Par François Jarraud
L’éducation civique est-elle devenue un enjeu politique ? On peut poser cette question au vu de son évolution récente. Xavier Darcos a ressuscité « l’instruction civique » à l’école. Vincent Peillon parle d’instituer un enseignement de « morale laïque ». Quelle conception demain pour cette éducation fondatrice ? En attendant, c’est dans cette rubrique que nous voyons les ressources pédagogiques s’évanouir le plus vite…
Vincent Peillon a définitivement imposé le mot « morale » dans la loi de refondation de l’Ecole. La majorité a éclipsé l’idée d’instruction civique chère à Xavier Darcos. Elle n’a pas défendu l’idée d’une éducation civique. Point d’équilibre entre majorité et opposition, la morale civique et laïque de V Peillon l’emporte même sur les valeurs de la famille défendues par la droite. Mais qui enseignera cette morale ? Et comment faire chanter aux enfants un hymne européen qui n’a pas de paroles ?
« L’enseignement de la morale laïque, tout comme l’instruction et l’éducation civique, participe de la construction d’un mieux-vivre ensemble au sein de notre société. Ces enseignements visent notamment à permettre aux élèves d’acquérir et comprendre l’exigence du respect de la personne, de ses origines et de ses différences, mais aussi l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que les fondements et le sens de la laïcité, qui est l’une des valeurs républicaines fondamentales. Ils contribuent à former des esprits libres et responsables, aptes à se forger un sens critique et à adopter un comportement réfléchi et empreint de tolérance ». Jusqu’au bout le gouvernement aura défendu l’idée de sa morale ainsi quand il fait introduire l’expression « sens moral » à l’article 9 par un amendement inattendu adopté vendredi 15 mars.
La morale laïque et civique marque bien la capacité de V Peillon à manoeuvrer et réunir. Quand sa conception est combattue par la droite c’est au nom des valeurs familiales. « Les choix éducatifs des parents doivent être respectés et mentionnés dans l’article 9 », exige Frédéric Reiss, élu d’un département où l’Ecole continue à enseigner le catéchisme. V. Peillon et Y Durand savent jouer des contradictions de la droite. « Si nous acceptions votre amendement », répond Y Durand, « comment pourrions-nous ensuite empêcher des parents, choqués dans leurs convictions religieuses de demander à un enseignant de ne pas aborder dans sa classe tel enseignement de sciences ». « S’il s’agit de nous prémunir contre le risque de blesser les choix privés, nous comprenons cette volonté : c’est notre conception de la laïcité », affirme V Peillon qui en appelle à la lettre de Jules Ferry. Résultat : Frédéric Reiss retire ses amendements et la morale fait consensus.
Même victoire ministérielle face à sa majorité. Quand Mme Pompili défend l’idée d’un enseignement pluridisciplinaire de la morale, le risque est grand de mobiliser tel ou tel lobby professoral. Qui doit enseigner al morale ? Les professeurs de philosophie ? D’histoire-géo ? De droit ? « Il s’agit de savoir si c’est une discipline à part ou si elle relève d’une action interdisciplinaire… Nous aurons à la fin du mois d emars le rapport que j’ai demandé à R. Schwartz, A Bergougnioux et L Loefel », répond V Peillon. Il les invitera à rencontrer les députés. « Nous sommes tout à fait favorables à une approche pluri-disciplinaire comme vous le verrez sans doute dans ce rapport », poursuit le ministre. Mme Pompili retire elle aussi son amendement, laissant la voie libre au ministre.
Un hymne obligatoire mais sans paroles… Dernière image de la puissance consensuelle de l’éducation civique, la commission des affaires culturelles avait adopté l’apprentissage obligatoire à l’école de l’hymne européen à coté de l’hymne national. Cela posait un léger problème : l’hymne européen n’a pas de paroles ! Le gouvernement a fait adopter un amendement qui maintient l’apprentissage des idéaux européens mais répond à cette critique. « Il convient de ne pas limiter cet apprentissage au seul hymne dont il faut rappeler qu’il est officiellement sans paroles », note avec humour le ministre. « Je tenais à rassurer Mme Pompili (écolo) », précise Y Durand. « On ne retire pas l’hymne européen. On ne le fait pas chanter pour une raison toute simple : il n’a pas de paroles. Il est toutefois reconnu comme l’hymne national ». L’article 31 est modifié pour affirmer : « L’école doit assurer conjointement avec la famille, l’enseignement moral et civique qui comprend l’apprentissage des valeurs et symboles de la République et de l’Union Européenne, notamment de l’hymne national et de son histoire ».
Le rapport remis au ministre
http://cache.media.education.gouv.fr/file/04_Avril/64/5/Rapport_[…]
Enseignement laïque de la morale : comment fait-on ailleurs ?
Québec, Belgique, Suisse romande, comment s’y prend-on ailleurs pour enseigner la morale à l’école ? A l’occasion des Rencontres sur les NPP à l’Unesco, le 27 novembre 2013, une table ronde réunissait autour de Michel Tozzi, principal représentant de la philosophie pour enfants en France, et de Laurence Loeffel, chargée du rapport de la mission ministérielle sur la morale à l’école, des enseignants de pays francophones, venus témoigner de pratiques déjà en usage ailleurs. Où l’on mesure l’influence historique, politique, sociale et culturelle d’un tel enseignement.
