Dossier spécial
En 1887, William Gardner Hale, professeur de latin à l’Université Cornell, publiait un livre qui fit du bruit sur le moment, mais tomba dans l’oubli par la suite, jusqu’à ce qu’une équipe de courageux latinistes (et anglicistes) le ressucscitent sur le forum news:fr.lettres.langues-anciennes.latin en octobre et novembre 2002. Yves Ouvrard a exhumé le texte, mais ce sont les usagers du forum suivants qui ont réalisé la traduction en commun avec lui :
* Métrodore
* Zéphyrus
* Notus
* Isabelle Cecchini (qui a traduit toute l’Adaptation et les notes)
* Yves Ouvrard
Le texte est disponible ici :
http://www.weblettres.net/languesanc/hale/hale_bilingue.html
Nous avons donc enquêté sur cette ingénieuse trouvaille et posé quelques questions à trois des traducteurs.
– Robin Delisle : Qu’est-ce qui vous a donné envie, à vous qui pratiquez le latin de longue date, de traduire le texte ?
– Yves Ouvrard : Je connaissais depuis quatre ans « L’art de lire le latin », que j’avais lu pendant mes premières recherches sur Internet. Dès les premières lignes, j’y ai retrouvé, exprimées dans toutes leurs conséquences, les réflexions que je menais de mon côté. Comme je suis un médiocre lecteur de l’anglais, j’ai eu l’idée, lorsque toutes les conditions ont été réunies, d’organiser
cette traduction en utilisant, comme moyen de communication, le forum news:fr.lettres.langues-anciennes.latin. L’idée s’est révélée judicieuse : comme les deux forums de langues anciennes jouissent d’un vaste lectorat, de précieux contributeurs sont vite venus se joindre aux premiers.
– Métrodore : Yves Ouvrard, qui nous l’a présenté. La thèse principale m’a paru d’emblée formuler des idées que je n’avais jamais osé me dire explicitement, et répond à mes voeux. Cela dit ma modeste contribution s’est bornée à vérifier quelques passages d’anglais, et à chercher des expressions un peu plus idiomatiques.
– Zephyrus : La méthode Hale m’a paru plus efficace que celles que j’ai vu pratiquer en France et ailleurs à notre époque.
– RD : Pouvez-vous résumer succintement en quoi consiste la méthode Hale ?
– Y.O : C’est un essai de restitution quasi archéologique de ce que pouvait être la lecture pour un cerveau antique. Les résultats sont apparus très différents de la méthode scolaire traditionnelle. Au lieu de chercher le sujet, le verbe, les compléments du verbe, etc., Hale conseille de lire le latin de gauche à droite, en tirant le maximum de ce que chaque mot peut apporter. Arrivé au dernier mot, le lecteur doit avoir parfaitement compris la phrase.
–M : Y. O. l’a fait très bien. il s’agit d’apprendre à penser en latin, selon l’ordre propre à cette langue, et en se maintenant dans une sorte d’indétermination qui peut faire peur, comme une corde raide, mais c’est bien plus palpitant que d’avancer avec les lourdaux instruments traditionnels. C’est comme faire vraiment du vélo, sur deux roues, au lieu de rouler sur quatre roues comme les petits.
– Z. : Prenons un exemple. Je cite Hale. Il dit : « Je prends une phrase simple dans la quatrième Catilinaire, 3, 5 […] « Haec omnia indices detulerunt. » Je cherche mon sujet. […], il se trouve juste sous ma main. C’est « haec », nomin. pl. Ensuite je le traduis, ces; ou, puisqu’il est neutre, ces choses. Ensuite je me mets à chercher le verbe, qui lui aussi est évident, c’est à dire « detulerunt », 3ème personne du pluriel, qui s’accorde avec le sujet « haec ». […], très méthodiquement, je vise le sens le plus simple que je puisse imaginer, c’est à dire apportèrent. Maintenant je suis bien parti: Ces choses apportèrent. Ensuite je cherche ce qui modifie le sujet, et je trouve « omnia ». Je continue ma construction et mon sujet est maintenant « toutes ces choses » – Toutes ces choses apportèrent. Ensuite je cherche ce qui modifie le prédicat, et je trouve « indices », témoins, acc. pl., objet du verbe. Tout marche bien. Toutes ces choses apportèrent les témoins. Je termine, et quand j’arrive en classe et que le professeur m’appelle, je lis : Toutes ces choses apportèrent les témoins, me préparant à en donner une analyse complète, uniquement pour m’entendre dire que j’ai tout faux. Or un jeune Romain de mon âge, et bien moins savant que moi, s’il avait pu se faufiler dans la Curie ce jour-là, aurait compris ce que signifiaient ces quatre mots à l’instant où Cicéron prononçait le dernier d’entre eux, « detulerunt ». Quelle différence entre nous deux ? Chacun, lui comme moi, savait parfaitement le sens de chaque mot, sa déclinaison, la syntaxe requise. Pourtant j’ai raté l’idée, alors que lui l’a saisie. D’où venait sa supériorité ? D’où ? simplement de ceci : Moi, suivant les instructions de mes professeurs, j’ai d’abord trouvé le sujet, et j’ai décidé que c’était « haec ». Le jeune Romain ne savait pas si « haec » était sujet ou objet. Il le connaissait seulement comme étant « haec ». Je savais que ce « detulerunt » était le verbe, et il l’a su de même quand il est arrivé. Je savais que « omnia » s’accordait avec le sujet « haec », alors qu’il conjecturait seulement qu’il était en relation avec « haec », quoi que cela s’avère être. Je savais que « indices » était l’objet, alors qu’il a seulement senti que ce «indices » était sujet ou objet, et qu’il était opposé à « haec omnia » (l’apposition étant hors de question), devenant objet s’il apparaissait qu’il n’était pas sujet, et sujet s’il apparaissait qu’il n’était pas objet. Ensuite il entendit « detulerunt », et à ce mot tout retomba à sa place ».
