Dans son édition du 10 mai 2016, le journal La Croix publie un article au titre un peu stupéfiant : » Mixité sociale, le privé bon élève ». Le sous-titre est tout aussi surprenant et rappelle la vieille querelle public-privé: « Les collèges privés sont globalement plus « mélangés » que les établissements publics, soumis à une sectorisation ». L’article de la Croix présente une synthèse d’une étude de Pierre Courtioux, professeur à l’Edhec Business school. Il s’agit d’une étude interne à l’Edhec, non publiée dans une revue académique.
À partir de calculs statistiques centrés sur les établissements définis comme socialement mixtes, Pierre Courtioux affirme que « le privé fait plutôt mieux que le public » en matière de mixité sociale. Cette conclusion est contestable car cette recherche pose un certain nombre de problèmes méthodologiques classiquement rencontrés lors de constructions statistiques relativement complexes. Pour analyser la mixité sociale des collèges publics et privés, il faut d’abord partir des données brutes, compréhensibles par tous, et élaborer des schémas interprétatifs indispensables à la validité d’une démarche statistique et scientifique pertinente.
Des collèges publics et privés fortement différenciés socialement
Les lecteurs du Café Pédagogique le savent : les collèges français sont fortement différenciés selon leurs options, notamment linguistiques, selon le niveau de compétences scolaires des élèves, selon leur recrutement social. Cette dernière forme de différenciation peut être étudiée avec différentes échelles. La première échelle concerne l’effet du statut public ou privé sur le recrutement social.
Les données statistiques ministérielles montrent que le recrutement social des collèges publics et privés est sensiblement différencié à deux titres. D’une part, les élèves d’origine populaire sont deux fois plus présents dans les collèges publics que privés (41% versus 19,5%) ; d’autre part, la proportion d’élèves d’origine aisée est nettement plus forte dans les collèges privés que publics (35,8% versus 19,3%) (graphique 1).
D’autre part, de 2002 à 2012, le recrutement social des collèges publics et privés se caractérise par un mouvement de dualisation sociale des deux secteurs. Sur les années 2002-2012, le recrutement social du secteur public est resté stable alors que le secteur privé a connu un mouvement de déprolétarisation (24% des élèves sont d’origine populaire en 2002, seulement 20% en 2012). Sur la même période, le secteur privé s’embourgeoise : la part des enfants des catégories aisées passe de 30 à 36% de 2002 à 2012 (graphique 1).
Graphique 1 : Recrutement social des collèges publics et privés (années 2002 et 2012)
Lecture : 24% des élèves scolarisés dans les collèges privés sont d’origine populaire en 2002 ; 20 % à la rentrée scolaire 2012.
Source : RERS (2003 et 2013), exploitations secondaires par l’auteur.
Ces données incontestables constituent un préalable à toute analyse de la mixité sociale des établissements publics et privés. Elles montrent que le secteur privé est loin d’être un modèle de mixité sociale puisque son recrutement est caractérisé par une très forte surreprésentation des enfants d’origine aisée et une sous-représentation encore plus forte des enfants d’origine populaire. Le second résultat est encore plus inquiétant. Sur les dix dernières années, le recrutement social des secteurs publics et privés sont de plus en plus différenciés.
Des différenciations locales considérables
La statistique nationale a le mérite de montrer les dynamiques globales. Elle présente l’inconvénient de ne pas présenter les dynamiques à l’œuvre sur des espaces éducatifs spécifiques et plus concurrentiels tels que les collèges des capitales régionales. À titre d’exemple, sur la période 2006-2010, période brève qui exclut une mobilité résidentielle forte susceptible d’expliquer les mouvements en œuvre, la part d’élèves d’origine aisée scolarisés dans les collèges privés a augmenté de 5,9% à Toulouse, 6,2% à Nice et 14,5 % à Nantes, capitale régionale caractérisée pourtant par une forte représentation des collèges privés. A contrario, l’augmentation de la part d’élèves d’origine aisée scolarisés dans les collèges publics de ces mêmes capitales régionales est nettement plus modérée, voire nulle (Merle, 2012).
L’analyse de la différenciation sociale des collèges peut se réaliser non seulement selon le secteur d’enseignement public ou privé, mais être aussi menée dans le cadre de comparaison plus fine, au niveau des établissements. Une telle approche consiste à mesurer les différences de recrutement social entre les établissements. Un indicateur statistique classique de mesure de ces écarts est l’indicateur de dissimilarité (une définition est donnée dans mon ouvrage sur la ségrégation scolaire). Sur la période 2006-2010, l’indice de dissimilarité, calculé à partir du recrutement social des collèges des dix premières communes françaises, augmente sensiblement. Un tel résultat s’explique par un double mouvement de prolétarisation et d’embourgeoisement des collèges. Les collèges dont le recrutement social est populaire sont plus nombreux ou/et sont devenus plus populaires et, seconde dynamique, les collèges dont le recrutement social est favorisé sont plus nombreux ou/et sont devenus plus favorisés.
