« Dans la masse des protestations, on ne voit guère de voix s’élever pour s’interroger sur le sens et l’utilité des devoirs… Or, si la création de ce site a au moins un mérite, c’est celui de nous interpeller sur le problème des devoirs, sur leur importance dans les apprentissages, sur leur articulation avec les cours, sur les conditions de leur mise en œuvre, sur le sens par rapport aux évolutions de des savoirs, des techniques, de la société ».
La création du site Internet « faismesdevoirs.com » soulève un tollé de protestations et provoque une violence telle que l’on n’en a pas vue depuis longtemps s’agissant de l’éducation, que l’on n’en a pas vue pour bien d’autres mesures récentes qui l’auraient pourtant largement méritée, comme la semaine de quatre jours et le soutien. Il n’est pas étonnant qu’elle fasse l’unanimité dans un contexte où le conservatisme reste dominant et où certaines pratiques apparaissent, au fil des décennies, comme naturelles, incontestables, éternelles. On passerait même plutôt pour un idiot si l’on osait les remettre en cause ou, même simplement en débat. C’est vrai pour l’organisation « le cours/l’heure/la classe », c’est vrai pour le modèle pédagogique de la transmission qui place le professeur au centre du système, c’est vrai pour une conception des progressions du faux simple au complexe, etc. Ce qui surprend aujourd’hui, c’est la rapidité et le caractère unanime de la réaction. Ce qui surprend aussi, c’est que dans la masse des protestations, on n’entend guère de voix s’élever pour s’interroger sur le sens et l’utilité des devoirs. Comme si le problème ne se posait pas, ne pouvait pas se poser. Or, si la création de ce site a au moins un mérite, c’est celui de nous interpeller sur le problème des devoirs, sur leur importance dans les apprentissages, sur leur articulation avec les cours, sur les conditions de leur mise en œuvre, sur le sens par rapport aux évolutions de des savoirs, des techniques, de la société.
Joignons donc notre voix au chœur des protestataires quant à la marchandisation de l’éducation, quant aux inégalités évidentes créées par ce nouveau marché, mais de grâce, n’en restons pas là. Saisissons cette occasion fortement médiatisée pour dénoncer quelques hypocrisies, pour nous interroger sur les réalités et pour réfléchir à l’évolution de l’école dans son contexte présent et futur.
Le devoir d’égalité
Observons d’abord que la question des inégalités dépasse singulièrement le problème de ce site qui se développera de toutes manières, comme se sont développées toutes les entreprises privées de soutien, d’aide aux apprentissages, de cours particuliers. La focalisation exclusive sur le site permet d’occulter des inégalités beaucoup plus graves, plus fondamentales, contre lesquelles les combats manquent parfois de constance et de vigueur. Avec Philippe Meirieu et bien d’autres pédagogues, nous ne cessons de les dénoncer, sans réussir à provoquer les mobilisations nécessaires. L’inégalité de l’action parentale durant la toute petite enfance, notamment dans le domaine de la construction du langage, qui plombe le développement des enfants et rend extrêmement difficile l’action de l’école, semble n’intéresser personne. L’inégalité des conditions de travail des élèves d’une commune à une autre à quelques centaines de mètres de distance, apparaît comme une fatalité insoluble : dans l’une, une dotation annuelle élevée, des BCD, des équipements informatiques, des sorties culturelles financées, l’accès à la piscine, dans l’autre si peu de choses car la commune est pauvre. L’inégalité des enfants dans les cours magistraux quand ils sont la seule pratique pédagogique utilisée dans l’année est peut-être plus grave et plus déterminante que ce qui relève du hors temps scolaire. On peut regretter d’ailleurs la tendance actuelle à sous-estimer l’importance du temps scolaire, les pratiques pédagogiques en classe, au profit du hors temps scolaire (le soutien, l’aide aux devoirs, les stages de remise à niveau, les officines privées), comme si la réussite scolaire ne relevait pas du temps scolaire mais de la quantité d’exercices, de devoirs, de soutien, après la classe, à la maison ou ailleurs. Force est de constater que plus personne ne parle de pédagogie depuis 2005/2007 comme si la question de l’efficacité des pratiques en classe ne se posait pas, la suppression prévue de la formation professionnelle des enseignants s’inscrivant parfaitement dans cette logique. Il est sain de crier contre le commerce des devoirs tout faits… si l’on ne contribue pas à rejeter dans l’ombre des problèmes infiniment plus importants qui se posent à l’école d’aujourd’hui.
Le devoir de vérité
Essayons ensuite d’étudier objectivement la question des conditions de la mise en œuvre des devoirs. Il convient d’abord d’évacuer l’argument de la pédagogie qui est réel en cours, mais qui n’a pas de sens hors cours. Les devoirs sont des exercices d’application, de réinvestissement, de fixation de ce qui a été vu en cours. Ils sont des suites du cours. Ils ne sont en aucun cas des activités de réflexion, de recherche, de construction de savoirs par l’élève lui-même. Si tel était le cas, ils devraient d’ailleurs précéder le cours, ce qui serait une révolution pédagogique, les élèves apportant en cours le résultat de leurs travaux, recherches, réflexions, descriptions de leurs stratégies que les professeurs auront à traiter. Le réinvestissement et la fixation ne sont pas inutiles, bien entendu, quand les cours n’ont pas suffi pour cela. Ils sont même très importants dans la perspective des examens qui sont essentiellement le contrôle de la capacité de rétention à court terme des savoirs scolaires. Mais il serait abusif de leur attribuer une valeur qu’ils n’ont pas dans le développement intellectuel des élèves ou dans la construction de compétences.
