Un système fortement inégalitaire, un échec scolaire en augmentation, une pauvreté croissante, si la France se réveille en sursaut de son rêve d’exemplarité c’est en partie grâce aux analyses de l’OCDE. Trois ans après les révélations de PISA sur les inégalités sociales à l’école, le rapport Delahaye aborde la question de la grande pauvreté à l’école. Expert auprès de l’OCDE, Eric Charbonnier partage son analyse des inégalités sociales à l’école en France. Il fait aussi des propositions pour ouvrir l’école.
Éric Charbonnier, expert auprès de l’OCDE, responsable de PISA France, a été audité pour le rapport Grande pauvreté et réussite scolaire. Il préconise des mesures simples pour améliorer les performances dans les établissements difficiles : trouver des alternatives au redoublement, encadrer les choix d’établissement de façon à prévenir la ségrégation et l’aggravation des inégalités, adapter les stratégies de financement aux besoins des élèves et des établissements scolaires, renforcer et soutenir la direction des établissements les plus en difficulté, promouvoir un climat et un environnement scolaires propices à l’apprentissage, attirer, soutenir et retenir des enseignants compétents, mettre en place des stratégies d’apprentissage efficaces, nouer des liens avec les parents. Pour lui, la progression de l’échec scolaire en France, corrélée avec la pauvreté des enfants, est une priorité qu’on ne peut plus ignorer. Mais pour faire réussir les actions de remédiation, il faut aussi lutter contre l’idée reçue que l’aide aux plus faibles se fait au détriment des autres élèves. La société toute entière a beaucoup à gagner au redressement du niveau global de réussite scolaire.
Favoriser la réussite des enfants les plus défavorisés, est-ce une priorité en France ?
Aujourd’hui, on prend conscience qu’il faut faire quelque chose pour l’éducation prioritaire en France. Cet objectif ne met pas en danger la réussite des bons élèves. Mais il est important de remettre au cœur des priorités les questions d’égalité et de la pauvreté. Dans les indicateurs d’égalité, à travers les dernières études internationales, la France apparaît comme la plus inégalitaire des pays de l’OCDE, avec la Nouvelle-Zélande. On ne peut pas continuer de penser qu’il ne faut pas agir…
Le rapport préconise une adaptation de l’ensemble des pratiques pédagogiques, pas seulement pour les élèves en difficulté. La réussite des plus défavorisés passe-t-elle par la réussite de tous ?
Il faut partir de l’idée qu’en agissant dans les écoles où les difficultés sont les plus grandes, on ne va pas faire baisser le niveau des autres établissements. C’est une peur qui est en train de se créer dans l’opinion publique : que tout soit fait en faveur des plus en difficulté, forcément au détriment des autres. Mais l’OCDE a beaucoup d’exemples de politiques éducatives axées sur les milieux défavorisés, qui n’ont pas empêché les autres élèves d’être bons !
Des études de l’OCDE citées en annexe montrent que les enseignants se sentent mal préparés sur le plan pédagogique. Est-ce propre à la France ?
La question de la formation des enseignants se pose, actuellement. Ils ne se sentent pas assez préparés pour la partie pédagogique de leur métier. Gérer des classes hétérogènes demande de pouvoir personnaliser son enseignement ; c’est une véritable lacune, aujourd’hui. Les pays dans lesquels les réformes ont marché l’avaient mise au cœur de leur réforme. Travailler avec des classes hétérogènes, cela demande une pédagogie particulière. Dans certaines écoles, cela fonctionne bien, mais parfois plutôt grâce au hasard que par des méthodes généralisables à l’ensemble des établissements. Or les bonnes pratiques peuvent s’apprendre, plutôt qu’être laissées au hasard. Des équipes soudées, des partenaires locaux prêts à travailler ensemble : cela suppose des enseignants formés, mais aussi une réflexion sur le rôle des chefs d’établissement, de l’inspection, de tous les acteurs.
Il faut proposer de véritables incitations aux enseignants qui vont travailler dans les zones prioritaires. Et il faut aussi créer un environnement scolaire propice aux apprentissages : avec des classes de 30, il est difficile d’avoir une pédagogie différenciée. Différents pays ont mis en place des collaborations avec partenaires locaux, des missions locales, des enseignants qui travaillent ensemble à certaines heures, et cela donne de bons résultats.
Les enseignants expriment des besoins en formation continue axés sur la prise en charge de besoins spécifiques, des TIC, mais aussi le conseil et l’orientation professionnelle des élèves ; leur diagnostic est-il juste ?