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/12/10122013Artic[…]
Droits partagés
Déjà riche de plus de 1000 documents, le site Droits Partagés met à la disposition du public scolaire et éducatif une base de données documentaire retraçant l’évolution des droits de l’homme aux droits de l’enfant de 1789 à nos jours. L’accès direct aux documents numérisés et la diversité des médias et des sources en font toute son originalité et sa richesse. Un moteur de recherche permet une recherche thématique ou par mot-clé. Ainsi une recherche sur l’école restitue les principaux textes de l’histoire de l’enseignement. Le site propose également un album pour présenter les documents. Enfin des fiches pédagogiques sont disponibles pour l’école et le collège et un espace de partage de travaux d’élèves. Une vraie réussite !
Les Itinéraires de citoyenneté
Association fédérant les grands acteurs de l’action civique, partenaire du ministère, le Cidem met en ligne plusieurs centaines d’outils pédagogiques pour participer au « parcours civique » des écoles, collèges et lycées. En 2008, les “Parcours civiques” ont évolué pour devenir “Les itinéraires de citoyenneté”, un ensemble de pistes d’actions pédagogiques et d’outils pour permettre aux acteurs de la communauté éducative – scolaire, périscolaire ou hors école – d’animer les différentes dates de commémoration ou de sensibilisation inscrites dans le calendrier scolaire. Le site est un véritable centre de ressources pour aborder, avec les jeunes générations, les thèmes essentiels à la construction d’une citoyenneté active, consciente et solidaire.
http://itinerairesdecitoyennete.org/
Justimemo, un site pour étudier la justice
Comment fonctionne la justice ? Ce nouveau site créé par le ministère de la justice tente de le faire comprendre. Son principal atout est le recours systématique à la vidéo et au multimédia. On dispose ainsi d’une plateforme censée toucher directement les jeunes. L’enseignant pourra s’appuyer sur cette médiathèque pour imaginer des parcours d’élèves ou pour appuyer son cours. A vrai dire la médiathèque est copieuse et on peut aussi bien traiter les métiers de la justice, son fonctionnement que les démarches et les procédures qui intéressent le justiciable. Mais cette dernière approche, qui intéresse directement le citoyen et l’élève, n’est pas privilégie. Le site décrit la Justice comme une institution visitée de l’extérieur et non comme une pratique.
Justimemo
http://justimemo.justice.gouv.fr/
Voir aussi : Justice des mineurs en 4ème
L’académie de Besançon publie les documents d’un stage de formation dirigé par Mmes Dupanloup et Vérité sur la justice des mineurs en 4ème. Un travail remarquable.
http://missiontice.ac-besancon.fr/hg/spip/spip.php?article1066
Enseigner la Shoah : Un nouveau site
Le Mémorial de la Shoah et le ministère de l’éducation nationale ont ouvert le 27 mars un nouveau site destiné aux enseignants. Il propose des séquences adaptables pour la classe du primaire au lycée. Le site propose des fiches historique thématiques, des documents d’archive et de nombreux documents pédagogiques. Les enseignants ont là un appui formidable pour cet enseignement. Le site propose également des circuits de visite pour aborder la Shoah sous un autre angle.
http://www.enseigner-histoire-shoah.org/
Enfin un jeu sérieux sur l’Europe
A quoi sert l’Europe ? Les élèves doivent souvent l’apprendre de façon très transmissive d’autant que les médias donnent souvent une vision caricaturale de l’action européenne. La région Bretagne a pris l’initiative de proposer un vrai jeu sérieux, avec unvrai scénario sur la prise de décisions en Europe à partir d’un fait concret.
Le jeu met l’élève dans la peau d’un commissaire européen qui doit proposer des mesures en réponse à un cas de pollution marine. C’ets l’occasion de découvrir par la pratique les rouages des institutions européennes. Une excellente initiative !
http://jeunes.bretagne.fr/internet/jcms/preprod_189946/mission-knut
Coupe nationale Initiadroits
La Coupe nationale des élèves citoyens permet à la fois de découvrir le droit et les métiers du droit et de réaliser un travail collectif de recherche. Le concours est ouvert aux élèves des collèges et des lycées publics et privés. Les élèves participent au concours de manière collective : soit par classe entière, soit par groupes d’élèves d’un même niveau scolaire. Le thème retenu « Tous responsables ? » se décline différemment selon les niveaux. Par exemple : en classe de 6ème : responsabilité au collège ; en classe de 2nde : responsabilité sanitaire et médicale ; en terminale : responsabilité et pluralisme. Les classes et groupes d’élèves sont invités à mener une réflexion sur le sous-thème correspondant à leur niveau (des indications complémentaires concernant les sous-thèmes sont proposées dans le règlement du concours). Chaque classe, ou groupe d’élèves, rédige ensuite une composition qui développe les enjeux humains et juridiques du sous-thème, ainsi que les solutions qu’il est possible d’apporter aux problèmes posés
Au B.O.
http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=73616
La finale de la première coupe
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/05/Initiadroit.aspx
Coordonnées par Franck-Thénard Duvivier, Professeur d’Histoire en Première supérieure et Lettres supérieures, CPGE du lycée Claude-Fauriel, ces rencontres ont pour objet de permettre aux élèves de rencontrer les acteurs et les observateurs impliqués dans les problèmes sociaux contemporains, liés à des enjeux de citoyenneté. Venus de filières et de territoires différents, les élèves sont invités à découvrir les perspectives croisées de ces intervenants, avec l’aide de leurs professeurs, pour mieux déchiffrer la complexité des questions étudiées en classe. Parmi les thèmes abordés, on notera Histoire et mémoire (le 22 novembre), Droit international et enjeux migratoires le 6 janvier), les stéréotypes (23 janvier) ou encore mondialisation et développement durable 20 mars). Les 14 Tables rondes se dérouleront dans les lycées des académies de Grenoble et Lyon, jusqu’en mai 2014. Une publication finale permettra de conserver le contenu des débats et permettra aux élèves une première expérience éditoriale.
