Décortiquer la langue, oui, mais de quel point de vue ?Dans sa thèse, Philippe Clauzard revient en profondeur sur ces questions, et synthétise les différents « points de vue » selon lesquels on peut regarder la langue :
– phonologique : les sons, les syllabes, l’intonation..
– morphologique : la composition des mots (lexicale : télé/vision ou fonctionnelle : vu/vue/vus/vues). On parle plus souvent de la morphosyntaxe.
– syntaxique : mise en ordre des mots et assemblage dans la phrase. C’est à ce niveau qu’on peut démonter les syntagmes, tenter de les réordonner, de supprimer ou d’explanser…
– sémantique : le sens véhiculé par les formes linguistiques
– pragmatique : une phrase syntaxiquement correcte doit encore être adaptée au contexte…
Selon, donc, qu’on priorise le point de vue du sens, de la forme grammaticale ou de l’énonciation, on ne va pas porter le même regard sur la phrase, employer les mêmes définitions, faire les mêmes catégories. Ce sont donc autant de complexités invisibles pour les élèves (ou même parfois les enseignants…), qui n’appréhendent pas forcément de type de distinction fine. Chaque point de vue peut donner des conceptualisations différentes.
Ph. Clauzard prend pour exemple trois points de vue pour parler du sujet du verbe :– d’un point de vue sémantique, le sujet du verbe est le nom qui désigne la personne (ou la chose) qui fait ou qui subit l’action.– D’un point de vue syntaxique, le sujet est un constituant obligatoire de la phrase, qui impose au verbe ses marques de conjugaison, qui forme la phrase de base GS+GV– Du point de vue de l’énonciation, le sujet peut être un pronom, qui fasse référence à un autre terme utilisé dans la phrase précédente.
En permanence, ces différents niveaux vont être présents, implicitement ou explicitement, dans la classe. L’enseignant va devoir faire avec…
Quelle expertise de l’enseignant ?Chaque enseignant utilise donc ses propres stratégies pour travailler ces différentes entrées, par les situations qu’il met en scène dans un séance interactive toujours redéfinie : phrases modèles, exercices, situations de découverte, échanges collectifs, mise en tableaux, en couleurs, écriture de résumés… Dominique Bucheton (université de Montpellier) classe ces gestes professionnels en plusieurs cadres : tissage, étayage, atmosphère, gestion du temps, dispositifs spécifiques à la matière enseignée. Bruner, quelques années plus tôt, parlait d’enrôlement, de réduction des degrés de liberté, de maintien de l’orientation, de mise en évidence des caractéristiques de la tâche, de contrôle de la frustration, de démonstration.
Ph. Clauzard décortique donc, grâce à des enregistrements vidéos et des « auto-confrontations », l’activité d’enseignants experts, au filtre de la classification des gestes professionnels établis par D. Bucheton. Il constate le glissement progressif, du CP au CM, de la modalité d’apprentissage : on passe de l’observation de la forme des mots (morphologie) à l’énonciation thématique des différents segments de la phrase, pour arriver à la syntaxe (relations entre les mots et propriétés). L’enseignement est d’abord intuitif (« ils » dans une phrase qui parle d’un garçon et une fille), devenant implicite au CE avant d’être explicite au CM.
P. Clauzard pense voir dans cette évolution la trace des marques de l’histoire grammaticale, des catégories grammaticales de Denys de Thrace, deux siècles avant Jésus-Christ, à la grammaire de Chomsky, en passant par l’approche de Port Royal au XVIIe siècle. Il la résume dans le tableau ci-dessous :
Le travail se fait sur des phrases typiques (fréquentes) ou atypiques (plus rares), par la confrontation à des « phrases-modèles » qui aident à problématiser les faits linguistiques, sur lesquelles l’enseignant va faire observer des régularités, faire manipuler, simplifier, remplacer, expandre…
Les stratégies et représentation des enseignantsDu point de vue de ce que l’enseignant met en place pour « faire apprendre », Clauzard identifie un « genre professionnel», partagé par la plupart des enseignants, dans lequel la séance de grammaire est un « jeu d’apprentissage» : l’élève « gagne » lorsqu’il parvient à résoudre par une stratégie efficace le problème posé par l’enseignant. Chaque séance peut se diviser en quatre étapes : le maître définit la tâche, les élèves s’en emparent, aidés par les régulations de l’enseignant, avant qu’une explicitation en grand groupe fixe les apprentissages et les savoirs acquis.
Certes, ce « genre » peut être affecté par de nombreuses variations qui sont autant de « styles » propres à des «manières de faire» différentes :
– une maîtresse commence sa séance en rappelant les règles, dans l’idée de les faire appliquer ensuite, renouant avec la tradition des premiers manuels de grammaire.
– Une autre organise l’espace en ateliers pour favoriser différentes procédures de résolution du problème qu’elle pourra ensuite faire confronter en grand groupe.
– Certains sont très exigeants sur les reformulations ou le niveau de langue, d’autres rechignent à utiliser le métalangage grammatical de peur de mettre à distance les élèves.
– Certains sont longs à installer la tâche et balisent l’activité d’une longue liste de recommandations, quand d’autres réajustent au fur et à mesure de l’évolution de la situation scolaire.
– Certains privilégient les situations d’exercices individuels, quand d’autres insistent sur les échanges langagiers en petits groupes.