L’intérêt du calcul de l’indice de dissimilarité est qu’il permet de connaître les collèges qui sont les plus éloignés du collège socialement moyen et qui, à ce titre, contribue le plus à la ségrégation sociale inter-collèges. Pour les collèges nantais, l’étude de la contribution de chaque collège à la ségrégation sociale montre que les collèges publics et privés contribuent de façon très différente à celle-ci. Les collèges publics les plus ségrégatifs ont un recrutement très populaire (par exemple, 81% des élèves scolarisés dans le collège Le Breil sont d’origine populaire) alors que les collèges privés ont un recrutement particulièrement aisé (69% des élèves scolarisés à St Joseph du Loquidy sont d’origine aisée) (graphique 2). Des résultats comparables ont été obtenus pour les collèges des autres capitales régionales (Merle, 2010, 2012).
Graphique 2 : Recrutement social des collèges nantais les plus ségrégatifs (2011)
Lecture : Dans le collège public Le Breil, 81% des élèves sont d’origine populaire et 1% sont d’origine aisée.
Source : Merle (2012)
Une ghettoïsation par le haut des établissements privés
L’analyse historique de la différenciation sociale inter-collèges montre un mouvement de ghettoïsation par le haut des collèges privés : les collèges dont le recrutement social est le plus bourgeois se sont embourgeoisés. Cette ghettoïsation par le haut des établissements privés est plus forte que la ghettoïsation par le bas des collèges publics (Merle, 2012). Un même constat, cohérent avec celui-ci, a été établi en termes de ségrégation urbaine. La concentration des populations aisées est plus marquée que celle des catégories populaires (Preteceille, 2003, Marin, 2004).
La ghettoïsation par le haut des établissements privés et la dualisation des secteurs public et privé peuvent faire l’objet de plusieurs explications. D’une part, les collèges privés sont situés davantage dans les quartiers favorisés du centre-ville et cette implantation géographique exerce un effet sur leur recrutement social. D’autre part, les directions diocésaines ont tendance à fermer leurs établissements au recrutement plus populaire car ceux-ci sont délaissés par les parents recherchant un établissement privé. Les nouveaux établissements privés sont construits préférentiellement dans les communes aisées (Merle, 2011).
Ces deux premières explications sont à considérer ensemble. Elles sont à relier au modèle économique du secteur privé dont l’attractivité scolaire et sociale est notamment fondée sur le niveau de réussite scolaire de ses élèves. L’exigence de réussite scolaire incite les établissements privés à inscrire plus facilement des élèves d’origine aisée dont le niveau de compétences scolaires est en moyenne supérieure afin de s’assurer d’un avantage dans la comparaison avec le secteur public. Comme Felouzis et Perroton (2007) l’ont montré « c’est la confiance en la qualité d’un établissement qui détermine le comportement des “consommateurs” sur ce marché ».
Enfin, une explication complémentaire du recrutement social favorisé des établissements privés, plus conjoncturelle, se focalise sur l’effet de la politique d’assouplissement de la carte scolaire mise en œuvre à partir de 2007 qui a favorisé un usage stratégique du choix de l’école par les catégories aisées et la différenciation croissante du recrutement social des collèges (Van Zanten, 2009 ; Merle, 2012).
Dans les débats sur l’éducation, les collèges populaires focalisent l’ensemble des discours et des politiques éducatives alors que la concentration spatiale croissante des élèves d’origine aisée dans les collèges au recrutement aisé, situation caractéristique du secteur privé, constitue un obstacle majeur à l’efficacité et l’équité de l’école française. Les comparaisons internationales sont à ce titre édifiantes. Les pays européens dont le secteur privé est important (Espagne, Pays-Bas, Belgique) sont ceux dans lesquels la ségrégation sociale est plus élevée et l’équité est en moyenne plus faible, situation de l’école française. De façon complémentaire, il faut rappeler que des pays tels que l’Allemagne et la Pologne qui ont mené les « politiques d’inclusion », c’est-à-dire de mixité sociale, préconisées par l’OCDE ont obtenu une augmentation du niveau moyen de leurs élèves et une réduction des écarts de compétences (Le Donné, 2016).