La « méthode Hale » : baser l’enseignement des langues anciennes sur la démarche mentale des locuteurs de ces langues. C’est tout simple mais nous ne savons pas le faire.
– RD : Sa critique vous semble-t-elle toujours actuelle ?
– Y.O : Elle le semble en tout cas à Oxford. Et j’ai l’impression que les bons lecteurs, de tous temps, ont lu à la manière de Hale. J’ai moi-même de nets souvenirs d’un de mes professeurs de lycée nous montrant que cette lecture était possible, et nous relisant une phrase en passant par les diverses étapes de la découverte du sens par un lecteur latin. La principale critique, à mon avis, est celle de l’opportunité de l’appliquer dès le début. Je ne suis pas sûr que Hale soit efficace chez nous dès la classe de cinquième. La méthode Hale me paraît plus indiquée pour quelqu’un qui travaille intensivement, et souhaite réellement atteindre un très bon niveau de lecture. Le latin en collège est plutôt une initiation. J’essaie cependant de la pratiquer ponctuellement avec des débutants. Le principe en est vite compris, mais il manque l’essentiel : une pratique soutenue et régulière.
– M. : Tu veux dire sa critique de la méthode ordinaire ? Oui, tout à fait. Ce qui rebute la plupart des gens qui apprennent le latin, y compris d’ailleurs ceux qui se prennent au jeu, c’est le décalage entre l’analyse et la compréhension; au bout d’un moment on se résigne à ne jamais pouvoir saisir le sens du premier coup – serait-ce lentement. La méthode de Hale est en effet intéressante en ce qu’elle est « synthétique » ou « intuitive », ce qui ne signifie pas nécessairement rapidité, mais simplicité, adhésion au génie de la langue. Alors que la méthode ordinaire, qui découpe la phrase en morceaux avant de chercher le sens, même si elle peut être rapide, reste en deux temps et étrangère au latin, elle perd donc l’esprit, le rythme propre à la langue. C’est comme si au lieu de jouer soi-même, on se contentait de faire jouer la partition par un ordinateur: c’est sinistre et mécanique. Or, j’ai pu observer sur moi-même que je suis arrivé à un certain moment à presque lire du grec directement (une fois surmontées les difficultés lexicales et morphologiques) mais, bizarrement, pas du latin, parce qu’il exige une gymnastique spécifique.
– Z. : Oui. J’ai utilisé des méthodes inspirées de celles des langues vivantes et parlé latin avec mes élèves, leurs résultats ont été très satisfaisants, mais Hale va plus loin.
– RD : Ne vous semble-t-il pas subversif de remettre en question l’intérêt des catégories grammaticales pour analyser un texte en langue éteangère ? On pourrait notamment rétorquer que les catégories grammaticales ne sont pas seulement taxinomiques mais qu’elles rendent compte de la structure même de la pensée, et plus encore qu’elles constituent une appréhension du sens de nature philosophique (aristoélicienne pour être très précis). Qu’en pensez-vous ?