– Certains parlent beaucoup, d’autres regardent et écoutent pour prendre de l’information sur ce que savent les élèves… Autant de variations qui se combinent dans une ordre scolaire singulier, qui va contribuer – ou non – à aider les élèves à cette « secondarisation » qui va leur permettre d’entrer dans la conceptualisation, de se décoller de l’artefact de la tâche scolaire.
La part de la relation de l’enseignant à la disciplineDans sa thèse, Ph. Clauzard décortique dans le détail une dizaine de situations en tentant de dénouer les fils de ce qui s’y passe.
Il cite l’exemple d’une classe où les élèves doivent comprendre des concepts relativement abstraits (« phrase nominale») s’ils veulent accéder à la démonstration de l’enseignante. Pourtant, celle-ci déclare, dans ses entretiens avec le chercheur, que la grammaire s’apprend « par imprégnation », avant de concéder avoir eu elle-même avec la grammaire, vécue comme « truffée d’exceptions », une relation plus que difficile.
La grammaire est parfois décrite par les enseignants comme un difficile « passage obligé ». Du coup, P. Clauzard les trouve parfois désemparés, peu confiants dans leur expertise professionnelle, plus imprégnés du vécu qu’ils ont eux-mêmes construit à l’Ecole primaire que de leurs compétences professionnelles construites.
C’est au contraire lorsqu’ils ont vécu la grammaire comme un moyen d’organiser leur propre rapport à la langue écrire qu’ils en font un « outil qui sert à la réflexion, sur lequel on aide les élèves à conscientiser ce qu’ils font sans y penser ». Certains parlent de la grammaire à l’école comme une « analyse de la pratique » qui aide à comprendre comment fonctionne la langue. Certains soulignent même que leur activité professionnelle les a aidés à mieux comprendre le lien entre la grammaire et la compréhension en lecture, comme un « outil qui aide à construire le sens ».
La question de l’activité du maître (ce que ça demande aux enseignants)Concluant sa recherche, P. Clauzard insiste sur l’attention qu’il lui semble nécessaire de porter, au delà des controverses didactiques, sur la difficulté du travail enseignant et à son analyse. Pour qu’il puisse être non seulement celui qui «enseigne » (qui transmet un savoir), mais aussi celui qui « fasse apprendre » (qui mette en place des situations qui aident les élèves à apprendre, à conceptualiser et à comprendre, au-delà du prétexte de la tâche scolaire), il doit étayer, mettre en place des cadres, s’ajuster en permanence.
Selon ce qu’il est, ses buts, ses valeurs, sa formation, son histoire, il va pour cela recourir à plusieurs types de stratégies professionnelles, souvent enchâssées :
– stratégie « opportuniste » : attitude consistant à agir selon les circonstances, sans principes figés, adaptabilité à la situation d’enseignement/apprentissage…– stratégie « impatiente » : attitude vive qui s’adapte peu aux circonstances, qui cherche à «faire avancer » la classe, « faire avancer » les apprentissages…– stratégie « accompagnante » : attitude de soutien, création d’un environnement qui accompagne l’élève, comme ressource en termes de support et d’animation pour la classe d’apprentissage…– stratégie « questionnante » : attitude consistant à étayer de près les interactions entre élèves, développant lequestionnement de ceux-ci, afin qu’ils solutionnent par eux-mêmes le problème posé par le milieu construit pour une situation d’apprentissage…
Pour reprendre une terminologie piagétienne, apprendre la grammaire, c’est faire passer l’élève du « sujet capable » (celui qui parle sans se soucier de la grammaire) au sujet « épistémique » (qui contrôle, qui planifie, qui comprend la syntaxe). Pour cela, les « glissements » successifs sont résumés par P. Clauzard dans un graphique :
Il en postule plusieurs pistes selon lui fécondes pour la formation professionnelle des enseignants :– reconnaître l’existence du patrimoine commun aux enseignants (le « jeu d’apprentissage grammatical »), à faire connaître en formation initiale,– mais aussi être confronté à différentes stragégies personnelles d’enseignement, à des procédures didactiques particulières, notamment en étant confronté à plusieurs profils d’enseignants. Comme dit Yves Clot, c’est quand le débutant voit deux professionnels chevronnés s’empailler sur le métier qu’il peut progressivement s’en emparer…
Trop souvent, écrit Ph. Clauzard, la formation semble trop déconnectée du « travail réel » qui ne se résume pas à la didactique. Il ne permet pas de mesurer l’importance, dans le travail avec les élèves :– de la temporalité (progression de la séance, mais aussi retour fréquent sur les obstacles-clés), – des nécessaires et multiples ajustements à mener, qui n’ont pas été prévus dans la préparation– des « glissements conceptuels » à mener, notamment par des échanges oraux à conduire en classe sous la responsabilité de l’enseignant, ressource pour aider l’enseignant à évaluer ce que les élèves savent autant qu’à les faire conceptualiser.
Apprendre à identifier ces paramètres, c’est aider les jeunes enseignants à devenir plus conscients de ce qui se passe dans la leçon de grammaire, mais aussi à prendre conscience de leurs propres représentation de la grammaire et de son rôle, dont on a vu plus haut qu’il était très hétérogène (norme, jeu, analyse). Ce serait donc renforcer le fait que l’activité de l’enseignant doit davantage être tournée vers le « comprendre » que le « faire » : la manière de faire renseigne souvent plus que le résultat obtenu, pour l’enseignant qui veut savoir ce que l’élève maîtrise d’un concept ou d’un savoir…