Par ailleurs, dans ces moments de débat vif, il convient de faire preuve d’honnêteté et de faire le point sur ce que sont les devoirs réellement, sur qui les fait quand ils sont faits et sur ce que l’on en fait en classe. Sans généraliser abusivement, sans caricaturer, il faut bien évoquer
• Les devoirs inutiles : faire des exercices supplémentaires. « Pourquoi on m’oblige à faire ça, j’ai compris et ça m’ennuie »
• Les devoirs occupationnels obligatoires : faire des travaux qui n’ont pas de rapport avec la notion elle-même mais qui constituent une charge énorme de travail. Exemple : tracer les symétriques d’une dizaine de figures compliquées n’aide en rien la construction de la notion, c’est un travail graphomoteur avec un peu de mesure. « J’en ai marre, ça me barbe, je suis fatigué. »
• Les devoirs non corrigés ou simplement vus. « Le prof a même pas regardé ». Il faut dire que le cours suivant est prêt et que le temps presse si l’on veut « faire le programme ».
• Les devoirs faits pas les parents ou les grands frères. Avec toutes les légendes sur les mauvaises notes obtenues par les parents, parfois intellectuels de haut niveau. Un parent à un autre parent : « j’ai eu 3/20 et toi ? »
• Les devoirs que les enfants ne comprennent pas et que les parents sont incapables de leur expliquer.
D’une manière générale, il vaudrait mieux admettre, ce qui n’est pas le cas actuellement, que l’on ne peut pas demander à des personnes extérieures à l’école de faire hors temps scolaire ce que l’école et ses professionnels n’ont pas su faire pendant le temps scolaire.
Ces observations doivent nous conduire à une véritable réflexion sur les devoirs, leur conception, leur poids, leur fonction. Les réalités ne peuvent être ignorées. Ce débat ne peut pas être occulté derrière le paravent de la protestation circonstancielle. Il devrait conduire pour le moins, les personnels enseignants, au moins de l’enseignement obligatoire, à réfléchir au statut des devoirs, à harmoniser leurs positions sur cette question, à s’organiser pour qu’ils soient utiles et qu’ils ne surchargent pas le temps de travail des élèves, que les élèves comprennent la raison des devoirs donnés et les objectifs poursuivis…
Le devoir du futur
Enfin, une réflexion s’impose sur les apprentissages, sur les contenus, sur la place des technologies nouvelles dans l’éducation. Les sites Internet de toutes sortes se multiplient chaque jour. Faudra-t-il les interdire ceux qui font du soutien ou des devoirs ? Pourra-t-on interdire ceux qui en feront sans but lucratif ?
Il a fallu des dizaines d’années pour ne pas réussir à faire entrer réellement la télévision à l’école. Pourtant nul ne conteste que la télévision est meilleure que n’importe quel enseignant pour des activités de transmission, d’explication, de vulgarisation scientifique. Il ne s’agissait pas de remplacer des profs par des télés, mais de permettre aux profs d’exploiter des documents au sens large pour construire des concepts. Il a fallu 15 ans au moins pour faire admettre la calculette à l’école. L’informatique a trouvé une place plus rapidement mais avec un statut qui peine à s’affirmer. Internet est encore souvent utilisé comme un gadget. L’école est toujours en retard sur les évolutions de son environnement scientifique et technologique. C’est normal pour deux raisons :
• Elle n’a pas la capacité ni le pouvoir d’anticiper, de prévoir ces évolutions et d’adapter ses contenus et méthodes rapidement. De plus depuis 2005, la tendance forte à faire d’immenses marches arrière ne risque pas de faciliter l’inscription de l’école dans son temps. Voir les « nouveaux vieux programmes de 2008 ».
• Le poids du fonctionnement de l’institution fait que l’on ne peut progresser qu’en ajustant l’existant, jamais en se projetant dans l’avenir. C’est ainsi qu’il est quasiment impossible de toucher aux disciplines scolaires, ce serait un sacrilège, or la quantité de savoirs produits par l’humanité augmente chaque jour de manière exponentielle, de nouvelles disciplines apparaissent, des disciplines anciennes refusées à l’école voudraient légitimement y prendre place. Le choix des savoirs à enseigner devient chaque jour plus difficile.
Le système de l’évaluation et des examens induit toujours bachotage, priorité à la mémoire, individualisme, accumulation de savoirs scolaires sans prise en compte des savoirs non scolaires et des savoirs sociaux. Il ignore des compétences vitales indispensables qui s’apprendront sans avoir besoin des devoirs : la capacité à mobiliser toutes ses ressources pour résoudre un problème ou réaliser une tâche dans un contexte significatif, la capacité de travailler en équipe, la capacité de se gérer, de gérer un projet, d’imaginer des stratégies, de s’occuper d’autrui, de produire du savoir et de le diffuser
Le développement de la société de la connaissance et de la communication exige dores et déjà que l’école prenne en considération les réalités qui l’encerclent : des savoirs qui s’accroissent, des outils de diffusion des savoirs qui se développent et se démocratisent, des besoins de compétences transversales et d’outils de pensée qui seront indispensables aux citoyens de demain. Edgar Morin, avec ses sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » avait raison. Quand aura-t-on le courage de s’emparer de ces questions ?
Le site qui fait scandale aujourd’hui nous impose d’aller plus loin que la protestation. Il renforce la fossilisation du passé. Plutôt que de se focaliser sur la conservation du passé, il nous faut préparer un autre avenir pour l’école, sans tabou, dan le respect de chacun, métaboliser l’indignation pour construire du sens.
Tout cela est beaucoup plus difficile que de crier au scandale. Le vrai scandale est de crier, de revendiquer des interdits de faire faire ses devoirs, de copier sur son voisin, de faire des copier/coller… et d’en rester là.
Pierre Frackowiak
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