En cours de français, en particulier au lycée, l’étude de textes littéraires est l’activité la plus courante, et selon certains la plus désolante : elle tend trop souvent à maintenir les élèves dans une distance avec les œuvres, qu’elle soit technique (analyser avec l’œil et les outils des « experts ») ou culturelle (admirer et sacraliser comme le font les « lettrés »). D’autres postures, et donc d’autres pratiques de classe, sont-elles possibles ? Oui, et avec bonheur, démontre un ouvrage récemment publié sous la direction de Sylviane Ahr : « Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée ». On y trouve de nombreuses pistes, théoriques et pratiques, pour favoriser un rapport plus authentique à la littérature, donner plus de saveur aux savoirs, retrouver à l’Ecole « le plaisir du texte », peut-être aussi le goût de soi et des autres.
L’élève comme sujet lecteur
La lecture analytique, souligne Sylviane Ahr dans son introduction, place au centre le texte, et très rarement l’élève. Or il convient que la littérature retrouve du sens, l’étude des œuvres, de l’enjeu, le travail en classe, de l’engagement, l’apprentissage, du plaisir et de l’efficacité : cela suppose d’inventer « une démarche centrée sur la sensibilité esthétique, source d’une activité interprétative, et par là même sur le sujet lecteur ». La « théorie de la réception » développée par de nombreux spécialistes doit pousser les enseignants, en classe même, à organiser une vraie rencontre entre les textes et les élèves, pour que ceux-ci jouent pleinement et activement leur rôle dans la construction des significations. Les préconisations de Patrick Laudet, inspecteur général, dans son fameux article sur l’explication de texte, restent à mettre en œuvre : « Il y a une intelligence du cœur, qu’il s’agit de ne pas refouler dans les classes de Lettres, ni à l’occasion de l’explication de textes. » Les enquêtes PISA ont d’ailleurs souligné les difficultés des élèves français à prendre position face à la lecture d’un texte, à justifier et argumenter les réponses : c’est sans doute qu’ils n’y sont pas préparés, qu’ils ne sont guère mis en situation d’interpréter, d’évaluer et de réagir par eux-mêmes. Les objectifs sont ainsi fixés par Sylviane Ahr : « construire chez les élèves une conscience esthétique » et « développer leur autonomie critique ».
De nouvelles modalités de travail
L’ouvrage comprend quelques rappels théoriques et institutionnels, mais il donne surtout à voir concrètement comment dans les classes rompre « avec certains habitus scolaires, notamment avec celui qui consiste à penser que « le métier d’élève » se réduit à donner au professeur les réponses attendues à ses questions ». Plusieurs modalités de travail sont ainsi présentées. Le « cahier de lecture littéraire » est un espace où chacun compose son « texte de lecteur », réalise son parcours subjectif dans l’œuvre, ce que facilitent certaines consignes sollicitant l’engagement et aidant à la verbalisation. Le « débat de lecture littéraire » est ensuite ce temps où se constitue une « communauté interprétative » pour partager, confronter, interroger, enrichir les significations. Après ces échanges, le « retour au cahier » constitue un écrit de « secondarisation » pour favoriser une activité réflexive, une interprétation raisonnée. L’ouvrage présente aussi des expériences de travail numériques comme les blogs participatifs.
Des approches plus subjectives
De nouvelles approches sont décrites et illustrées : recourir à l’image pour rendre compte de sa réception du texte ou pour le questionner ; investir les marges par des notes personnelles ou des dessins ; y dialoguer avec les personnages, avec soi-même ou avec l’auteur ; lire en liant, en explorant des analogies (par exemple proposer un portait chinois) ; s’approprier les œuvres par la créativité (par exemple réaliser un collage de photos à la Prévert) … Les questions et consignes proposées font appel à la subjectivité du lecteur, favorisent identification, expression de la sensibilité, réflexion personnelle : « De quel personnage te sens-tu le plus proche ? Pourquoi ? », « Pose 8 questions aux différents personnages », « Aimeriez-vous vivre dans une telle communauté ? Pourquoi ? », « Pensez-vous que cette organisation soit réalisable ? A quelles conditions ? », « Pour vous, ce texte est-il agréable à lire ? Pourquoi ? » …
Les exemples proposés, très variés, démontrent que cette lecture dans un premier temps subjective permet bel et bien au sens d’advenir. Ainsi, sur un texte d’Aimé Césaire, il est demandé aux élèves d’imaginer le poème mis en musique (« Comment qualifieriez-vous cette musique et pourquoi ? Quelle en serait la tonalité ? Appuyez-vous sur le texte. »), puis de se le représenter sous forme de tableau (« Décrivez les couleurs et les courbes qui composeraient la toile. Appuyez-vous sur le texte.»). Les remarques sensibles des élèves, rédigées sur le cahier de lecture, ensuite partagées et rassemblées au tableau, construisent collectivement les interprétations du poème pour faire apparaître la singularité de son écriture et de ses enjeux.
Des enseignements précieux
L’ouvrage enfin veut aider les enseignants à mette concrètement en œuvre de telles démarches : comment inciter les élèves à s’investir dans le « cahier de lecture », quelle posture et quels outils adopter pour mener convenablement le débat interprétatif en classe, quels nouveaux gestes professionnels inventer pour un travail en ligne … Il souligne aussi combien ces procédures favorisent des « déplacements langagiers » : acquisition de mots nouveaux (en particulier le vocabulaire des sentiments et les verbes d’opinion), apprentissage de la reformulation, de tournures syntaxiques complexes, de la modalisation …
Une entreprise de refondation
La refondation de la lecture littéraire que propose l’ouvrage dirigé par Sylviane Ahr ouvre pour tous les enseignants de français des voies nouvelles, susceptibles de donner aux professeurs bien des idées pour combattre la passivité et l’ennui qui règnent trop souvent dans les classes. Elle annonce aussi d’autres chantiers. Par exemple, une réflexion sur la formation des enseignants, souvent emprisonnés dans certaines représentations du métier : n’avons-nous pas été choisis particulièrement pour notre habileté à commenter les textes « en chaire » ? … Ou encore sur les épreuves du baccalauréat, qui pèsent sur les pratiques : faut-il à la fois un écrit et un oral pour évaluer la même capacité à « commenter » ? les modalités actuelles ne conduisent-elles pas essentiellement à vérifier la conformité à un modèle rhétorique d’une part, à noter l’aptitude au psittacisme d’autre part, dans tous les cas à faire entrer les élèves dans un moule ?… L’ouvrage, enfin, participe de cette Ecole de la bienveillance qui reste à inventer : il s’agit bien, dans la rencontre avec la littérature et dans le débat avec les pairs, d’autoriser chacun à dire « je » pour l’amener à se déplacer vers les autres et à se construire avec eux.
Jean-Michel Le Baut
L’ouvrage publié par le CRDP de l’Académie de Grenoble : http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?prod=947319
« Explication de texte littéraire : un exercice à revivifier », par Patrick Laudet : http://media.eduscol.education.fr/file/Francais/09/5/LyceeGT_Ressources_Francais_Explication_Laudet_182095.pdf