film Indigènes.
L’idée même de « sortir », problématique ?
Sortir est problématique, suggère Ilaria Pirone, spécialiste de l’éclairage clinique du lien éducatif (Circeft, Paris 8) : la Cité propose un espace fermé, rassurant comme le ventre maternel. Elle cite des élèves inquiets pour leur collège remplacé par des préfabriqués après un incendie : « ça peut s’envoler à tout moment ! » Pour elle, la notion de panne est plus juste que celle de crise : un blocage plus qu’une dynamique, même négative, dans la difficulté à communiquer des adolescents, qui désarme les adultes. Construire l’échange relève d’une gageure qui laisse les enseignants face à toutes leurs incertitudes. En cause, semble-t-il, une déficience de la structure narrative, qui ne permet pas aux jeunes gens de penser le rapport au temps, à l’autre, à l’affection. Des « sujets-groupes », nés d’une présence quantitative importante, renforcent encore la panne de dialogue.
Absence de lien intersubjectif.
Le discours achoppe sur une absence d’inter-subjectivité, de réponse et de relais, qui produit en écho une « panne des interprétations adultes », précise François Le Clère (Circeft, Paris 8). Dans les tensions qui en résultent, entre désir adolescent d’attaquer le lien et de détruire le cadre, et désir éducatif des adultes, les repères se délitent. Que faire quand il n’y a ni question, ni paroles, que la classe devient une mêlée où tout contribue à pousser l’enseignant hors de la scène ? Ce qui souffre, c’est aussi le lien entre les professionnels, dans la capacité à penser et à travailler ensemble, à inscrire de la relation éducative dans leurs rapports avec les adolescents, dit F. Le Clère qui avoue avoir été surpris par les efforts constants des équipes et leurs difficultés à scander le temps, à poser une limite dans le rapport aux élèves, mais aussi à repousser les seuils supposés de l’éducabilité.
Crise de groupe et bouc-émissaire.
Comment les membres d’un groupe créé de toutes pièces par l’institution peuvent-ils s’approprier une identité commune ? s’interroge Rémi Casanova (Lille 3, Proféor-CIREL). Peut-on s’étonner d’un manque de symbolisation collective quand la répartition institutionnelle rompt les liens inter-personnels ? L’analyse de cette répartition forcée à travers la théorie du bouc-émissaire (J.G. Frazer, Le Rameau d’Or et R. Girard) permet d’y lire une condition de ségrégation, de stigmatisation et de sacrifice d’une minorité, comme symptôme et remède inconscient à la crise sociétale. Face à une dynamique de dérégulation, le phénomène du bouc-émissaire apporte une réponse collective apaisante. Les difficultés d’éduquer dans le respect des valeurs fondatrices de l’institution, l’écart entre les discours et ce qu’on en fait, engendrent de l’indicible et nourrissent une dynamique d’auto-reproches dont le bouc-émissaire permet l’expiation symbolique.
Ce phénomène collectif, universel et archaïque, n’est pourtant pas inéluctable dans ses effets, souligne R. Casanova : fondé sur le désir mimétique, il se nourrit de rivalité et s’apaise dans la complémentarité. Sa valeur d’indice du dysfonctionnement des institutions peut aussi en faire un outil de prévention et de remédiation.
Qu’est-ce qui « fait crise », en éducation ?
Un autre atelier, mené par Béatrice Mabilon-Bonfils, interroge Les normes et fonctions de l’école dans la crise. Pour Michèle Guigue (Lille 3, Proféor-CIREL), la qualification de crise s’impose quand un incident, pas forcément grave mais répété ou estimé facteur de risque, déborde de l’entre-soi et requiert la démultiplication des acteurs éducatifs, entraînant une publicité qui exige le redoublement du cadre, en particulier par la sanction. Paradoxalement, la situation de crise est tenue pour prévisible, mais émanant d’enfants dits « imprévisibles » ou « ingérables » (et non plus « instables »), elle met en cause la capacité d’anticipation de l’adulte, le déstabilise et suscite des réactions de défense rigides. Une approche ethnographique attentive aux interactions permet de déceler et de démonter certains mécanismes de défense inconscients.
La « crise éducative » dès l’après-guerre .
Déjà, en 1957, les Cahiers pédagogiques soulèvent la question de « La crise de la jeunesse ». Xavier Rondet (Lisec Lorraine) y repère des clés pour penser l’actualité. Les causes incriminées sont alors liées aux progrès technique (une usure de l’attention) et au refus d’un monde déconsidéré par l’attitude des adultes pendant l’Occupation. Les remèdes : dans un contexte où la figure de l’adulte est liée à un discours moral fort mais non appliqué, il faut repenser la relation éducative dans une perspective démocratique renouvelée. Former un sujet authentique et un citoyen responsable, loin de la docilité et de la soumission traditionnelle, suppose l’abandon d’une posture dissymétrique dans le discours moral et l’expérience du réel. A la croisée de la philosophie éducative et de la philosophie politique, la démocratie est interrogée : n’est-elle qu’une forme de gouvernement ou bien un authentique mode de vie ?
Des configurations d’assujettissement.
Le modèle fondateur de l’École, soutient Jean-François Nordmann (EMA Versailles / Cergy-Pontoise), reste la référence à une loi constituante et transcendante. L’individualisme hédoniste n’est pas une cause suffisante pour expliquer la crise de l’éducation : plus profondément, l’idée d’un rationalisme ordonnateur au sein même de la subjectivité nourrit la croyance en une structuration personnelle et collective autonome, inaccessible à l’instrumentalisation, qui ne vise pas à l’inféodation mais au bien des sujets, contre un vieux fond d’irrationalité et de sauvagerie résidant en chacun.
L’école actuelle obéit encore à ce modèle : la discipline, mise en ordre des corps et des conduites, y vaut comme fin et comme valeur ; les pédagogies magistrales s’y maintiennent, à travers des ordres et des consignes de travail et de conduite. Ce n’est pas l’effet d’une résistance inertielle, mais bien d’une emprise profonde, qui marque le débat sur l’autorité de l’enseignant (soit explicative, soit contraignante). Des évolutions sont à l’œuvre : elles visent à sur-individualiser les individus pour créer des sujets non pas obéissants, mais ouvert aux expériences, à l’étonnement: déchiffrer le passé non comme un vestige mais comme vivant dans le présent, sans idéalisation morale et politique, par exemple ; ou découvrir les langues étrangères comme l’aventure de l’altérité, etc. Il s’agit ainsi de créer un individu actif, critique et plus profond.
L’imaginaire de la menace
La fragilisation des cadres résulte d’un conflit sur le sens même de la démarche éducative, estime Bernard Champagne, psychosociologue. Les établissements pour adolescents difficiles sont nés en référence aux idéaux de la Résistance et de l’éducation populaire. Les adolescents sont alors considérés comme en danger, et non dangereux (cf. ordonnance de 1945). Ces idéaux quasi consensuels se heurtent depuis une vingtaine d’années à des discours fondés sur la dangerosité et la responsabilité pénale de cette population : ce discours sécuritaire relègue l’éducatif derrière l’autorité punitive. La relation éducative se constitue alors sous la prégnance d’un imaginaire de la menace. Or, tout adolescent se construit sous la menace du tumulte interne des pulsions qu’est la puberté. Seuls le temps qui passe et les étayages externes lui permettent d’en sortir. Mais le manque d’étayage produit des signes de désordre ; si on identifie les jeunes à ces signes et qu’on leur oppose des réponses éducatives coercitives, on bloque en eux le processus d’identification et de sublimation. Le signe devient stigmate, et les ados stigmatisés sont enfermés ds la reproduction du même.
Rupture des étayages.
A la rupture des étayages éducatifs, répond la faillite des étayages professionnels, précise Danielle Hans (Université Paris Ouest – La Défense). Une dé-liaison s’opère dans les équipes d’éducateurs, tandis que la relation éducative est parasitée par des affects antagonistes : chargé de tous les défauts par un éducateur, l’adolescent est ensuite présenté dans le même discours comme « attachant, aimable, gentil… ». Pour se débarrasser de la négativité qu’ils leur font vivre et évacuer la culpabilité d’un sentiment d’échec, les éducateurs (surtout jeunes et peu formés) se réfugient dans des certitudes rigides et sans nuances : « ils ne devraient pas être là » (trop lourds, trop irrécupérables), « le chef leur donne toujours raison contre nous ».
Aux convictions éducatives idéales inapplicables, se substituent la posture défensive d’une éducation par conditionnement et sanction. Le délitement du cadre institutionnel, contradictoire dans ses visées, ne permet plus de faire face à la force de destruction des adolescents, car le collectif « contenant » et protecteur, construit sur une histoire commune, n’existe plus.