Programme complet et présentation du projet
http://www2.ac-lyon.fr/etab/lycees/lyc-42/fauriel/spip.php?article570
Présentation de la prochaine Table ronde
http://www2.ac-lyon.fr/etab/lycees/lyc-42/fauriel/spip.php?article661
Envers et contre tout
Ce jeu sérieux sensibilise les jeunes à ce que peut être la vie d’un réfugié. Ils se retrouvent dans la peau d’un réfugié à devoir faire face à des questions de la vie courante : faire du shopping, trouver un toit, aller en classe ou encore fuir son pays. La réalisation est remarquable et prenante. Réalisé par l’UNHCR, une agence ONU pour les réfugiés, ce jeu mérite d’être connu de élèves. Des exercices complémentaires sont proposés pour une exploitation en classe de chaque niveau du jeu.
Envers et contre tout
http://www.enversetcontretout.org/
Le dossier du Café : Enseigner la Shoah
Un dossier très complet qui offre des pistes pédagogiques pour faire passer cet enseignement difficile de l’école au lycée. Le dossier vous donne des exemples de pratiques. Il offre aussi une sélection de ressources.
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/Shoah2010.aspx
Vivre en citoyen
Une séquence en seconde professionnelle sur les engagements individuels : associations, partis et syndicats. La séquence dure environ 8 heures. Elle permet de découvrir la loi. Mais elle entraine aussi les élèves dans la création d’une association virtuelle avec demande de subvention…
http://lettres-histoire.discipline.ac-lille.fr/BacPro/hist[…]
Le grenier de Sarah
Comment sensibiliser les enfants à l’histoire de la Shoah ? Peut-être en leur racontant, avec les mots de leur âge, l’histoire d’enfants de leur âge, cachés, pourchassés, aidés aussi parfois. C’est ce que propose « Le grenier de Sarah ». Conçu pour être utilisé facilement par les enfants, le site évoque le destin authentique de cinq enfants juifs en mêlant témoignage sonore, documents d’époque et de belles animations. Ainsi découvre-t-on l’histoire de Francine déportée, d’Irène cachée, d’Albert le jeune maquisard, de Rachel cachée et d’Anne Frank. L’univers visuel est celui des ouvrages pour enfants mais ponctué de documents authentiques et accompagné d’un récit sonore. Ainsi l’enfant s’identifie à l’enfant pourchassé et partage ses sentiments tout en gardant son intelligence éveillée par les documents. Les histoires font découvrir la réalité de la Shoah et apportent les explications dont l’enfant a besoin. Un « épilogue » clôt l’histoire. Les autres parties du site donnent de façon très ludique des clés de compréhension de la culture yiddish terriblement laminée par la Shoah. Un espace documentaire est ouvert aux enseignants où ils peuvent télécharger les récits. Ce site développé par le Mémorial de la Shoah, avec le soutien du ministère, est absolument remarquable.
http://www.grenierdesarah.org/
Ado justice
Le site Ado Justice délivre des informations accessibles aux jeunes élèves. Une aide puissante pour l’éducation civique au collège et au lycée.
http://www.ado.justice.gouv.fr/php/index.php
Une application mobile antiraciste
En finir avec le racisme d’un simple coup de fil ? La LICRA (ligue contre le racisme et l’antisémitisme) a lancé le 11 juin une nouvelle application mobile pour Android et Iphone. Elle facilite l’accès au service d’aide aux victimes et aide les témoins d’agression ou de discrimination raciste. L’application guide les témoins pas à pas. Enfin l’app’LICRA propose un service de géo localisation des tags racistes pour les faire disparaitre plus vite de notre environnement.
L’application
Comment faire connaître les droits des lycéens ?
On sait qu’à la rentrée tous les lycées devront organiser une séquence de deux heures pour présenter à tous les lycéens les droits dont ils disposent. Une enseignante de mats, Mme Arnon-Peinaud propose une séquence sur les instances de la vie lycéenne. Les élèves étudient ces instances et réalisent un sondage pour observer l’état des connaissances.
La séquence
http://ww2.ac-poitiers.fr/lettreshg/spip.php?article275
L’identité nationale et l’Ecole
« Aujourd’hui, l’écolier français d’une famille héritière de l’immigration postcoloniale est souvent perçu comme le signe de l’étranger autour duquel s’organise tout un ensemble de discours faisant de sa présence l’objet de l’interrogation sur de l’identité nationale ». Alors que le gouvernement lance un débat national sur l’identité française, Benoît Falaize nous aide à réfléchir sur l »Ecole et son rôle dans la construction de l’identité nationale.