Collèges publics, collèges privés et niveau de compétences des élèves
Il est classique de se focaliser sur les différences considérables de recrutement social entre les collèges publics et privés. Il est tout aussi important de montrer que les différences de recrutement social recoupent des différences de compétences académiques entre élèves. Que constate-t-on ? La proportion d’élèves faibles est de 33 % dans les collèges de l’éducation prioritaire, 18 % dans les collèges publics hors éducation prioritaire, et seulement de 9 % dans les collèges privés ! Quant à la proportion des élèves moyens et bons, elle est de 34 % dans les collèges de l’éducation prioritaire et de 66 % dans les collèges privés. Les différences de compétences académiques entre les élèves du public et du privé sont considérables (graphique 3).
De nouveau, les données du ministère sont éloquentes et montrent pourquoi la comparaison des niveaux de réussite des collèges publics et privés au DNB est biaisée et ne relève pas de l’information objective des parents. Les données plus fines réalisées par le ministère montrent d’ailleurs que certains collèges publics, dans l’éducation prioritaire ou hors de celle-ci, sont particulièrement efficaces. Alors même qu’ils scolarisent une proportion importante d’élèves faibles, leur taux de réussite au DNB est voisine des autres établissements. Les meilleurs résultats du secteur privé au DNB s’expliquent par le niveau de compétences initiales des élèves. Les recherches menées sur les différences d’efficacité entre les secteurs publics et privés montrent que ceux-ci ont une efficacité comparable (Tavan, 2004 ; OCDE, 2011, p.322).
Graphique 3 : Niveau de compétence des élèves selon le type de collège (en %)
Lecture : Dans les collèges de l’EP (éducation prioritaire), 33% des élèves sont d’un niveau faible. Cette proportion est de 9% dans les collèges privés.
Source : Bourny (2010), exploitations secondaires par l’auteur.
Poser de façon scientifique et sereine le débat public-privé
Le journal La Croix, journal de qualité, contribue de façon souvent éclairée au débat public. A contrario, la recherche de Pierre Courtioux ne contribue pas à un débat serein et scientifique car sa construction statistique et sa conclusion sont contestables. Le fait que des collèges privés puissent avoir fréquemment un recrutement social mixte ne signifie pas qu’ils contribuent à la mixité sociale s’ils parviennent à cette mixité grâce à leur emplacement territorial ou bien – c’est un schéma classique – grâce à un recrutement d’élèves dont les parents d’origine moyenne, voire moyenne-populaire, ont inscrit leurs enfants dans un collège privé pour échapper au collège public défavorisé de leur quartier (Van Zanten, 2009).
Dans le cas de figure précité, la mixité sociale des collèges privés a pour conséquence la ghettoïsation des collèges publics. Considérer la première situation (la mixité de certains collèges privés) sans considérer pleinement la seconde (la prolétarisation de certains collèges publics) revient à construire des indicateurs statistiques sans analyser les logiques scolaires et sociales qui sous-tendent les résultats obtenus. En l’occurrence, il faut raisonner en prenant en compte les effets majeurs de la concurrence spatiale entre collèges, c’est-à-dire en termes de marché scolaire. L’existence de ce marché scolaire tient à une caractéristique spécifique des établissements privés qui, contrairement à ceux du public, ont une politique de recrutement de leurs élèves libre de toute contrainte administrative.
À ce titre, il faut rappeler que l’étude de Du Parquet, Brodaty et Petit (2013) a montré que 17% des établissements privés assurent une sélection ethnique de leurs élèves à l’entrée alors même que l’article L.442-1 du Code de l’éducation spécifie que les écoles privées sous contrat sont accessibles à « tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances ». Dans une partie des établissements privés, le dossier d’inscription impose aussi aux parents de mentionner la religion, les dates du baptême et de première communion de leur enfant ; autant d’informations qui ne doivent pas être demandées lors d’une demande d’inscription car elles contreviennent à la législation sur le respect de la vie privée (1). Au sens large, le principe de mixité sociale inclut aussi la mixité ethnique et religieuse et celles-ci ne peuvent être préservées que si, de façon impérative, la loi de la République, spécifiquement le respect de la vie privée qui assure l’égalité des élèves lors de la procédure d’inscription, est respectée.
Le fait que les établissements privés choisissent leurs élèves, parfois sans respecter la législation, contribue à une distorsion de concurrence entre les secteurs public et privé et contribue à expliquer la forte surreprésentation des enfants d’origine aisée dans le secteur privé. Cette distorsion de concurrence est présente dans d’autres situations. Lorsqu’un élève est exclu d’un collège public, un autre établissement public lui est proposé. Une telle règle n’est pas en vigueur dans les établissements privés en raison de la liberté de choix des élèves par chaque chef d’établissement.
