C’est le propre des livres de sociologie que de s’attaquer à nos convictions voire à nos certitudes. Ce qui est très irritant. Le dernier ouvrage de Marie Duru-Bellat, « L’inflation scolaire », pose de nombreuses questions à l’Ecole. Et d’abord celle de sa finalité même en mettant en cause le « mérite » scolaire et le dogme républicain de la promotion sociale par le diplôme. En dénonçant « l’inflation scolaire », Marie Duru Bellat invite à mobiliser d’autres acteurs sociaux pour faire avancer la justice sociale et donc à recentrer l’Ecole.
FJ- Pour vous la méritocratie scolaire est un leurre. Est-ce seulement parce que le système éducatif n’assure pas l’égalité sociale ou est-ce aussi pour d’autres raisons ?
MDB- Je ne dis pas que la méritocratie scolaire c’est 100% un leurre. Je dis qu’elle n’est pas aussi parfaite qu’on aimerait le croire à l’Ecole, c’est différent. Parce que c’est une mission impossible pour l’Ecole, que de compenser des inégalités qui prennent place à l’extérieur. Dès lors que les enfants, dès les plus petites classes, comme l’ont montré les études de l’Iredu, viennent avec des atouts inégaux, l’Ecole n’arrive pas à compenser. Dès le départ elle va intégrer ces inégalités.
Autrement dit, la méritocratie est toujours imparfaite et il faudrait sans doute limiter son emprise. Si on ne peut pas se passer d’elle, il faut la pondérer par autre chose et ne pas croire que dès lors que c’est le mérite c’est parfait. J’insiste car les politiques qui sont entièrement polarisées actuellement sur l’égalité des chances lui font trop confiance. La compétition entre les élèves peut-elle être juste ? L’Ecole a-t-elle assez de pouvoir pour rendre la compétition juste ?
FJ- L’ouvrage introduit une autre notion, celle d’inflation scolaire. Comment la définir ?
La notion est ancienne. Jean-Claude Passeron en 1982, Bourdieu dès 1975 l’ont introduite. Mais c’est nouveau dans le débat public. L’inflation scolaire c’est la montée des diplômes. Si on prend par exemple, le pourcentage d’une classe d’âge au bac, c’est 5% dans les années 50, 30% dans les années 80, 67% actuellement. On est passé de 15% d’une classe d’âge avec un diplôme supérieur à plus de 40% en 20 ans. D’ailleurs on en est fier : regardez les notes d’information du ministère. C’est un drame dès que le taux stagne…
FJ- Mais le mot sous-entend que le diplôme se dévalue…
On ne voit pas pourquoi il ne se dévaluerait pas. Ca se dévalue sur le plan du rendement professionnel. Je ne dis pas qu’il y a une baisse généralisée de niveau. Mais ce qui intéresse d’abord les jeunes, c’est la valeur professionnelle du diplôme. Sur le plan du rendement professionnel, dès lors que la structure des emplois n’évolue pas aussi vite que les diplômes, et elle aurait du mal à le faire, il y a inflation.
FJ- Vous partez donc du principe que l’économie n’a pas besoin de salariés de plus en plus diplômés ?
MDB- Je regarde les données. On voit bien qu’elle n’en a pas besoin à cette hauteur là. Quand on pense qu’on s’achemine vers une population de jeunes dont un sur deux a un diplôme du supérieur, il faut comprendre qu’ils rêvent tous de devenir cadres. Or on est à 15% de cadres pas à 50%. Si on passe à 20% dans les prochaines années ça ne fera toujours pas 50% ! Donc il faut prévenir ces jeunes qu’ils seront employés. Je vois bien comme professeur de faculté les désillusions des jeunes.
FJ- Mais d’un autre coté il y a beaucoup de métiers ouvriers qui auparavant nécessitaient des savoir-faire empiriques et qui maintenant s’appuient sur des savoirs scolaires.
MDB- C’est très discutable. D’abord parce qu’il y a la question de déclassement subjectif. Celui qui s’opère dans l’estime de soi, dans l’appréciation qu’on est à sa juste place. Et puis il y a beaucoup d’emplois qui n’ont pas évolué, dans l’artisanat par exemple. Les métiers qui se développent en ce moment ce sont les métiers de service peu qualifiés. En fait on est assez dans le brouillard sur ces questions.