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2010/rentree2[…]
L’éducation à la citoyenneté écartelée par les défis des sociétés modernes
« La formation du citoyen est de plus en plus intégrée dans les missions de l’Ecole. Mais de quelle citoyenneté s’agit-il ? Quelle pertinence garde le concept de citoyenneté dans des sociétés modernes généralement analysées en termes de changement et de mondialisation, dans un contexte de remise en cause du modèle historique de l’Etat-nation et des formes de citoyenneté qui lui étaient associées ? » En ouvrant ce numéro 44 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, Maroussia Raveaud pose une des contradictions qui posent problème à cet enseignement particulier qu’est l’éducation civique.
Ces contradictions sont magnifiquement mises en scène par les analyses qui composent le dossier, qui alternent points de vue nationaux et points de vue d’acteurs. En effet que pensent les élèves de l’éducation civique ? Stephen Gorard montre que les lèves ressentent un fort sentiment d’injustice à l’école ce qui l’amène à poser une question. « Comment un programme d’apprentissage de la citoyenneté comprenant les notions de justice et de démocratie pourrait-il efficacement être mis en place si les élèves eux-mêmes ne sont pas majoritairement convaincus que leurs professeurs sont généralement capables d’adopter untel comportement ? ». A l’autre bout, Géraldine Bozec et Sophie Duchesne mettent en évidence les contradictions des attitudes des enseignants. Ils mettent peu en avant la France plurielle et le multiculturalisme mais en même temps évoquent peu l’identité nationale.
Plusieurs exemples nationaux montrent comment l’éducation civique vient échouer sur les exigences sociales. Ainsi en Espagne l’instauration d’une éducation civique obligatoire d e10 à 16 ans se heurte à l’Eglise. « Paradoxalement », écrivent R. Jimenez Vicioso et J.C. Gonzalez. Faraco, « bien des raisons qui justifient une bonne éducation à la citoyenneté sont vécues dans les écoles comme des obstacles à son développement ». Certains drames survenus en classe ont augmenté les exigences en terme d’éducation civique. Mais les réponses apportées sont avant tout policières et en contradiction avec les valeurs défendues.
Ce numéro, qui comprend d’autres analyses nationales, ne révèle pas que des contradictions. Il souligne aussi les liens entre les attentes politiques et sociales et cet enseignement particulier. Des attentes qui peuvent heurter les valeurs de l’Ecole. Ce numéro est donc vivement recommandé non seulement à tous ceux qui enseignent l’éducation civique mais aussi à tous les acteurs de l’Ecole.
http://www.ciep.fr/ries/ries44.php
L’Ecole peut-elle fabriquer de bons citoyens ?
C’est devenu un lieu commun que d’affirmer l’existence d’un lien entre l’éducation et la construction démocratique. Cette opinion n’est d’ailleurs pas pour rien dans les motivations des enseignants et leur foi en leur métier. Ainsi Lipset a montré que les individus éduqués acceptent mieux les valeurs démocratiques. D’autres auteurs (Nie, Corbett, Przeworski) ont pu montrer que les individus ayant un haut niveau éducatif votent plus largement pour les partis démocratiques. L’éducation serait donc un élément déterminant de la construction démocratique et de la stabilité politique. On a pu ainsi mettre en relation le niveau d’instruction et les choix politiques aux élections de 2002. On avait ainsi trois fois moins de chances de voter Le Pen avec un diplôme du supérieur qu’avec un simple bac…
Mais est-ce bien l’Ecole qui explique ce décalage ? Thomas Siedler, professeur à l’université d’Essex, a étudié le rapport entre la prolongation de la scolarité et la construction démocratique en Allemagne. De 1949 à 1969, la scolarité obligatoire a été prolongée. Et parallèlement la vie démocratique s’est développée dans le pays. Il a pu mettre en évidence le rapport entre le développement de l’Ecole et celui des pratiques démocratiques. Ainsi prolonger l’école d’un an est corrélé avec 4% de plus de chances de s’intéresser à la politique ou 3% de participer à une manifestation politique ou encore cela augmente de 5% la possibilité de signer une pétition. Pour autant il estime n’avoir aucune preuve que ces corrélations sont réellement en lien avec le développement de l’Ecole. D’autres facteurs lui semblent avoir joués : les expériences vécues sous Hitler et l’importance des liens intergénérationnels par exemple.
Que tirer de ces contradictions ? Calculer la rentabilité même démocratique de l’éducation est chose difficile. La rentabilité diminue sans doute avec l’augmentation du taux de scolarisation : il est peut-être plus difficile de transmettre les valeurs démocratiques aux milieux les plus défavorisés. Mais ces résultats sont à la hauteur de la construction démocratique : un perpétuel défi à relever. Il nous incombe donc de construire la démocratie dans et à l’école.
Il y a des rencontres qu’il faut faire. En voici une, faite le 9 mai 2012 dans les locaux du Conseil régional d’Ile-de-France. De vrais moments d’humanité offerts par l’association « Paroles d’hommes et de femmes » dirigée par Frédéric Praud. Elle met en contact des immigrés qui viennent dans les établissements scolaires raconter leur vie et la partager avec les jeunes. C’est l’occasion de travaux scolaires. Mais ces immigrés sont aussi des adultes, souvent âgés, qui rencontrent des jeunes et, dans ce contact plus profond qu’il n’en a l’air, la dimension intergénérationnelle est très forte. Personne ne peut y être insensible.