– Y.O. Je ne pense pas que Hale remette en question les catégories grammaticales. Si on le lit attentivement, on s’aperçoit vite qu’il fait constamment appel à la grammaire traditionnelle des catégories. Les réflexes de lecture sont même fonction de ces catégories : par exemple, si on lit un adjectif, il faut savoir si le nom auquel il s’applique est déjà connu, de manière à examiner le sens du groupe ainsi formé. Si le nom est encore inconnu, il faut rester attentif pour ne pas manquer son apparition. Cette règle s’appuie solidement sur les catégories grammaticales. D’autres règles procèdent par élimination dans le champ sémantique. Par exemple, étant donné le mot « pater », qui signifie « père » ou « sénateur » : si on découvre que nous sommes au Sénat, le sens « sénateur » prend aussitôt la première place dans les possibilités. En revanche, ce qui mettrait en danger la pratique de la taxinomie et des catégories, c’est l’apprentissage de structures globales, que les anglo-saxons appellent « preassembled chunks ». Il s’agit de reconnaître des assemblages de mots portant sens, dont le discours serait constitué en grande partie. Hale est bien loin de tout cela.
– M. : J’ai du mal à comprendre la question, et encore plus la réponse proposée. je ne vois pas en quoi Hale remet en question les catégories grammaticales. Au contraire, il leur redonne toute leur puissance.
– Z. : La méthode Hale ne remet pas en question les catégories grammaticales, seulement l’ordre dans lequel on les perçoit.
–R.D : Si vous deviez mettre en oeuvre à l’échelle nationale cette méthode pour réformer l’enseignement du latin, que préconiseriez-vous ?
– Y.O : Si je devais mettre cette méthode en oeuvre, je pense qu’elle aurait été d’abord soigneusement testée, et c’est la procédure de test qu’il faudrait bien étudier. Il ne faudrait surtout pas renouveler les querelles provoquées jadis par la généralisation rapide des maths modernes et de la méthode globale d’apprentissage de la lecture. J’entrevois qu’on commencerait par les études supérieures, après avoir demandé leur avis aux professeurs d’université. Au bout de longues années, en cas de succès réel, c’est à dire d’amélioration évidente des capacités de lecture des étudiants, on pourrait se risquer à faire des expériences en lycée, mais il faudrait les abandonner si elles devaient ne pas se révéler entièrement positives. Les langues anciennes sont dans une situation trop périlleuse pour qu’on se permette de telles aventures.
– M. : J’irais un peu plus loin que Y. O. ; sans doute il faut commencer par l’apprentissage des catégories grammaticales et pas par une méthode « globale » dont on connaît les effets catastrophiques dans l’apprentissage de l’orthographe, mais je pense qu’on doit pouvoir à tout niveau pratiquer l’ordre latin, en commençant par de petites phrases, et en expliquant à chaque fois la poésie propre à cette façon de faire, par exemple en montrant aux enfants que l’ordre de la phrase française est tout aussi arbitraire. Je me souviens d’ailleurs encore que c’est la première chose qui m’a séduit dans le latin, en quatrième, cette possibilité de jongler avec l’ordre des mots, et j’ai toujours eu plaisir à le faire dans les thèmes: un bon professeur doit insister là-dessus tout de suite. Après tout, on est bien forcé de pratiquer ainsi pour l’allemand, ou l’hébreu, toutes les langues dont l’ordre est différent du nôtre. Sans doute c’est quelque chose de pénible au début, mais c’est bien pourquoi il faut commencer tout de suite, car après cela devient presque impossible; je me suis entraîné tout à l’heure à lire du Cicéron selon la méthode Hale, c’est une quasi souffrance de s’empêcher de réunir les groupes de mots comme on a appris, on a du mal à se passer des béquilles, une fois qu’on s’y est accoutumé. Certains mêmes, on l’a vu, jugent cette méthode absurde, tant ils sont contaminés. Donc le mieux est de n’avoir jamais recours auxdites béquilles et de repenser toute la méthode depuis le début. Cela reste à faire, car Hale ne présente sa méthode que pour des étudiants déjà aguerris. J’ai pourtant l’impression que la principale difficulté dont il parle, qui est de changer de méthode, disparaîtrait si on l’appliquait tout de suite! D’ailleurs, il me semble que c’était le cas dans mon bouquin de 4e. C’est après, quand on se met aux textes, que le palier à franchir étant trop important, on passe à l’analyse. Donc, ce qu’il faut, c’est soigner les paliers.
– Z. : Comme Yves Ouvrard, je pense qu’il faudrait d’abord tester la méthode. L’équipe qui la mettrait au point devrait comporter une ou plusieurs personnes cultivées en linguistique. Il faudrait aussi dans l’équipe des gens qui se sont intéressés à la didactique des langues. Et bien sûr les autres (nombreux) savoir-faire sans lesquels linguistique et didactique seuls ne serviraient à rien.
R.D : eh bien, Yves Ouvrard, Métrodore et Zephyrus, il ne me reste plus qu’à vous remercier d’avoir bien voulu répondre à ces quelques questions.