Aussi, je dénonce les entourloupes du ministère de l’éducation nationale qui affirme qu’on a besoin de jeunes plus qualifiés. Par exemple, il dit que les employeurs embauchent des jeunes de plus en plus qualifiés. En fait ils prennent ce qu’il y a ! Dire que ça correspond à un besoin est une aberration. Pour l’affirmer il faudrait des analyses fines des postes de travail. Or cela personne ne le fait. C’est donc un postulat que d’affirmer que c’est un besoin. Pour moi, face à plusieurs candidats, les employeurs prennent le haut du panier. De toutes façons, ils payent pareil.
FJ- Pourtant on ne peut nier que le diplôme soit le seul moyen, pour les jeunes des classes populaires, de s’élever.
MDB- C’est vrai. Mais c’est prendre la question uniquement sous l’angle individuel. Ca ne veut pas dire qu’il faut continuer à développer la course à l’éducation. Car les jeunes des milieux populaires sont toujours perdants dans cette course au diplôme. Ils y gagnent individuellement. Mais collectivement ils n’y gagnent rien car la mobilité sociale n’évolue pas et dans la course au diplôme les jeunes des milieux favorisés trouvent toujours le moyen de s’en tirer encore mieux. On voit bien que les jeunes qui ont tous les atouts en main prennent les meilleures filières. Tout le monde va vers le haut mais ça n’empêche pas qu’il n’y a pas plus de mobilité sociale. Si on veut réduire les inégalités sociales, je dis que ce n’est pas la meilleure manière.
Il faut un raisonnement global sur les politiques et ne pas voir les choses qu’au niveau individuel. Globalement ça ne produit pas les effets escomptés : il faut en tirer les conséquences.
FJ- Finalement votre ouvrage tue des espérances chères au coeur des enseignants : celle de la réussite par l’école et celle d’une société plus juste. En détruisant ces rêves là ne prend on pas le risque de justifier le maintien des conservatismes ?
MDB- Evidemment c’est une question que je me suis posée. Je voulais faire ce livre depuis des années. J’ai mis longtemps à le faire par ce que je vois bien qu’il y a un risque de renoncement. Malgré tout il faut quand même dire les choses.
Et particulièrement évaluer les politiques publiques. Aujourd’hui par exemple, dans les pays du nord, on pense que pour réduire les inégalités sociales il faut s’attaquer aux inégalités dans la petite enfance. C’est dire qu’il y a d’autres pistes que l’Ecole, plus rentables, pour lutter contre les inégalités sociales. La scolarisation a réduit les inégalités à un certain stade : par exemple quand on est passé de l’école jusqu’à 14 ans au bac. Mais il faut se demander jusqu’où il faut aller. Et arbitrer avec les autres politiques possibles. Les enseignants savent mettre en avant leurs thèses. Il faut aussi écouter les travailleurs sociaux, les gens de la santé. Si on veut plus d’égalité sociale il n’y a pas que l’école. De là, il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. Il faut regarder à quel niveau il faut mettre les moyens.
FJ- Ca va aussi contre le rêve de la société de l’information
MDB- Ca fait longtemps qu’on y a renoncé : depuis l’explosion de la bulle Internet. Maintenant on pourrait avoir une société plus horizontale où tout le monde aurait un niveau culturel plus élevé. Parler littérature avec son plombier par exemple. C’est très sympathique. Mais dans ce cas il faut aussi revoir la dérive des salaires. En France quelqu’un qui a un diplôme du supérieur touche quatre fois le salaire moyen. Est-ce justifié ? Je ne le trouve pas. C’est la méritocratie qui justifie ces écarts.
FJ- D’après vous faut-il moins d’école ou une école qui aurait des processus d’évaluation et des objectifs différents ?
MDB- Il faut une école qui sache ce qu’elle veut. Si on veut faire une société avec moins d’inégalité il faut mettre le paquet pour que tout le monde partage un certain niveau de connaissances et après il faut mettre des moyens dans certaines filières du supérieur pour s’assurer que le recrutement ne soit pas injuste. Actuellement il l’est. La question n’est pas de savoir s’il faut mettre un point de PNB en plus dans l’éducation.