Parlons des témoins
C’est toute la diversité du monde qui cohabite harmonieusement. Il y a « La petite souris », une dame vietnamienne d’un certain âge. « Je me présente : « La petite souris », enfant maltraitée et exploitée, femme bafouée, chef d’entreprise escroquée. Ma jeunesse volée je la retrouve avec vous », dit-elle. Il y aussi une dame un peu plus âgée, polonaise. « Je vous souhaite de vivre toujours dans un pays libre. Je vous souhaite de vous battre pour les autres ». Et puis cette dame espagnole qui raconte comment les femmes immigrées doivent se battre encore davantage que les hommes. Il y a aussi ce Togolais, ménage le matin, musique le soir, qui incite les jeunes à la persévérance. Que de belles personnes, que la vie n’ a pas ménagé mais qui ont su la diriger.
Vous l’avez compris. Ce que ces témoins apportent dans votre classe ce sont des vies d’immigrées. De vraies vies humaines avec leur profondeur, leurs drames, leurs appels, leurs espoirs et toute leur capacité à toucher les élèves. Et aussi toute leur force pour surmonter les obstacles et construire une vie digne. « C’est important de voir des personnes qui ont réussi et qui puissent le transmettre aux autres ».
Parlons des professeurs
Parmi la vingtaine d’enseignants présents, Brigitte Buisson enseigne le français langue étrangère dans une classe d’intégration. « Ce qu’apporte ce projet, c’est énorme », nous confie-t-elle. Nos jeunes ont perdu leur ainés, restés au pays, leur famille. Discuter avec les témoins, les rassure. Ca leur donne des modèles d’intégration. Enfin c’est un élément moteur pour un travail avec d’autres collègues sur les pays, l’histoire. En français on travaille l’oral avec les témoins mais aussi l’écrit parce qu’on leur envoie une lettre. Dans une semaine, le lycée accueille une exposition de l’association Paroles d’hommes et de femmes. Les jeunes devront accueillir et guider les visiteurs ».
Au lycée d’Hirson (Aisne), Lionnel Wimmer juge aussi que ces rencontres apportent beaucoup. « Les élèves ont réalisé une exposition. Ils ont rédigé des poèmes. En histoire – géographie on utilise aussi ces contacts pour le chapitre de géographie sur la ville, en comparant les migrations urbaines en Afrique et en Europe, et en histoire pour le chapitre sur l’histoire de l’Europe et du monde ». Mais le grand apport est humain et citoyen. « Ces rencontres font évoluer le regard jeté sur les immigrés à un moment et dans une région où l’extrême droite progresse. En ce sens, il y a une véritable plus value éducative pour former des citoyens tolérants, capables de vivre avec les autres ».
Et il y a Frédéric Praud…
Ecrivain public, ancien éducateur, il a monté ce projet en 2004 à la demande de jeunes. « Ces enfants de l’Aide sociale à l’enfance, n’ont pas de parents. Alors ils m’ont demandé de rencontrer des adultes. Tout est pari de là ». Dans le grand amphithéatre du Conseil régional francilien, Frédéric Praud accueille avec tendresse témoins et enseignants. Il sait entretenir une atmosphère de bienveillance et de sérénité qui n’est pas pour rien dans le succès de l’association. « 100 témoins, 100 écoles, ça sert à découvrir la richesse de la diversité », avoue-t-il.
L’association dispose de 120 témoins rompus aux interventions en classe. Elle visite une centaine d’établissements par an dans 6 régions, dont l’Ile-de-France. Le ministère de l’éducation nationale applaudit l’initiative et autorise l’association à entrer dans les établissements. Mais ne veut rien payer. Aujourd’hui c’est la Direction de l’accueil, de l’intégration et de la citoyenneté du ministère de l’immigration et les subventions régionales qui font vivre Parole d’hommes et de femmes.
Pourtant, aussi vrai que le métier d’enseigner consiste aussi à élever des petits d’hommes, je vous l’assure, ce que fait cette association c’est vraiment de l’éducation. N’hésitez pas à entrer en contact avec elle.
Le site de l’association
http://www.parolesdhommesetdefemmes.fr/
Si l’art d’enseigner n’est pas une technique, quelles valeurs peuvent fonder ses propres obligations ? Que signifient l’efficacité ou la réussite, voire l’obligation de moyens, sans critères déterminés ? Occupée à lutter contre l’idée d’un métier qui ne s’apprend pas, dans un effort de professionnalisation porté par les IUFM, la formation enseignante a peut-être négligé une valeur régulatrice essentielle, la morale. C’est en tout cas l’idée que soutient Erick Prairat, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Nancy 2. Dans « La morale du professeur », il établit les éléments d’une éthique professorale et d’une déontologie enseignante, dont il tire les jalons d’une possible formation pour les étudiants en professorat. Une réhabilitation de la morale sans le moralisme, de la sollicitude sans le paternalisme.