L’utilisation des nouvelles technologies ne va pas changer la réussite des élèves ; mais quand les enseignants savent s’en servir, on peut les utiliser pour enseigner différemment et créer une motivation. Cela peut être utile à tous les élèves, pas seulement à ceux qui sont en difficulté. Quant à la formation au conseil de suivi et d’orientation, ce n’est peut-être pas la priorité, en effet…
Le rapport préconise de ne pas marginaliser les élèves en difficulté et de ne pas externaliser le travail scolaire, sous forme de devoirs à la maison. Pourquoi renforcer dans le même temps les attentes sur les activités parascolaires ?
La gestion de la difficulté scolaire doit se faire à l’intérieur de l’établissement, le plus possible, et sans stigmatiser les élèves. Le soutien, la notation , le système de redoublement, ont quelque chose de très punitif pour les élèves en difficulté. L’utilisation du périscolaire peut être intéressante si c’est l’occasion de travailler avec des enseignants et des éducateurs formés. Mais le périscolaire ne peut pas être considéré comme une solution face à l’échec scolaire. La base de la réussite, en termes de relations extérieures, c’est de tisser des liens entre l’école et les parents. Pour cela, il faut impliquer des missions locales, se déplacer dans les cités pour aller à la rencontre des parents, les informer de ce qui se fait à l’école, leur expliquer.
Supprimer le redoublement, n’est-ce pas induire des effets d’échec à long terme pour les élèves en difficulté ?
Il ne s’agit pas de supprimer le redoublement mais de trouver des alternatives : aller vers des solutions plus personnalisées devrait avoir un effet direct pour limiter les redoublements. Dans certains pays, les élèves peuvent repasser en cours d’année les examens du début d’année, pour montrer le progrès qui a pu être fait. Pendant longtemps, la France a été prisonnière de ses programmes scolaires très longs, basés sur une année. Le fait d’aller vers des cycles avec des programmes sur 3 ans permet de travailler plus au rythme des élèves et de limiter l’échec.
La lutte contre les inégalités commence au primaire. Pendant longtemps, on a sous-investi le primaire au profit du lycée, peut-être trop. La priorité doit être donnée au primaire. Pour le collège, il faut réfléchir sur la passerelle entre CM2 et 6e, créer des structures de collaboration entre enseignants pour que le saut dans le collège n’aboutisse pas à un échec pour les élèves.
C’est dans cette direction que la France se dirige ; c’est le bon moment pour mettre en relation ce qui se fait un peu à tous les niveaux. Il faut prendre de la hauteur par rapport à ce qui est annoncé pour regarder plus largement ce qui est à l’œuvre.
L’idée des cycles n’est pas vraiment nouvelle, en France…
Les enseignants doivent pouvoir se l’approprier comme outil. Si on a des cycles de 3 ans et qu’on continue de fonctionner de la même façon, avec des redoublements, sans travail personnalisé, ça n’a pas grand sens. Mais dans l’ensemble de toutes les mesures annoncées, cela prend du sens. Reste à savoir si la nouvelle formation des enseignants qui a été mise en place dans les ESPE fonctionne bien… Il semblerait qu’il y ait encore quelques problèmes.
Comment la formation professionnelle va-t-elle se mettre en place dans les établissements, et surtout : quel est le rôle du chef d’établissement, va-t-on lui donner plus de responsabilités pour créer une synergie à l’intérieur de son établissement ?
L’évaluation des élèves n’est-elle pas rendue envahissante, dès les petites classes, par souci de diagnostic ?
On se dirige vers une évaluation des compétences qui ne va pas forcément dans le sens de la formation des enseignants. Mais ces évaluations peuvent aboutir à une grande autonomie : dans des pays comme la Finlande, les évaluations par compétence sont plus longues, mais permettent d’organiser autrement le travail des enseignants. On cesse d’être axé sur la connaissance, on essaie d’évaluer des compétences et de les corriger au fur et à mesure.
Peut-on établir une relation entre le sentiment de dévalorisation des enseignants et les résultats des élèves ?