FJ- Il faut détourner l’école de l’obsession des examens et ajouter davantage de culture ?
MDB- Je crois qu’il faut dissocier la formation professionnelle et la formation générale que tout le monde doit partager. On est trop obsédé par la compétition. On considère que pour s’intégrer professionnellement il faut des diplômes élevés. Les enseignants ont intériorisé cela. Du coup on a une dérive utilitariste de l’Ecole. Je trouve que ça pervertit l’éducation. Il faudrait qu’il y ait un moment ou les jeunes puissent se tromper sans que cela ait des conséquences. Il faudrait aussi organiser de façon transparente la sélection et sortir du flou actuel qui fait que finalement la sélection existe bien et qu’elle s’insinue partout. Elle ne devrait intervenir qu’après un socle commun le plus élevé possible.
FJ- Vous pensez qu’il faut filtrer l’entrée dans le supérieur ?
MDB- Pas forcément. On pourrait avoir un sas d’un ou deux ans ou entreraient tous les jeunes. Par exemple une ou deux années qui associeraient des formations académiques avec des expériences de travail concrètes. Un sas a l’issue duquel il y aurait un concours. Prenons exemple sur les études de santé. On prend tous les jeunes et on sélectionne ensuite. Evidemment en France la sélection est uniquement académique : c’est selon votre note en physique que vous passez ou pas. On pourrait introduire des expériences concrètes, envoyer les étudiants auprès des malades pour qu’ils découvrent concrètement le métier. Or cette phase arrive en France qu’à 25 ou 26 ans. C’est un peu dramatique à ce moment de découvrir qu’on ne supporte pas de voir des gens malades… On pourrait réfléchir à des choses comme cela. En Suède par exemple les jeunes étudiants ont tous une expérience professionnelle. Ca ça fait grandir les gens.
FJ- Peut on imaginer une société plus égalitaire ou faut il enterrer ce rêve ?
MDB- C’est difficile pour l’école d’être égalitaire dans une société qui ne l’est pas. C’est difficile car les mieux placés se défendent. On le voit bien a l’école. Les privilégiés détournent chaque réforme. Les rapports de force sociaux entrent à l’intérieur de l’école. L’école n’est pas une oasis de justice et de consensus dans une société inégalitaire. Mais qu’on puisse changer la société c’est un combat politique. On est pas voué a l’impuissance.
FJ- Pourtant tous les pays développés sont engagés dans l’inflation scolaire. Ils ont tous tort ?
MDB- Ils ne sont pas tous engagés et certains commencent à réfléchir et se rendre compte des problèmes. Par exemple en Italie on chôme plus avec un diplôme du supérieur qu’avec le bac. En Espagne j’observe une prise de conscience également. On a cru avec la bulle Internet à un changement économique qui n’est pas arrivé. On croyait aussi à un partage du monde entre des pays développés qui disposeraient des emplois qualifiés et un Tiers Monde qui utiliserait des emplois peu qualifiés. Or la Chine et de l’Inde développent des emplois très qualifiés avec 10 à 15% seulement de leur population diplômés du supérieur.
Il ne faut pas pour autant brader l’éducation. Je suis contre la sortie de l’école à 14 ans par exemple. Mais il faut arrêter de se voiler la face. Ce livre est celui d’une enseignante. C’est aussi un livre sur mes désillusions personnelles.
Marie Duru-Bellat
Entretien François Jarraud
Son dernier livre :
Marie Duru-Bellat, L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, Paris, Seuil, 2006, 112 pages.
Quelques liens :
Analyse d’Alternatives économiques
http://www.alternatives-economiques.fr/lectures/L243/NL243_001.html
Sur le blog de l’INRP
http://www.inrp.fr/blogs/vst/index.php/2006/01/23/tout_ne_se_joue_pas_a_l_ecole
Entretien : Observatoire Boivigny
http://www.boivigny.com/index.php?action=article&id_article=284959
Une tribune dans le Café
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_durubellat.aspx