L’art d’enseigner : ni vocation, ni technicisme
Une technique se caractérise par un ensemble exhaustif de règles dont l’application garantit à coup sûr l’obtention du résultat souhaité. Un art s’en distingue en ce que le corpus de ses règles n’y suffira jamais ; les circonstances s’en mêlent. L’enseignement, en ce sens, appartient au domaine de l’art. Mais l’art admet aussi, en général, des critères de réussite au regard de ses propres exigences. Comment viendra-t-on jamais à bout des exigences idéales de l’enseignement ? On aura beau dire que l’obligation ne porte que sur les moyens, refuser l’échec n’en demeure pas moins une injonction permanente et insoluble de l’exercice du métier. S’il est possible d’établir une limite raisonnée aux attentes de l’enseignement, c’est plutôt par la formulation des exigences déontologiques qui peuvent définir le métier de l’intérieur que par une quête de perfection idéale introuvable.
L’espace scolaire et ses hétéronomies
Erick Prairat rappelle d’abord ce qu’est l’art d’enseigner : transmettre une vérité qui dépasse la personne de l’enseignant, par une présence vivante et active, dans le cadre d’une institution qui exclut les critères sans valeurs, et assure le pouvoir et l’autorité du maître par la garantie de son expertise. Le lieu en est collectif, mais ce n’est ni l’espace domestique, ni l’espace public. Il assure aux élèves un moment de transition entre les deux. Chaque époque cherche à lui imposer le modèle d’un espace de référence qui lui est étranger (« hétérotopie ») : le couvent, puis la caserne, l’agora enfin – et peut-être bientôt l’espace économique. Les philosophes, de leur côté, s’efforcent d’en fournir la « conception normative » qui rappelle ses finalités idéales. Prise entre son aspiration légitime à l’autonomie et l’impossibilité de se couper du monde, l’école entretient avec la société une sorte de « porosité métabolique », dit E. Prairat, dont la règle demeure l’impératif d’éducation.
Un déontologisme tempéré ?
Pourquoi envisager une place pour la morale, dans cet art difficile et ce lieu intermédiaire ? À quel titre et à quelle fin ? D’abord parce que l’école est un lieu du vivre-ensemble, où doit s’élaborer une prise en compte et une considération d’autrui, qui ne relèvent pas de l’hédonisme (recherche du bien-être) ni du moralisme (conformité aux normes dominantes). Formatrice, la morale du professeur qui régule son action de transmission doit être en quelque manière exemplaire ; mais d’une exemplarité qui n’interfère pas dans les libertés privées. La morale professionnelle contribue à former en l’élève une « morale civique ». L’auteur interroge les grands modèles classiques : le déontologisme (morale du devoir), le conséquentialisme (qui accorde plus de valeur aux conséquences qu’aux motifs de l’action) et le vertuisme (qui valorise les qualités morales de l’agent). Aucun modèle n’est sans défaut : la morale du devoir est aveugle au contexte, celle des conséquences admet le sacrifice de certains au bien de tous, celle de la vertu parie sur des dispositions inébranlables peu réalistes. Reste la voie d’un « déontologisme tempéré », pour lequel la force impérative du devoir n’est jamais absolue au regard des circonstances, et qui repose sur l’exercice de vertus professionnelles à développer par la formation (tact, justice et sollicitude).
Des principes déontologiques fondamentaux
Du point de vue de la déontologie, comment établir le cadre d’exigences normatives qui ne soient pas techniques ou réglementaires, mais relèvent aussi bien des valeurs du bien et du juste, que de la prudence et de l’habileté spécifiques à la profession ? Comme toute déontologie, celle des professeurs doit émaner de la reconnaissance de valeurs partagées par les professionnels eux-mêmes : le respect d’invariants pédagogiques, tout d’abord ; le respect du pluralisme et des valeurs civiques, ensuite, à titre de remèdes contre le dogmatisme et les ingérences d’intérêts privés. Pour Erick Prairat, la déontologie enseignante repose sur quatre principes : l’éducabilité, qui ne laisse personne hors de l’école, l’autorité, qui permet la distance nécessaire à l’enseignement, le respect qui oblige à considérer la valeur de chacun, et la responsabilité, qui obligé à assumer décisions et actions. Leur formulation doit obéir à trois règles : la sobriété normative, pour en éviter l’inflation intenable, le souci de stabilité, pour des normes raisonnables et acceptables, et l’exigence de neutralité, afin d’éviter tout préjugé discriminatoire. L’auteur revisite et commente une précédente proposition de charte déontologique (2009) qui étaie son propos d’une illustration précise.
Un programme de formation pour les ESPE ?
Plus qu’une simple ébauche théorique, Erick Prairat établit les éléments d’une formation éthique et déontologique : il conçoit cette formation sous la triple forme d’une travail d’analyse notionnelle, de dilemmes pour la réflexion et d’exemples de chartes empruntées à différents pays. Les « notions » proposent d’explorer les acceptions et formes du devoir afin d’en clarifier les présupposés et les implications. Les « exercices de pensée » permettent d’interroger divers cas concrets sur des problèmes singuliers d’où l’induction de la règle pratique générale pose problème. Les différents exemples fournissent un aperçu de la manière dont d’autres communautés enseignantes (Suisse, Belge, Française et Canadienne) ont tenté de résoudre les difficultés de formulation ou d’arbitrages de telles chartes.