Les pays où les enseignants se sentent le plus valorisés, ce sont ceux où les élèves obtiennent de bonnes performances dans les études internationales. Le fait que le système d’éducation soit reconnu comme bon est très valorisant pour les enseignants. Ce n’est pas seulement une question de salaire ou de relation avec les parents. Aujourd’hui, beaucoup d’enseignants ont l’impression d’être dévalorisés parce qu’ils se retrouvent face à des élèves très en difficulté et n’ont pas l’aide dont ils auraient besoin pour être plus opérationnels. Ils ont besoin de se sentir soutenus par leurs chefs d’établissement, par les familles… Ils sont le sentiment d’être abandonnés face à des situations d’échec, ce qu’on voit à travers les études PISA : plus d’indiscipline dans les classes, plus d’échec scolaire…
Le système ne s’est pas amélioré depuis une dizaine d’années, il a plutôt empiré. Les enseignants se sentent seuls, notamment au collège, face à cette situation. La notion d’équipe pédagogique n’est pas très développée en France, le chef d’établissement n’a pas un rôle très important, et puis il y a le salaire, bien sûr, qui est d’un niveau inférieur aux autres pays de l’OCDE, et même inférieur à ce qu’il était il y a une dizaine d’années. Tout cela forme un climat de dévalorisation, alors que les enseignants aiment leur métier.
Mais les enseignants veulent-ils être aidés ou être autonomes ?
D’après TALIS, 4 enseignants sur 10 s’estiment mal préparés au volet pédagogique de leur métier. Ceux-là voudraient bien avoir accès à de la formation continue. Les jeunes enseignants en établissements difficiles aimeraient bien que leur tutorat dure plus longtemps. On peut avoir un sentiment de liberté, comme en Finlande, mais avec le soutien d’une équipe de direction, par des actions de formation professionnelle. Face à une difficulté, il faut avoir du soutien pour la redresser et la corriger. C’est un peu le cas dans le primaire, mais au collège et au lycée, les enseignants sont vraiment isolés.
Alors, plus d’esprit d’équipe et moins de contenu disciplinaire, ce serait la direction à prendre pour réduire les inégalités ?
Pas forcément moins de contenu disciplinaire : c’est plus dans la façon d’enseigner qu’il faut changer. Étaler les programmes sur 2 ou 3 ans permet d’avoir différents discours sur une même notion, des approches variées. Dans l’apprentissage de la lecture, par exemple, on s’est rendu compte que la lecture sur ordinateur peut être un moyen pour attirer l’attention des garçons : ce peut être un moyen pour gérer leurs difficultés de lecture. Pour d’autres, on pourra utiliser des supports plus traditionnels. Les pays qui ont essayé de diminuer le socle des compétences, comme la Suède, reviennent en arrière parce qu’ils s’aperçoivent qu’il faut garder une réelle exigence en matière d’apprentissages.
Faire réussir tout le monde sans en rabattre sur les exigences, ça fait peut-être beaucoup ?
Il est certain que ça ne se fera pas en une journée. Mais on peut réussir à enrayer cet échec scolaire grandissant tout en maintenant une élite assez forte. Il y a aura toujours des élèves en échec, c’est pour cela qu’il faut continuer de réfléchir sur la formation professionnelle, afin de la valoriser et faire qu’elle débouche davantage sur des emplois. On ne supprimera pas entièrement l’échec scolaire. Mais la situation devenait inquiétante pour l’école, de voir cette proportion d’élèves en échec augmenter constamment !
L’école peut-elle vraiment faire quelque chose face à la grande pauvreté ? Est-elle compétente ?
L’école ne peut pas tout régler, c’est une évidence. Mais le système d’éducation a un rôle important à jouer : la préscolarisation à l’âge de 2 ans, par exemple, fait partie des manières d’aider les familles sans les stigmatiser. C’est difficile pour les enseignants : on leur met beaucoup de choses sur le dos qui ne sont pas de leur responsabilité. Aller travailler dans des établissements difficiles, passer du temps à parler avec les parents, ça n’est pas facile et ça ne s’improvise pas.
On pourrait imaginer une qualification particulière pour enseigner dans les établissements difficiles. Le concours est encore très académique, et pour le moment, les étudiants n’ont pas d’intérêt pragmatique à investir dans ces domaines qui ne feront pas l’objet d’une épreuve. Il faudrait que l’évaluation du travail sur le terrain fasse partie de la note globale au concours.
Avez-vous le sentiment que l’école progresse dans le bon sens, actuellement ?
Les réformes actuelles vont dans le bon sens. Mais il faudrait les relier entre elles et essayer d’avoir des retours de terrain. Il faudrait aussi avoir une communication plus forte sur la formation des enseignants, et que les ESPE puissent échanger entre eux sur l’apprentissage et la formation, pour favoriser le partage le plus large des bonnes pratiques.
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet