Par Marcel Brun
Le colloque national du SNUipp, en partenariat avec le Café Pédagogique, a réuni jeudi 19 mai deux cent cinquante enseignants autour de la question du travail. C’était l’occasion d’une double rencontre de la profession : avec elle-même, d’abord, avec la présentation d’une importante enquête sur l’appréciation que les enseignants font de leur travail ; avec la recherche, ensuite, puisque le syndicat avait demandé à quatre intervenants d’horizons différents de venir donner leur point de vue sur la question. Françoise Lantheaume, sociologue, Yves Clot, psychologue du travail au CNAM, Frédéric Saujat, maître de conférence, et Roland Goigoux, professeur en sciences de l’éducation se sont relayés à la tribune pour examiner sous des angles différents ce qui rend aujourd’hui la question du travail si tendue chez les enseignants du primaire.
Mais auparavant, Sébastien Sihr, secrétaire général du SNUipp a introduit la journée en mettant en perspective ce qu’on attend aujourd’hui de l’école et les multiples déstabilisations auxquelles elle est confrontée. Au milieu, les enseignants qui cherchent comment faire.
Une enquête qui décoiffe
Principaux enseignements des 6500 réponses au questionnaire dépouillées (60% de syndiqués, 40% de non-syndiqués, 79% de femmes, 11% de moins de 30 ans et 24% de plus de 50 ans) : un énorme hiatus entre la satisfaction de faire la classe, de faire apprendre les élèves, et le sentiment de distance avec l’institution. Si les enseignants des écoles jugent leur métier « épanouissant », ils ne sont pas contents de ce qu’on leur demande de faire, et de la manière dont on les évalue.
Les résultats de l’enquête sont particulièrement intéressants, en ce qu’ils dépassent les clivages qui pourraient faire plaisir aux seuls syndicats. L’exercice solitaire du métier est jugé moins ennuyeux que le manque de temps, l’exercice de polyvalence ne va pas de soi, pas plus que le travail avec les familles.
Intensification du travail enseignant
Dans son intervention, Françoise Lantheaume a repris l’idée d’une intensification du travail avec la montée des injonctions institutionnelles. Pour preuve, l’inflation des textes parus dans les BO entre les années 70 et aujourd’hui. « Les prescriptions vont dans tous les sens », remarque-t-elle. La chercheuse évoque l’ambivalence dans les attentes envers les enseignants, entre la transmission des connaissances, la socialisation et la construction d’un « service rendu » à la personne. Pour elle, les enseignants vivent donc la situation professionnelle comme une incertitude : ils n’ont pas de repères fiables et solides. Cette situation contribue à un sur-engagement des enseignants pour faire tenir les situations : sur-vigilance, sur-préparation, sur-évaluation et donc fatigue…
Face à cet état de fait, quelles ressources mobiliser ? Quels éléments du travail vont de soi ? Polyvalence, évaluations du travail, justice, limites du travail… la sociologue a inventorié les débats à mener. Mais où le faire ? Selon elle, les syndicats doivent y participer en étant certes dans la défense classique des conditions de travail, mais davantage dans la réflexion sur l’organisation du travail.
Besoin de controverses
Yves Clot a élargi la réflexion en s’éloignant de l’école. L’État, a-t-il rappelé, contraint aujourd’hui les entreprises à mettre en place des plans d’actions contre les risques psychosociaux pour faire face à cette crise du travail. Mais Yves Clot met en garde contre cette gestion du risque autour de cellules de veille sanitaire, d’indicateurs et de signalants : « cette vision requalifie la fragilité des situations de travail en fragilité des personnes ».
Cette simplification est encore plus dangereuse pour les métiers de service dans lesquels l’objet de l’activité, c’est l’activité d’autrui. « Quel est le fil à plomb ? Comment résister aux processus de contraintes, conserver une autorité sur son travail ? » interroge-t-il. Par l’exemple de la Poste, il illustre la montée du conflit sur la définition d’un travail de qualité ou du professionnalisme. « Les personnels au front doivent être des virtuoses des compromis, mais les directions s’en exonèrent n’imposant qu’un seul critère, le critère financier ».
« Il est possible d’instituer dans la vie sociale un conflit réglé, instruit, sérieux sur les critères de la qualité du travail », affirme-t-il. « Il faut des collectifs de travail qui se retournent vers l’institution pour contraindre les hiérarchies et les directions à la virtuosité » reprend-il. Pour être fort, il faut accepter de ne pas être d’accord et ce débat de désaccord doit être conduit par les institutions, dont les syndicats.
Penser les compromis
Les interventions de l’après-midi se sont tournées vers l’intérieur des classes.
Frédéric Saujat a présenté un exemple de controverses initiées dans une école d’application de Marseille, autour de l’aide personnalisée.
« On ne peut pas imaginer une transformation du travail sans penser ses compromis, dit-il, ce qui a amené notre équipe de recherche à mettre en commun les contradictions, à discuter les critères afin d’offrir du répondant aux enseignants, pour interpréter les prescriptions ». Pour cela, l’équipe du laboratoire ERGAPE (notamment Christine Felix, Jean-Claude Mouton, Laurence Espinassy) a filmé des séance d’aide personnalisée et a proposé aux enseignants des confrontations simples et croisées pour repérer différentes façons de faire la même chose. Cette confrontation a réactivé un débat entre une logique de sur-guidage et de sous-guidage, pour au final chercher « la ligne de crête », une exploration commune inachevable.
Réservoir de pratiques
Roland Goigoux a mis en lumière la nature du problème professionnel, entre exigences accrues, sentiment d’impuissance et de culpabilité, évolution du public d’élèves. Il a interrogé les marges de manœuvre pour repousser les limites de l’efficacité, se permettant lui aussi la controverse avec ses prédécesseurs à la tribune : « il faut améliorer les compétences professionnelles qui sont les nôtres. Toutes les pédagogies ne se valent pas et la controverse ne suffira pas. » Pour lui, il existe des pistes de travail autour de la formation, l’entraide et le développement du collectif. « Il faut faire un effort de mémoire, notre métier ne capitalise pas suffisamment. »
Cette journée dense aura mis en lumière l’urgence pour les enseignants de s’emparer des questions qui font débat et la nécessité de ne pas en avoir peur.
« Oui, mais comment ? » se disaient certains participants à la sortie, convaincus de l’urgence de s’attaquer au chantier, mais un peu inquiets de ne pas savoir comment faire. Certains, ragaillardis par la langue de vérité tenue toute la journée à la tribune, s’appliquaient l’exigence : « Dans notre activité de syndicaliste aussi, entre ce qu’il faudrait faire et ce qu’on arrive à faire, il faut qu’on ose se dire les difficultés, les impasses… Les collègues se tournent souvent vers le syndicat pour lui demander ce qu’il va faire. Si on leur dit qu’il faut qu’on fasse l’effort de travailler sur le métier et l’organisation du travail, ça risque d’en déboussoler plus d’un… Comment organiser cela concrètement, sur le terrain ? » « De toutes façons, lui a rétorqué sa jeune collègue, les syndicats ont-ils le choix ? ». Vu comme ça…
Le SNUipp annonce une campagne à la rentrée prochaine pour débattre des leviers d’amélioration du métier, un renforcement du travail avec les chercheurs spécialistes de l’analyse du travail. « L’Ecole ne peut pas demeurer figée. Parce que les enseignants sont fiers de leur métier, ils doivent reprendre la main sur leur métier » conclut le syndicat.
Télécharger les résultats de l’enquête du SNUipp
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Documents/EnqueteMetierSnuippLight.pdf