Dans la perspective d’un enseignement laïque de la morale à l’école, la réflexion d’Erick Prairat présente l’atout indiscutable de rendre clair et accessible la plupart des notions relatives aux débats sur les questions d’éthique et de morale, départageant ce qui relève de la fonction du professeur et de sa professionnalité, de ce qu’il lui revient de transmettre aux élèves, réaffirmant des exigences substantielles à l’égard de l’institution comme garante d’un enseignement convenable à tous. Loin d’un repli frileux sur des modèles passéistes, l’auteur propose une forme de révolution interne du monde enseignant, par laquelle il affirmerait et s’approprierait les valeurs communes qui peuvent constituer son identité.
Erick Prairat, La morale du professeur – PUF, 288 pages – Parution : 09/10/2013
Entretien avec E. Preirat : Tact, justice, sollicitude, les trois vertus du prof
Proposer une « morale du professeur » à l’heure où les professeurs sont appelés à un enseignement de la morale laïque, n’est-ce pas paradoxal ?
C’est une question qui a été mise de côté depuis longtemps. Dans les années 90, les IUFM ont connu une ère technicienne – à laquelle j’ai d’ailleurs moi-même participé en tant que formateur – qui a relégué les questions d’ordre éthique derrière les questions de professionnalisation méthodique. La professionnalisation est indispensable : ce serait une hérésie de croire qu’il suffit d’être bon en histoire ou en maths pour devenir un bon professeur. Mais cela ne dispense pas de se poser la question de l’éthique du professeur, du cadre déontologique dans lequel elle s’inscrit, et de la manière de penser la formation éthique et déontologique des enseignants. Il ne suffit pas, pour bien enseigner, d’être une « bonne personne ».
Vous distinguez le déontologisme et la déontologie de l’enseignant. Qu’implique cette distinction ?
Elle est très importante : le déontologisme désigne la morale du devoir, sur le modèle kantien. Elle s’oppose par exemple à la morale conséquentialiste, qui s’attache à la valeur des conséquences plus qu’aux motifs de l’action. La déontologie, elle, désigne un ensemble de règles et de prescriptions liées à l’exercice d’une profession, qui ne sont pas forcément d’ordre moral ; elles peuvent être plus larges, d’ordre prudentiel par exemple. Le déontologisme est une éthique, la déontologie relève de l’obligation professionnelle au-delà des règles statutaires.
La morale du professeur repose selon vous sur des « vertus » essentielles : peuvent-elles s’acquérir par la formation ?
Je définis la vertu, avec Rawls, comme un « désir d’agir » et pas, avec Aristote, comme une disposition acquise définitive, sens qui me semble trop lourd. Les psychologues moraux estiment introuvable cette idée d’une disposition stable, qui ferait qu’on serait éternellement courageux, par exemple, quelles que soient les circonstances. Parmi les vertus professionnelles, je cite le tact, la justice et la sollicitude – trois vertus qui peuvent hériter avec souplesse et intelligence de la morale du devoir, mais qui ne peuvent pas être apprises méthodiquement. Le tact, surtout, que je distingue de la civilité : celle-ci suit des usages, des règles, des recommandations, alors que le tact intervient quand il n’y a plus de conventions à suivre. C’est une capacité à trouver le mot juste.
Quand j’emmenais des étudiants de l’IUFM visiter des IMF, ils étaient toujours frappés par l’aspect spectaculaire de la magistralité professorale, mais ils ne voyaient pas ces petites choses où se jouent précisément l’expertise professionnelle. Comment y rendre sensible ? Sans doute par le modèle, en montrant ce qui se passe quand c’est bien fait – mais c’est là que ça se voit le moins. Le tact reste un impensé de la relation éducative, alors qu’il est très présent dans les déontologies médicales et paramédicales. C’est déjà une vertu morale par l’attention à l’autre, et il est aussi indispensable à une justice et une sollicitude qui ne soient pas impersonnelles.
Comment se fait-il qu’il n’existe pas une déontologie professorale en France ?
La déontologie fixe les points de repère d’une identité professionnelle. Elle émane de la profession elle-même, généralement à travers ses instances syndicales. C’est ainsi qu’est apparu le code de déontologie du journalisme en 1918, celui des médecins à la fin du 19e s. C’est se donner des règles pour éviter d’en recevoir de l’extérieur. En France, les syndicats enseignants ont une réaction très jacobine : ils préfèrent une régulation plus lointaine, imposée par l’État, mais que l’on peut critiquer, à une régulation interne du corps par les pairs. Il faut dire qu’il y a eu un précédent, dans le Primaire, qui a laissé de mauvais souvenirs : le Code Soleil de 1923, ressenti comme un contrôle de la morale et du républicanisme des enseignants.
Je propose trois principes pour une déontologie enseignante, déduits de dizaines et de dizaines de déontologies professionnelles que j’ai étudiées : le principe de sobriété normative (peu de normes, simples et maniables), le principe de stabilité (des normes raisonnables et acceptables par tous) et le principe de neutralité (abstention sur les mobiles de l’engagement professionnel et sur la figure du maître idéal).
La question de la morale est peut-être secondaire, face aux difficultés concrètes que rencontrent les enseignants dans leurs classes ?