Mettre en cohérence les principes et les pratiques
L’enseignement catholique défend avec constante sa liberté de choisir ses élèves. Il s’est toujours opposé à des mécanismes de carte scolaire ou de régulation sociale de son recrutement. Quelle a été le résultat de cette politique ? Cette liberté des établissements privés a contribué à leur fermeture sociale, non à leur mixité. La liberté de choix a primé sur le principe d’égalité, en l’occurrence l’inscription de « tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances ».
Dans une société démocratique, liberté et égalité sont indissociables. Vouloir la première et refuser la seconde en s’opposant aux règles d’affectation des élèves qui régissent le fonctionnement des établissements publics contribue indirectement à la représentation de plus en plus faible des enfants d’origine populaire dans les établissements privés et, en conséquence, aux logiques d’exclusion et de ghettoïsation scolaire de l’école française.
Il faut certes se réjouir de la participation de l’enseignement catholique à l’expérimentation ministérielle de mixité sociale mise en œuvre à partir de la rentrée scolaire 2016. Il lui était difficile de s’opposer à un tel projet tant cette participation est conforme à l’esprit de l’article 38 du Statut de l’Enseignement catholique en France. Celui-ci précise que « L’école catholique est une école pour tous. Elle porte une attention plus particulière à toutes les formes de pauvreté » (2).
Pour l’instant, si le principe d’une école catholique ouverte aux pauvres et aux faibles est rappelé haut et fort, la réalité sociale de l’enseignement catholique est autre. Loin d’être un modèle de mixité sociale, les portes des collèges privés se ferment de plus en plus aux enfants défavorisés. Le grand défi moral, éthique et pastoral que le secteur privé doit relever est de mettre ses pratiques en cohérence avec ses principes.
Pierre Merle
professeur de sociologie
ESPE de Bretagne, université Bretagne Loire-Atlantique
Notes
1 Le collège Stanislas à Paris est un exemple de non respect du Code de l’Education et de la législation.
2 Article 38 : L’école catholique est une école pour tous. Elle porte une attention plus particulière à toutes les formes de pauvreté. « Née du désir d’offrir à tous, surtout aux plus pauvres et aux marginaux, la possibilité d’une instruction, d’un début de travail et d’une formation humaine et chrétienne, elle doit pouvoir trouver dans le contexte des anciennes et nouvelles pauvretés cette synthèse originale de passion et d’amour éducatif, expression de l’amour du Christ pour les pauvres, les petits, pour toutes les multitudes à la recherche de la vérité ».
Bibliographie
BOURNY G. ET AL., « L’évolution des compétences générales des élèves en fin de collège de 2003 à 2009 », Note d’information, 2010, n°22.
DU PARQUET Loic., BRODATY Thomas., PETIT Pascale., *« La discrimination à l’entrée des établissements scolaires privés. Les résultats d’une expérience contrôlée », Travail, Emploi et Politiques Publiques, n°10, 2013, 27 p., www.tepp.eu
FELOUZIS Georgee, PERROTON Joelle, « Les “marchés scolaires” : une analyse en termes d’économie de la qualité », Revue française de sociologie, 48, 4, 2007, p. 693-722.
LE DONNÉ Noémie, Quelles sont les réformes de l’enseignement secondaire dans les pays développés ? dans Dubet F. et Merle P., Réformer le collège, 2016, PUF (à paraître).
MERLE Pierre, « Structure et dynamique de la ségrégation sociale dans les collèges parisiens », Revue française de pédagogie, n°170, 2010, p. 73-85.
MERLE Pierre, « Concurrence et spécialisation des établissements scolaires. Une modélisation de la transformation du recrutement social des secteurs d’enseignement public et privé », Revue Française de Sociologie, 52-1, 2011.
MERLE Pierre, La ségrégation scolaire, 2012, La Découverte.
MAURIN Eric, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Seuil, 2004.
OCDE,Regards sur l’éducation. Les indicateurs de l’OCDE, 2011, OCDE.
PRETECEILLE Edmond, « Les registres de l’inégalité : lieux de résidences et ségrégation sociale », Cahiers français, n°314, 2003, p.64-70.
TAVAN C., « École publique, école privée. Comparaison des trajectoires et de la réussite scolaires », Revue française de sociologie, 45, 1, 2004, p.133 -165.
VAN ZANTEN Agnès, Choisir son école, 2009, PUF.