Les sociologues ont fait l’inventaire des difficultés de l’exercice du métier, évoquant la discipline, le bavardage, la souffrance professorale, la difficulté à mobiliser les élèves sur des tâches intellectuelles… Au-delà de ces constats, on peut relier ces difficultés à deux scénarii, que j’ai appelé l’estompement de l’altérité et l’affaissement du désir. Le premier est dû au fait que la reconnaissance légitime de l’égale dignité du maître et de l’élève, a progressivement effacé la dissymétrie symbolique nécessaire entre eux. Dans l’enclos de la classe, où règne une redoutable proximité physique, la distance symbolique n’est pas de nature sociale, elle ne relève pas du mépris ou de l’arrogance du professeur, mais elle permet l’exercice d’une autorité légitime. Les pédagogues de l’Ancien Régime revendiquaient deux grands interdits : celui de l’amour et celui de la violence, qui sont deux sortes de corps-à-corps abolissant toute forme de distance. L’exigence de distance est consubstantielle à l’acte d’enseigner. L’autre scénario, celui de l’affaiblissement du désir, tient à la perte d’attractivité du savoir. C’est un paradoxe, dans une société de la connaissance : le savoir ne semble plus aussi excitant. Le rôle du professeur ne fait pas rêver. Peut-être en raison d’une forme de saturation par le factuel livré tous azimuts ? Cela pourrait faire l’objet d’une étude anthropologique.
Vous relevez trois défis pour l’école moderne : justice, efficacité, hospitalité. Qu’entendez-vous par ce dernier ?
Ce sont des défis qui ne sont pas conjoncturels. L’école aura toujours à se soucier de la justice, elle sera toujours préoccupée de l’efficacité de son action. L’hospitalité me semble plus importante encore, parce que moins évidente. Ce n’est pas la question du climat scolaire et d’un cadre de travail apaisé ; c’est l’idée que chacun puisse avoir sa place à l’école sans s’y sentir étranger. On constate que même les bons élèves vont à reculons à l’école ! Elle doit être hospitalière, parce que la culture est hospitalière en tant qu’elle est ouverte à tous et pas réservée à une élite.
L’école ne s’est-elle pas ouverte et démocratisée dans ses modes de fonctionnement ?
On pense l’espace scolaire en fonction d’une référence externe, une « hétérotopie » : un lieu qui n’est ni celui dont on parle, ni le nul part de l’utopie, c’est un lieu bien réel qu’on prend comme modèle pour un espace qu’il n’est pas. La dernière hétérotopie en date, celle des pédagogies nouvelles, est l’espace politique. Elle s’efforce de mimer la démocratie dans l’espace scolaire, mais elle n’en retient que la dimension extérieure. La démocratie suppose à la fois des comportements individuels (critiques et informés), un mode de vie social et un mode de décision politique. En ne gardant que le dernier, pour une collectivité qui n’est pas structurée pour cela, qui n’a pas fait le travail préalable nécessaire, on produit un décalage. En un sens, toutes les hétéropies sont mauvaises puisqu’elles oublient la spécificité de l’espace scolaire, comme lieu de transmission formelle et méthodique, établie par des programmes. C’est un espace difficile à penser, distinct de l’espace domestique comme de l’espace public.
Vous proposez, pour l’éthique professorale, la voie d’un « paternalisme faible ». N’est-ce pas une concession au modèle domestique ?
Il faut se garder de confondre le « paternalisme » et le parentalisme scolaires : le second désigne l’implication des parents dans le parcours scolaire de leurs enfants, leur intérêt, leur investissement. Le paternalisme professoral est à entendre comme une interférence dans la liberté de l’élève, qui peut se faire soit au nom de son bien ou de ses intérêts, et peut entrer en conflit avec le parentalisme, soit au nom d’un intérêt sociétal ou anthropologique qui dépasse les intérêts particuliers de l’élève – et ce n’est déjà plus un paternalisme. La confusion entre les domaines conduit à mélanger ce qui est exigible à titre universel et ce que chacun peut estimer préférable au regard de ses propres valeurs, pour les membres de son groupe (famille, communauté). Aux États-Unis, ce phénomène est déjà habituel ; on le voit arriver en France, avec la contestation d’éléments du programme scolaire, sur la question du genre par exemple. Or la détermination des programmes scolaires ne relève pas du paternalisme ou du parentalisme scolaires, mais des conditions nécessaires au fonctionnement de l’école de la République. La voie du paternalisme scolaire faible relèverait davantage d’un accompagnement de l’élève comme apprenant, une tutelle en vue de son autonomie encore non acquise.
Pensez-vous que l’enseignement de la morale et la déontologie professorales trouveront leur place dans les ESPE ?
Je propose trois pôles pour entrer dans la formation morale : l’analyse de notions qu’il importe de maîtriser pour saisir le sens d’un certain nombre de problèmes, des dilemmes et expériences de pensée, qui sont des exercices de réflexion sur des cas concrets, et un certain nombre d’exemples de déontologies déjà existantes. Les dilemmes sont empruntés à Denis Jeffrey, professeur d’éthique à l’Université Laval (Canada). Ils permettent de dégager une certaine uniformité dans les cas singuliers, d’où se dégage la possibilité d’une règle. L’idée est de montrer que la décision morale doit pouvoir être argumentée publiquement, elle peut se justifier.
Mais je ne sais pas si ce travail peut trouver une réalisation dans les ESPE. Je crois que je m’intéresse à tout ce qui n’intéresse pas mes collègues : la discipline, la sanction, la morale… Ce sont des vides dans la pensée des questions d’éducation. Peut-être pourront-ils trouver un jour leur place dans les écoles de formation d’enseignants.
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet